« Il n’y a que la réalité du Christ qui suffise » - Hommage à Joseph Ratzinger

le 01/01/2023 par Angelo Scola
  1. Joseph Ratzinger est un authentique catholique bavarois : capable de saisir et de faire saisir le vrai sens de la vie (les pages sur la Bavière dans Ma vie. Souvenirs[1] sont d’une rare poésie). Son secret est qu’il l’affronte comme un devoir. Épris de la personne en tant qu’elle participe à la vie du peuple pour lequel il est naturel de se donner sans réserve, Ratzinger pratique un don de soi quotidien tenace, toujours invisible. L’ascèse, l’éthique et le gouvernement ne sont jamais chez lui des fins, mais des moyens : la fin est le bien-être de la personne et de la communauté. Nous pourrions dire, en termes médiévaux, que c’est la « convenance » du moi et du nous avec une vie pleinement réalisée.
  2. « Il n’y a que la réalité du Christ qui suffise[2] ». Cette affirmation exprime la conviction profonde qui traverse toute l’œuvre de Benoît XVI. Son parcours ecclésial et théologique est une affirmation énergique de Jésus Christ comme « la réalité effective qui devient événement dans la Révélation chrétienne ». C’est l’unique nécessaire, capable de donner l’ultime satisfaction au regard qui examine de manière critique la réalité. Déjà, du temps de sa thèse sur Bonaventure, Ratzinger avait mûri avec clarté l’idée que la Révélation n’est pas séparable du Dieu vivant qui interpelle toujours la personne vivante qu’il atteint. De ce noyau dur surgit une attention permanente à l’Église, entendue comme un organisme vital à l’œuvre dans l’histoire des hommes et des peuples. C’est ce rapport fort entre Révélation et histoire, vécu dès l’enfance dans la foi de la famille et l’Église populaire de Bavière, qui constitue, selon moi, la caractéristique méthodologique qui sert de fil d’Ariane à travers tous les écrits de Joseph Ratzinger et qui finit par caractériser, au fil des années, le jeune étudiant, le professeur, le pasteur, le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi et le pontife. C’est ici, tout bien considéré, que se situe l’origine de la continuité et de l’évolution de sa pensée. On le voit bien dès les entretiens avec Peter Seewald et dans sa monumentale biographie (1984 pages)[3].

Ratzinger propose un langage accessible à l’homme d’aujourd’hui, le noyau central de la foi sans pour autant tourner le dos au donné dogmatique. La dimension culturelle liée au fait chrétien n’est donc pas considérée comme une médiation entre la Révélation et l’histoire mais, tout en respectant les justes distinctions, comme intrinsèque au mouvement dans lequel la venue du Christ, communiquée dans sa réalité effective, interpelle l’homme et l’histoire. Alors la théologie n’est pas quelque chose de désincarné : « J’ai cherché, autant que possible, à mettre clairement en relation ce que j’enseignais avec le présent et notre fatigue personnelle[4] ».

 

  1. En regardant le pape Ratzinger, j’ai souvent pensé, je ne sais pas si je m‘exprime bien, que pour lui l’ascèse, c’est-à-dire le regard et l’interaction avec la réalité, consiste dans un travail d’identification au mystère de Jésus Christ. Dans Le sel de la terre, nous trouvons cette affirmation : « Pour moi, avoir affaire à Dieu est déjà, de soi, nécessaire. Comme nous devons respirer chaque jour … Si Dieu n’était pas ici présent, je ne pourrais plus respirer ».  Cette identification, qui est au sens large celle de tout chrétien me semble mise en œuvre de manière ponctuelle et systématique. Elle engendre une liberté qui ne perd jamais la joie et fait pénétrer toujours davantage dans le mystère du Christ qui s’offre sacramentellement à travers la trame des circonstances et des rapports quotidiens. Et surtout cette attitude n’éteint jamais la demande qui est en termes augustiniens dramatique, mais pleine de désir.

Tous ses écrits – et même toute sa conception de la théologie – en sont marqués.

