Céline ROHMER
Notre Père VI, délivre-nous
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n°268
Mars - Avril
2020 - Page n° 33
Chacun à leur manière, les quatre évangiles racontent comment, en Jésus Christ, Dieu œuvre à la libération des individus. Les récits de miracles qu’ils rapportent mettent précisément en intrigue leur propre compréhension de la libération offerte. Par l’entremise de différents extraits (Mt 8,23-27 ; Mc 1,23-28 ; Lc 7,11-17 ; Jn 20,30-31), proposition est faite de comprendre leur interprétation respective du combat que Jésus mène, au nom de son Père, auprès de celles et ceux asservis par les puissances destructrices.
La prière du Notre Père, telle que les chrétiens la récitent aujourd’hui, provient essentiellement de la version matthéenne (Matthieu 6,9‑13). Seul Luc en propose une seconde, plus courte (Luc 11,2‑4). Pour s’approcher du message de Jésus dans ce qu’il a de plus essentiel, il faut donc en revenir à ces deux versions, les plus anciennes connues à ce jour, rédigées en grec au Ier siècle1.
L’absence totale du Notre Père dans les évangiles de Marc et de Jean, comme dans les épîtres de Paul, avertit déjà de l’impossible captation du texte. Les Écritures ne contiennent pas une parole prononcée un jour puis reproduite à l’identique par écrit, mais elles portent les traces, profondes, d’une expérience vécue par quelques‑uns. Ces traces ont été laissées en témoignage à des communautés vivantes. Le Notre Père n’a donc jamais été conservé dans une boîte hermétique que serait le texte. Sa force transparaît à travers des mots, parfois différents, façonnés par la vie des uns et les prières des autres, longtemps restés perméables à leur contexte d’émergence respectif et à leurs usages liturgiques2.
Les premières communautés chrétiennes n’ont pas sacralisé le Notre Père mais ont vécu de sa capacité d’interpellation. Voilà pourquoi personne ne doit s’étonner de trouver dans la version matthéenne quelques ajustements aptes à répondre aux besoins et interrogations de ses destinataires. Ainsi Matthieu est‑il le seul à insérer dans cette prière une ultime demande à l’adresse du Père : « mais délivre‑nous du mal » (Matthieu 6,13b) – littéralement traduite par « mais arrache‑nous du mal3 ». Le langage de la prière l’introduit donc dans sa dynamique par un « mais » creusant dans la même voie que la fameuse sixième demande4 et réclamant à Dieu, simplement et honnêtement, la libération véritable. [...]
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1 La Didachè, un manuel catéchétique, liturgique et disciplinaire, rédigé en grec à l’adresse des premières communautés, contient aussi une version du Notre Père (8,2). Cette version dépend nettement de celle de Matthieu que la recherche estime donc antérieure. Willy Rordorf – André Tuilier, La doctrine des douze apôtres (Didachè), Paris, Cerf, 1998, p. 173-175.
2 Rappelons seulement que le Canon du Nouveau Testament n’est pas fixé avant le IVe siècle.
3 Avec la majorité des chercheurs, nous considérons bien l’expression comme un ajout. Son absence dans la version lucanienne ne saurait être comprise comme une suppression tant il apparaît peu probable que le rédacteur biffe une parole très tôt attribuée à Jésus. En ce sens : Jean Zumstein, Notre Père. La prière de Jésus. Pour revisiter notre quotidien, Bière, Éditions Cabédita, 2015, p. 69.
4 Sur les enjeux théologiques liés à la nouvelle traduction de la 6e demande retenue en 2014 par la conférence des évêques de France : Hans-Christoph Askani, « Une tentation à prix réduit », ETR 89 (2014), p. 173-181 ; Céline Rohmer, « Aux prises avec les mots : la sixième demande du Notre Père », Ressources 1 (2015), p. 28-31.
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