À l'occasion de la parution de Lectures patristiques du Cantique des Cantiques (décembre 2022), Jean-Marie Auwers, directeur de la publication, a accepté de nous présenter l'ouvrage qui répond aux questions abordées par le numéro de Communio sur le Cantique de l'amour (2022 - n°279). Nous l'en remercions vivement.
Jean-Marie Auwers, vous coordonnez un ouvrage intitulé Lectures patristiques du Cantique des cantiques, paru récemment aux éditions du Cerf dans la collection « Bibliothèque ». Que contient ce volume?
On y trouvera une vingtaine de textes, de longueur variable, dus essentiellement à des Pères grecs et latins du 3e au 7e siècle. Trois commentaires ont été traduits dans leur intégralité : celui de Grégoire d’Elvire (évêque espagnol du 4e s.), celui de Juste d’Urgell et celui d’Épiphane le scolastique (deux auteurs latins du 6e s.). On y trouvera aussi la première traduction française des fragments grecs du Commentaire d’Origène sur le Cantique (3e s.). Comme notre autre voie d’accès au Commentaire d’Origène est la traduction latine qui ne couvre que les deux premiers chapitres du poème (sur huit), ces fragments sont la seule attestation des exégèses de l’Alexandrin pour les trois quarts du livre. Et il y a quand même quelque 90 fragments…
Et à côté des commentaires suivis ?
On a sélectionné six prologues, qui sont autant de « Discours de la méthode » pour bien interpréter le Cantique des cantiques, c’est-à-dire l’interpréter comme une allégorie ; mais on a également retenu la lettre de Théodore de Mopsueste (5e s.), qui défend au contraire une interprétation du Cantique comme chant d’amour entre Salomon et son épouse égyptienne.
Enfin, on a joint quelques pièces méconnues, notamment un curieux pastiche du Cantique des cantiques dû à Évagre le Pontique (4e s.) ou encore le chapitre supplémentaire que la Bible arménienne ajoute à la fin du poème.
S’agit-il de traductions originales ?
La plupart des traductions qui figurent dans ce volume sont en effet des traductions sur frais nouveaux, pour lesquelles dix collaborateurs, jeunes ou moins jeunes, ont été recrutés. Puis les traductions ont été soigneusement révisées et harmonisées par mes soins.
Ces textes du passé ne sont pas toujours faciles à comprendre. Quelle aide fournissez-vous aux lecteurs ?
Le volume s’ouvre sur une introduction générale qui présente, en une trentaine de pages, l’ensemble du dossier : le texte biblique commenté par les Pères grecs et latins (la version grecque des Septante, l’ancienne version latine, la Vulgate), les commentaires patristiques du Cantique et leurs caractéristiques générales. Chacun des vingt textes ici rassemblés est précédé d’une notice sur l’auteur et le contenu. L’annotation en bas de page apporte un éclairage sur les difficultés que présentent aussi bien le texte biblique commenté que le commentaire patristique concerné. Cette annotation peut être fort développée ; c’est le cas pour les fragments d’Origène, en raison du rôle fondateur de son exégèse : les 200 notes de bas de page signalent notamment les options d’interprétation qui ont été reprises par les lecteurs ultérieurs et les contre-propositions qui ont été faites.
Le projet inavoué de votre volume est-il de proposer l’exégèse patristique comme une alternative aux interprétations littéralistes que privilégient la majorité des commentateurs d’aujourd’hui ?
Nullement. Il ne peut être question de proposer l’exégèse patristique comme une méthode de rechange face à une exégèse critique jugée a-théologique. Comme l’a bien montré un des derniers numéros de Communio, une tel propos serait improductif[1]. Il s’agit ici d’aider le lecteur du 21e siècle à appréhender la démarche des Pères : ceux-ci sont entrés de plain-pied dans le Cantique, qu’ils ont reçu comme une parole offerte au croyant pour lui signifier la réalité de l'Alliance et l'entraîner dans l'échange qu'elle inaugure. Ils ont trouvé dans le Cantique les mots pour dire l’expérience chrétienne dans ce qu’elle a de plus intime : la rencontre avec le Dieu vivant. C’est ce qui a permis au Cantique de devenir la matrice biblique de la spiritualité chrétienne. Sans lui, la mystique chrétienne serait restée muette.
Une critique récurrente faite à l’exégèse des Pères est de nier l’épaisseur érotique de ce fiévreux poème d’amour au profit d’abstraites spéculations mystiques. Ce reproche vous paraît-il fondé ?
Non. Relisez attentivement les commentaires patristiques et vous verrez que la lecture allégorique pratiquée par les Anciens n’implique nullement le rejet de la sensualité du texte. L’exégèse symbolique se doit de reconnaître l’épaisseur érotique du texte pour pouvoir la spiritualiser. En témoignent ces quelques lignes de Grégoire le Grand :
Dans ce livre intitulé Cantique des cantiques sont employés les termes d’un amour qui paraît charnel : c’est afin que l’âme, sortant de son engourdissement, se réchauffe sous la friction de propos qui lui soient familiers et, grâce au langage de l’amour d’ici-bas, soit stimulée à l’amour d’en haut. C’est à partir du langage de cet amour-là que nous apprenons avec quelle force nous devons brûler de l’amour divin[2].
Ces lignes montrent bien que la lecture allégorique n’implique nullement le rejet de la sensualité du texte ; elle indique un sens au-delà du sens immédiat. Grégoire jette le lecteur d'une passion dans une autre…
Jean-Marie Auwers enseigne la patrologie à l’Université catholique de Louvain. Ses recherches portent plus particulièrement sur la réception des écrits bibliques dans l’ancienne littérature chrétienne.