C’est pour cela que Ratzinger tient à cœur le thème, si balthasarien, du lien entre théologie et sainteté. La théologie a atteint ses sommets dans l’histoire lorsqu’elle a su s’abreuver à la source de la sainteté : Antoine, Athanase, Benoît, Grégoire le Grand, François, Bonaventure, Dominique, Thomas. Le discours sotériologique ne consiste donc pas principalement à réfléchir sur les conditions de possibilité du parcours historique à travers lequel le Dieu trinitaire a sauvé l’humanité, mais à parler de notre salut. Parler de la grâce n’est pas approfondir la condition transcendantale de la possibilité d’une existence surnaturelle, mais regarder le Christ. « Du moment où il a assumé la nature humaine, il est présent dans notre chair et nous sommes présents en Lui, le Fils[5] ».

 

  1. Si la genèse de la méthode de Ratzinger se trouve dans l’identification personnelle à Jésus Christ comme un principe ascétique concret, le sens de l’Église[6] représente, peut-être, à l’intérieur de cette méthode, le critère de vérification de la validité de la pensée et de l’action. L’Église elle-même est comprise comme le lieu d’un événement qui s’accomplit dans l’histoire : elle appartient, à sa manière, à l’événement même de la Révélation. Elle est, comme c’est implicite dans l’expression « corps du Christ » chez saint Paul, la communion des fidèles et « représente la permanence stable et actuelle, l’être-là (An-wesen) du Christ dans le monde[7] ». Ainsi le Christ convoque les hommes et les réunit en un seul peuple, leur donnant part à sa puissance rédemptrice.

Il a tiré de l’étude des Pères et des docteurs de l’Église un concept d’expérience (expérience du peuple de Dieu) enrichi au contact des philosophes et théologiens contemporains, qui porte en lui surtout une attention continue à la manière dont les problèmes, les questions, les peurs, les urgences, les espoirs et les angoisses de l’homme se situent dans la situation concrète qui est la sienne. En second lieu il affirme que, dans l’Église, correspond à cette expérience vécue un certain primat sur les institutions et les préceptes. Cette conception de l’Église comme un milieu expérimental en fait, pour Ratzinger, un sujet qui agit dans l’histoire et le critère de toute action et pensée chrétiennes.

 

  1. Il me semble que c’est dans ce contexte qu’il faut situer une autre constante de la pensée du cardinal. Je pense au poids de l’Eucharistie dans sa réflexion théologique[8]. C’est la célébration eucharistique qui nous fait comprendre avec plus de précision la nature du christianisme. Comme le génie catholique ne cesse de le répéter depuis des siècles, elle réside tout entière dans la sacramentalité. L’Église trouve dans le septénaire sacramentel la réalisation achevée de la logique de l’Incarnation et, en même temps, sa naissance renouvelée dans le cœur de la personne. C’est en fait dans le sacrement que réside la contemporanéité entre la vérité éternelle qu’est Dieu et cette nature dramatique, certes finie, mais capable d’infini, qu’est l’homme. À chaque instant de l’histoire, la vérité chrétienne est contemporaine de la liberté de l’homme à qui elle se propose. C’est pourquoi jamais la foi ne se sent étrangère à l’homme[9]. Un divorce entre ces deux pôles n’est possible que dans une réduction de l’essence du christianisme.

 

  1. C’est ainsi qu’apparaît chez Ratzinger la conscience du caractère définitif de la venue du Christ[10] et de sa capacité à tout évaluer. L’expression scientifiquement achevée de cette position est représentée par le traité sur l’eschatologie[11]. Dans une telle vision de la culture, les contenus et le sujet acquièrent tout leur sens précisément dans l’expérience : il est possible de transmettre intégralement et fidèlement les contenus lorsqu’ils sont vécus par le sujet qui communique[12]. En ce sens, la communication devient une invitation à une communion personnelle : on communique en partageant l’expérience dont l’horizon est la réalité tout entière sans aucune censure. « L’invitation réelle d’expérience à expérience et cela seul fut, en termes humains, la force missionnaire de l’Église primitive[13] ». Cette position détermine la conception que Ratzinger a de la centralité de la catéchèse et aussi de son importance culturelle.

Cette attention vigilante à l’histoire peut être illustrée par une anecdote : quelques jours après sa renonciation, le 16 février 2013, le pape Benoît reçut les évêques lombards en visite ad limina, la dernière qu’il donna. Le pape était visiblement fatigué. Mais il donna la parole à chacun de nous. Il conclut la visite par des mots qui furent pour nous décisifs : Milan (et toute la Lombardie), par son passé ambrosien et par sa position (Mediolanum, la ville du milieu), est appelée à être le cœur croyant de toute l’Europe.

