Le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi et Communio - Hommage à Joseph Ratzinger

le 01/01/2023 par Peter Henrici, sj

Lorsque Josef Ratzinger en 1981 est devenu préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, il s’est retiré de la rédaction de la revue allemande. Il m’a invité peu après dans son appartement au Palais du Saint-Office, m’a offert une chaise et m’a demandé si j’étais prêt à accepter de lui succéder dans la rédaction allemande. Surpris par cet honneur, je ne pouvais pas refuser : c’est ainsi qu’une nouvelle phase de ma vie a commencé.

I

Cependant, en quittant la rédaction, Josef Ratzinger n’a nullement renoncé à son intérêt pour la revue. Et même comme pape, il a continué de lire attentivement chaque livraison de la revue, en donnant si besoin un avis critique au rédacteur en chef ou à tel de ses vieux amis. À chaque rencontre, il me demandait d’abord des nouvelles de la revue.

Son lien persistant avec Communio ne reposait pas sur de vagues souvenirs : il se sentait lié par la pensée, et avait conservé des liens amicaux avec les fondateurs, et en premier lieu avec Hans Urs von Balthasar.

Il lui avait préparé, pour son quatre-vingtième anniversaire, une très belle fête au Château Saint-Ange, avec un concert de piano et une réception en soirée sur la terrasse. Et lorsque Balthasar devait lui-même devenir cardinal, Ratzinger lui a offert toute l’aide imaginable. Et quand Dieu (comme Balthasar semble l’avoir prévu) a devancé l’élévation au cardinalat, c’est Ratzinger qui a prêché l’oraison funèbre aux funérailles à Lucerne[1].

II

Outre ces relations personnelles, le cardinal a montré son engagement durable dans la revue à l’occasion du vingtième anniversaire de son existence. Par respect pour lui, nous l’avons fêté à Rome, et le cardinal a prononcé le discours d’ouverture à l’Université grégorienne. Il s’agissait de bien plus que d’un simple discours officiel : sous le même titre de l’article fondateur de Balthasar : Communio : un programme, Ratzinger a réinterprété cet éditorial programmatique[2].

Les trois aspects qu'il a particulièrement soulignés pourraient aussi bien caractériser sa démarche comme préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi.

1 - Revenant sur l'histoire de la création de Communio, le cardinal a souligné que la revue avait été fondée devant l’impossibilité de publier un ouvrage collectif Mises au point (Klarstellungen). Pour une mise au point il était important que « ce ne soit pas le non, mais seulement le oui qui puisse donner à une telle entreprise sa stabilité ». « Il fallait que le fondement en soit positif, afin de pouvoir donner aussi des réponses aux questions posées ». Le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi expose ici sa propre approche. Il était également toujours soucieux de mises au point, pas de condamnations, ce qu’on a souvent méconnu. Même comme cardinal préfet, il n'avait pas des pouvoirs illimités. Devant un groupe de journalistes internationaux avec qui je lui ai rendu visite, il répondit à une question critique: « Messieurs, considérez bien que je ne suis que l'un des sept[3] ». En tant que président d'une « congrégation » du Vatican, il pouvait prendre des décisions de procédures, mais pas de décision définitive à lui tout seul.

Le cardinal Ratzinger a profité autant que possible de ce pouvoir limité. S'il n'aimait pas une décision prise par les consulteurs ou ses collègues cardinaux, il disait : « La question n'a pas encore été suffisamment mise au point; faisons-la vérifier par un autre groupe d'experts (pour la plupart externes) ». Il faudra attendre l'ouverture des archives pour que l'histoire montre combien de choses incorrectes ou mauvaises il a pu empêcher ou atténuer.

Le résultat de cette approche était d’autant plus évident lorsqu’un deuxième document devait surmonter l’étroitesse d’un précédent.

Ce qui s’est produit avec les deux documents sur la théologie de la libération. Le premier document très contesté, l’instruction Libertatis nuntius (1984), qui a mis en garde contre les influences marxistes, a été suivi d’un second, complémentaire, l’instruction Libertatis conscientia qui, deux ans plus tard (1986), a souligné les aspects positifs de la théologie de la libération.

