OÙ EN EST LA THÉOLOGIE?

Depuis la chute du communisme, le relativisme domine la pensée occidentale et la théologie elle même n'est pas épargnée. Ses emprunts aux religions de l'Inde, au New Age, à l'exégèse historico-critique, tendent invariablement à dissoudre la figure concrète et historique du Dieu incarné dans un grand tout cosmique ou dans les brumes d'une histoire où la rédemption n'a point de place. Mais la foi chrétienne authentique demeure, parce qu'elle seule répond pleinement à la question de notre existence.

Les deux premières pages, 69 et 70, sont jointes.

Conférence présentée durant la réunion de la Congrégation de la Doctrine de la Foi en présence des présidents des commissions doctrinales de la conférence épiscopale d'Amérique Latine (Guadalajara, Mexique, Mai 1996).

DANS les années 80, la théologie de la libération apparut, sous ses formes les plus radicales, comme le défi le plus pressant lancé à la foi de l'Église, défi qui réclamait une réponse et une clarification. Car elle offrait une réponse nouvelle, plausible et en même temps pratique à la question fondamentale du christianisme : la question de la Rédemption. Le mot « libération » devait exprimer d'une manière différente, plus compréhensible, ce que le langage traditionnel de l'Église appelait Rédemption. En fait, en arrière-plan, c'était toujours la même question : nous faisons l'expérience d'un monde qui ne correspond pas à un Dieu de bonté. La misère, l'oppression, le règne d'injustices de toutes sortes, la souffrance du juste et de l'innocent sont les signes du temps de tous les temps. Et chacun souffre : nul ne peut dire de ce monde et de sa propre vie : « arrête toi, tu es si beau ». La théologie de la libération, à partir de notre expérience, intervenait en disant : cette situation, qui ne doit plus durer, ne peut être surmontée que par une transformation radicale des structures de notre monde, qui sont des structures de péché et de mal. Si donc le péché exerce son pouvoir sur les structures, (p.69)et que par elles la montée de la misère est programmée d'avance, alors on ne saurait le renverser par la conversion individuelle, mais seulement par le combat contre les structures d'injustice. Mais ce combat, est il dit, doit être un combat politique, car c'est grâce à la politique que les structures peuvent être consolidées et préservées. Ainsi, la Rédemption devient un processus politique, dont la philosophie marxiste montre le chemin. Elle devient une tâche, mieux encore, un devoir pour les hommes de se prendre en main eux mêmes, et par là elle se transforme en une espérance tout à fait pratique : la foi passe de la « théorie » à la praxis, et devient action concrète, rédemptrice, dans le processus de libération.

 

La chute des systèmes politiques européens inspirés par le marxisme fut une sorte de crépuscule des dieux pour cette théologie d'une praxis politique rédemptrice : c'était précisément là où l'idéologie marxiste de la libération avait été appliquée dans toutes ses conséquences, que s'était développée cette radicale privation de liberté dont les horreurs sont devenues visibles au grand jour dans toute leur crudité. Là où la politique se veut être rédemption, elle promet trop. Là où elle veut faire le travail de Dieu, elle ne devient pas divine, mais démoniaque. Les événements politiques de 1989 ont aussi modifié le scénario théologique. Jusqu'alors, le marxisme avait été la dernière tentative d'élaboration d'une action dans l'histoire se voulant de portée universelle. Il croyait savoir comment s'élabore l'histoire du monde et par là pensait pouvoir montrer comment cette histoire pouvait être mise définitivement sur la bonne route. Le fait qu'il se soit fondé sur des méthodes apparemment strictement scientifiques, remplaçant la foi par la connaissance et la connaissance par l'action, lui conférait son extraordinaire fascination. Toutes les promesses non tenues des religions semblaient enfin remplies grâce à cette praxis politique scientifiquement fondée. La chute de cette espérance devait entraîner une immense désillusion qui est loin d'être acceptée. On peut donc penser que de nouvelles formes d'images du monde inspirées par le marxisme se présenteront encore à nous. Pour le moment, nous ne pouvons que rester dans l'expectative : l'échec du seul système (p.70) peut que justifier le nihilisme ou du moins un relativisme total.

Le relativisme, philosophie dominante

C'est ainsi que le relativisme est devenu maintenant de fait un problème central pour la foi. Il ne se manifeste pas seulement comme une sorte de résignation devant l'immensité de la vérité, mais il se définit également de manière positive par les concepts de tolérance, de liberté et de reconnaissance par le dialogue, concepts qui resteraient limités si l'on supposait une vérité valables pour tous. Le relativisme apparaît en même temps comme le fondement philosophique de la démocratie, reposant sur le fait qu'il n'est permis à personne de prétendre connaitre le juste chemin de la vérité; la démocratie fonde son existence sur la reconnaissance mutuelle de toutes les voies, qui sont autant de fragments d'expériences en vue d'un monde meilleur, et sur la recherche d'une communauté de dialogue, qui va jusqu'à englober les rivalités de connaissances contradictoires. Dans ce cadre, un système de vérité serait essentiellement un système de positions qui se comprennent d'autant mieux qu'elles sont davantage relativisées, qui de surcroît dépendent de circonstances historiques et qui doivent demeurer ouvertes à de nouveaux développements. Une société libérale serait une société relativiste; ce n'est qu'à cette condition qu'elle pourrait rester libre et ouverte vers l'avenir.

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Cardinal Joseph RATZINGER


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