 

  1. « Étant un homme de formation théorique et non pratique, je savais aussi qu’il ne suffit pas d’aimer la théologie pour être un bon prêtre, mais qu’il faut aussi être toujours disponible envers les jeunes, les personnes âgées, les malades, les pauvres ; la nécessité d’être simple avec les simples. La théologie est belle, mais aussi la simplicité de la parole et de la vie chrétienne est nécessaire. Et je me suis alors demandé : ‘serai-je capable de vivre tout cela et de ne pas être de manière unilatérale seulement un théologien etc. ?’ Mais le Seigneur m’a aidé et, surtout, la compagnie des amis, de bons prêtres et de maîtres, m’a aidé ». Avec cette désarmante simplicité, Benoît XVI fit sienne la « perplexité » que beaucoup éprouvèrent, plus ou moins ouvertement, à l’annonce de son élection comme successeur de Pierre. Il prononça ces paroles dans un dialogue à cœur ouvert avec les jeunes de Rome, son diocèse, à l’occasion de la XXIe Journée mondiale de la jeunesse, le 6 avril 2006. Benoît XVI voulut partager avec eux son propre parcours de foi. Un parcours d’une féconde humilité, fruit de la grâce et de la liberté, de la certitude et de crainte réaliste, d’élan et d’abandon confiant. Un parcours qui devint évident, dans toute sa grandeur, le jour de sa renonciation au ministère pétrinien.

Nous avions pu, tout au long de son pontificat, en apercevoir les pierres miliaires.

Surtout la grâce qui est le Seigneur Jésus lui-même. Le primat du Christ, c’est-à-dire de l’Amour incarné de Dieu dans la vie du chrétien nous a été rappelé avec force dans l’encyclique Deus caritas est. On trouve dès le premier paragraphe ce qui est comme le fondement de tout son enseignement : « À l’origine du fait d’être chrétien, il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive. »

 

  1. Les trois volumes sur Jésus montrent, outre sa compétence, une passion réelle et totale pour Jésus. Il ne s’agit pas seulement d’un travail exégétique, rédigé entre autres pour bien délimiter l’importance (assurément décisive) de la méthode historico-critique, mais aussi d’un témoignage de son intense amour pour le Seigneur.

De là vient, tout naturellement, le développement proposé dans la fameuse intervention au Congrès de l’Église italienne à Vérone (2006) : « ‘Moi, mais non plus moi’ : c’est cela la formule de l’existence chrétienne fondée dans le baptême, la formule de la résurrection dans le temps, la formule de la ‘nouveauté’ chrétienne appelée à transformer le monde ». Une nouveauté, fruit du don de l’Esprit, gratuite, que nous n’avons en rien produite ni méritée. Une donnée – au sens fort du terme –qu’il faut recevoir et accueillir. La Vierge Marie représente la figure accomplie de la personnalité et de l’existence de Benoît XVI, qui, dans sa jeunesse, les yeux grands ouverts et le cœur plein de joie, montait au sanctuaire chéri d’Alttötting. À l’Annonciation, l’Immaculée prononce ce fiat qui se déploiera avec force dans le stabat du Calvaire et trouvera son plein accomplissement dans l’Assomption. Dans l’expérience humaine de Marie brille le sens achevé de la formule cooperare assentendo contenue dans le 4e Canon du Décret tridentin sur la justification.

 

  1. Mais le chemin parcouru par Benoît XVI nous offre une autre indication, particulièrement précieuse, parce qu’elle illumine la manière dont la grâce sacramentelle devient une rencontre convaincante et fascinante pour la liberté humaine. « Surtout, la compagnie des amis, de bons prêtres et de maîtres m’a aidé ». La vie de la communauté chrétienne est, en fait, la garantie du chemin. Une compagnie qui offre le visage de l’Église et remplit « les grands espaces dans lesquels s’articule l’expérience humaine » (Discours de Vérone), comme le rapporte aussi l’encyclique Caritas in veritate.