Quelque chose de semblable s’est produit avec le document également fort contesté Dominus Jesus (2000) sur une théologie pluraliste des religions. En 1997, le travail du jésuite Jacques Dupuis Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux avait été soumis à un examen doctrinal – ce qui voulait être un avertissement adressé à quelques théologiens indiens. Dupuis a largement répondu aux inquiétudes exprimées, et cette réponse a ensuite servi de base pour la déclaration Dominus Jesus. Dupuis pouvait alors, sur cette base, souscrire à un monitum très mesuré. Et pour une mise au point supplémentaire, le cardinal a chargé un de ses plus importants collaborateurs, le jésuite Karl Josef Becker, de préparer un ouvrage collectif international et pluridisciplinaire sur la théologie des religions.

Un troisième exemple me concerne : en 1997, j'ai écrit une Lettre œcuménique avec le président de l'Église réformée de Zurich. Comme il fallait s’y attendre, nos brèves remarques finales sur l’hospitalité eucharistique ont été dénoncées à la Congrégation pour la doctrine de la foi. Le cardinal Ratzinger m’invita à une rencontre privée pour me faire part de ses préoccupations. Il a compris mon explication – que nous avions dû trouver une formule de compromis que les deux parties puissent signer – et il me demanda seulement de publier un article de mise au point sur la doctrine catholique de l’eucharistie, ce que j’avais déjà fait. L’affaire en resta là.

 

2. Dans le sens du « fondement positif » évoqué plus haut au sujet du volume Mises au point, le cardinal a souligné dans son discours d’ouverture que le nom de la revue ne devait pas être compris au sens de la soi-disant ecclésiologie de communion, qui n’était pas encore répandue à l’époque. Malgré ses diverses éditions, son unité n’est pas fondée sociologiquement de bas en haut : elle est théologiquement fondée « de haut en bas ». Car la véritable communio vient toujours « d’en haut », comme un don de Dieu. C’est pourquoi la mission de la revue doit être « de conduire vers ce véritable en-haut ». Dans cette insistance sur le de arriba (« du haut ») ignatien, le cardinal se retrouvait avec son ami Balthasar.

Cette vision de « l’Église d’en-haut » l’a aussi engagé dans sa mission la plus difficile, la loyauté absolue au pape. Bien que les deux n’aient guère pu être plus différents personnellement et vraisemblablement même théologiquement, il a exécuté les ordres du pape avec fidélité et compétence. Cette différence n’est apparue que sur un plan très personnel : même s’il a respecté la décision du pape de supporter sa souffrance en public, jusqu’à la fin, étant devenu pape, il a choisi une voie différente et s’est retiré de ses fonctions en temps voulu.

Cette mesure était depuis longtemps considérée. Le Code de 1983 avait déjà prévu au can. 332, 2 la possibilité de renonciation du pape. Et la Constitution Universi Dominici Gregis (1996), à laquelle le cardinal a sans doute participé, mentionne cette possibilité à sept reprises. Par la mise en œuvre de cette possibilité, le pape Benoît a opéré un tournant décisif dans l’histoire de l’Église.

 

3. On perçoit derrière ces deux avertissements pour la revue la préoccupation fondamentale de Josef Ratzinger : le souci d’une théologie véritablement catholique. Dès sa nomination à Rome, il avait été convenu qu’il serait toujours autorisé à rechercher et à publier, non seulement comme préfet mais aussi comme théologien privé – une liberté qu’il a également exercée en tant que pape. Il a d’ailleurs trouvé en Jean Paul II une oreille accueillante : Karol Wojtyła avait lui-même conservé sa chaire de théologie morale tout en étant archevêque de Cracovie. Mais, devenu pape, il transformait ses travaux scientifiques en enseignement pastoral – les notes de bas de pages de ses catéchèses du mercredi montraient bien que le texte provenait d’un manuscrit inédit. Ratzinger, en revanche, séparait strictement son travail théologique de son enseignement pastoral. Il profitait de la liberté théologique qui lui était laissée surtout dans son Schülerkreis, les rencontres annuelles avec ses anciens étudiants, auxquelles étaient invités des universitaires extérieurs au groupe. Ce qui élargissait l’horizon du cardinal, puis pape, au-delà de la Commission théologique internationale.