 

  1. « La rédemption nous est offerte au sens où nous a été donnée l’espérance, une espérance sûre, en vertu de laquelle nous pouvons affronter notre présent » (Spe salvi 1). Ces paroles illuminent la réponse que la vie du pape Benoît continue d’offrir à une question aujourd’hui plus urgente que jamais. Hans Urs von Balthasar, son grand ami, la formulait ainsi : « Qui est l’Église ? » Le parcours chrétien et pastoral de Benoît XVI, en fait, repropose clairement l’expérience de la première communauté apostolique. Pierre, Jean, Matthieu, Paul, Etienne, les femmes … sont les premiers anneaux d’une chaîne ininterrompue de témoins, historiquement bien documentée, qui arrive jusqu’à nous. En elle s’exprime la nature sacramentelle de la Traditio de l’Église.

La grâce qu’est Jésus Christ, vécue en compagnie de l’Église : c’est de cela, me semble-t-il, que la vie de Benoît XVI rend témoignage à notre liberté. Les dernières années de sa vie, dans le monastère Mater Ecclesiae, à l’intérieur du Vatican, en sont la confirmation efficace.

Traduit de l’italien par Jean-Robert Armogathe. Titre original : Sufficiente, è soltanto la realtà di Cristo”.


[1]  J. Ratzinger, Ma vie. Souvenirs. 1927-1977, Fayard, 1998.

[2]  K. Rahner - J. Ratzinger, Révélation et Tradition, DDB, 1972.

[3]  P. Seewald, Benedikt XVI. Ein Leben, Droener Vlg, 2020.

[4]  J. Ratzinger, Le sel de la terre. Le christianisme et l’Église catholique au seuil du troisième millénaire. Entretiens avec Peter Seewald, Cerf-Flammarion, 1997.

[5] J. Ratzinger, Regarder le Christ. Exercices de foi, d’espérance et d’amour, Fayard, 1992.

[6] Parmi ses nombreux essais sur l’Église : Foi chrétienne, hier et aujourd’hui, Mame, 1969 (5è éd., Cerf, 2010) ; Le nouveau Peuple de Dieu, Aubier, 1971 ; Église, œcuménisme et politique, Fayard, 1987 (2è éd., 2005) ; Église et théologie, Mame, 1992 (2è éd., 2005) ; Dogme et annonce, Parole et Silence, 2012.

[7]  K. Rahner - J. Ratzinger, Révélation et Tradition, DDB, 1972.

[8]  J. Ratzinger, Le nouveau Peuple de Dieu, Aubier, 1971 ; Peuple et maison de Dieu dans l’ecclésiologie de saint Augustin, Artège-Lethielleux, 2017 ; Église, œcuménisme et politique, Fayard, 1987 (2è éd., 2005) ; Église et théologie, Mame, 1992 (2è éd., 2005).

[9]  J. Ratzinger, Les principes de la théologie catholique. Esquisse et matériaux, Téqui, 1985 : « Le baptême est le sacrement de la foi, et l’Église est le sacrement de la foi ».

[10] « L’essentiel, même pour le Christ lui-même, n’est pas le fait qu’il ait annoncé des idées précises – ce qu’il a évidemment fait –, mais que je devienne chrétien dans la mesure où je crois à cet événement. Dieu est entré dans le monde et a agi, c’est donc une action, une réalité et pas seulement en ensemble d’idées », J. Ratzinger, Le sel de la terre, Cerf-Flammarion, 1997.

[11] « La seule chose que j’ai réussi à mener à bien fut le traité d’eschatologie pour la Dogmatique d’Auer, que je considère comme mon œuvre la plus achevée et la plus précise », J. Ratzinger, Ma vie, Fayard, 1998. Le traité a été traduit en français, avec un avant-propos de J.-R. Armogathe, La mort et l’au-delà. Court traité d’espérance chrétienne, Fayard, 1979 (4è éd., 2009).

[12]  « Nous devrions nous efforcer de rendre compréhensibles les contenus et nous n’y réussirons que si nous les vivons profondément. Si à travers le vécu nous réussissions à devenir compréhensibles, alors nous pourrions trouver des mots nouveaux pour l’exprimer. Je dois ajouter que la communication des vérités chrétiennes n’est jamais seulement une communication intellectuelle. Elle dit quelque chose qui concerne l’individu tout entier et que je ne peux comprendre que si j’accepte d’entrer dans une communauté en chemin » ; J. Ratzinger, Le sel de la terre, Cerf-Flammarion, 1997.

[13]  J. Ratzinger, Regarder le Christ, Fayard, 1992.

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