La théologie a aussi largement déterminé son style de gouvernement comme cardinal préfet. Il appréciait que les thèmes importants à venir fussent préparés par une conférence théologique appropriée, à laquelle n’étaient pas seulement invités des experts « d’esprit romain ». Comme je l’ai déjà dit, pour les affaires en cours, diverses commissions théologiques et philosophiques, avec des membres « du dehors » étaient mises en place, surtout si un résultat obtenu semblait inexact ou inadéquat.

Les textes théologiques ont toujours dû passer à Rome par plusieurs rédactions successives, mais le cardinal Ratzinger a parfois conduit cette pratique à l’extrême : rarement un texte pontifical a été travaillé pendant autant d’années avec autant de rédacteurs et de commissions, que l’encyclique Fides et ratio. Elle correspondait à un souhait du pape philosophe, mais n’avait pas été prévue à l’origine comme une encyclique.

Tous ces événements, restés pour la plupart dans l’ombre, révèlent dans le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi un théologien qui ne se contente pas de posséder et de défendre la vérité, mais s’efforce toujours de la reconnaître et de la présenter avec honnêteté. Il a montré le même effort dans la conférence d’ouverture du vingtième anniversaire de la revue :

Une revue qui porte le nom de Communio doit avant tout conserver et approfondir la parole de Dieu, du Dieu Trinitaire, de sa révélation dans l’histoire du salut des deux Testaments dont l’incarnation du Fils, la présence de Dieu parmi nous, constitue le centre. Elle doit parler du Créateur et du Rédempteur, de l’homme image de Dieu et pécheur, elle doit avoir les yeux fixés sur la vocation éternelle de l’homme et développer ainsi, avec la théologie, une anthropologie qui plonge aux racines. Elle doit faire de la parole de Dieu une réponse aux questions des hommes.

III

Un programme presque irréalisable pour une revue qui, en tant que « catholique », veut non seulement traiter de la théologie, mais aussi de questions actuelles et de culture. Depuis le tout début, la revue a essayé d’y répondre par ses cahiers de théologie, et le cardinal était prêt à donner son nom à un volume collectif qui reprenait une série des articles sur le Credo.

En même temps, il a appelé les rédactions à un examen de conscience. Il a cité à deux reprises dans cette conférence une phrase programmatique de Balthasar : « Il ne s’agit pas de bravoure, mais tout de même du courage chrétien pour s’exposer. » Et il a interprété cette phrase pour signifier que la mission de la revue a pu aussi être mal comprise :

Ce courage, l’avons-nous eu suffisamment ? Ne nous sommes-nous pas plutôt cachés derrière l’érudition théologique, n’avons-nous pas trop cherché à montrer que nous étions, nous aussi, à la hauteur de notre temps ? Avons-nous vraiment proclamé la Parole de la foi de façon compréhensible pour atteindre le cœur dans un monde affamé ou sommes-nous la plupart du temps demeurés dans le cercle étroit de ceux qui se renvoient la balle dans leur langage de spécialistes ? 

Près de trente ans plus tard, cet avertissement n’a rien perdu de son actualité, notamment pour les principales rédactions de la revue.

Nous restons donc pour cela redevables à Josef Ratzinger. Nous le remercions de tout ce qu’il a pu faire comme cardinal et comme pape pour toute l’Église, mais aussi pour notre revue. Et surtout nous le remercions pour être resté, pour nous et pour toute l’Église, le rappel d’un attachement inébranlable à la vérité.

Traduit de l’allemand par Jean-Robert Armogathe.

 

[1]  Le texte, traduit dans Communio en 1989 a été repris dans Joseph Ratzinger, La communion de foi, t. 1, collection Communio, Parole et Silence, 2008, pp. 163-168.

[2]   Ibid., pp. 183-196.

[3] La Congrégation est constituée d’un Collège de Membres (Cardinaux et Évêques), à la tête duquel est nommé un Préfet assisté par un Secrétaire, un Sous-secrétaire ainsi qu’un Promoteur de Justice. Il y avait alors sept cardinaux membres de la Congrégation (NdT).

 

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