Une demande pour la fin

Père Florent URFELS
Notre Père VI, délivre-nous - n°268 Mars - Avril 2020 - Page n° 6

Le Notre Père, la prière que Jésus a laissée à ses disciples, s’achève par la demande d’une délivrance : « délivre‑nous du mal » (Matthieu 6,13 ; absent de la version lucanienne).

Cinq petits mots en grec mais lestés de l’expérience que font tous les hommes à un moment ou l’autre de leur vie : la présence du mal, de la faillite, du non‑sens qui rendent laborieux et souffrants les actes les plus élémentaires de l’existence et, parfois, mettent sur nos lèvres le blasphème de Job : « Périsse le jour qui me vit naître ! […] Pourquoi ne suis‑je pas mort au sortir du sein, n’ai‑je péri aussitôt enfanté ? Maintenant je serais couché en paix, je dormirais d’un sommeil reposant » (Job 3,3.11.13). À moins que l’excès même du mal qui nous accable nous fasse lever les yeux vers Dieu pour implorer de sa bonté une délivrance à peine imaginable : « délivre‑nous, délivre‑moi du mal, de cette maladie qui me frappe, de la faiblesse, délivre‑moi de la solitude, de ce sentiment de n’être utile à rien et aimé de personne… » Prière à laquelle Dieu répond très réellement, mais souvent discrètement. Les témoignages ne manquent pas de conversions opérées au creuset de la souffrance, peut‑être les plus belles…

Qu’est ce mal affectant jusqu’au goût de vivre, pesant comme un destin sur les histoires les mieux engagées ? mal corporel, mal psychologique, mal spirituel aussi, le plus grave de tous, qui se glisse dans les libertés humaines pour les désorienter et les amener à ne plus vouloir simplement, rondement, ce que le Créateur commande, mais à trouver jouissance dans l’opposition à Dieu ?

Le Mal et le Malin

Les Écritures Saintes y reconnaissent, en amont de toutes les explications et complicités observables, l’influence cachée d’un inquiétant personnage, l’Accusateur (shatan) ou Diviseur (diabolos). Est‑ce de cette influence que nous demandons d’abord la délivrance à Dieu ? Nombre d’exégètes, de l’Antiquité à aujourd’hui, répondent par l’affirmative, au point de suggérer une autre traduction : « délivre‑nous du Malin », délivre‑nous de celui qui, menteur dès l’origine, a poussé nos premiers parents à désobéir et à se livrer à la mort. Cette interprétation est confortée par la conjonction « mais » qui articule la septième demande à la sixième : « ne nous laisse pas entrer en tentation, mais délivre‑nous… ». Il y a une tentation, ou plutôt une mise à l’épreuve, qui vient de Dieu (thème caractéristique de l’exode : Exode 15,25 ; 16,4 ; Deutéronome 8,2.16 ; voir aussi Juges 3,1‑4 ; Genèse 22,1). Il y en a une autre qui vient du Satan, et c’est bien à propos de cette dernière que l’Apôtre Jacques nous avertit : « Chacun est éprouvé par sa propre convoitise qui l’attire et le leurre » (Jacques 1,14). On n’imagine pas Jésus demander à ses disciples de prier pour être soustrait à l’action du Père, de sorte que saint Matthieu préciserait saint Luc en nous donnant une clef d’interprétation de la sixième demande : « Préserve‑nous de céder à la tentation diabolique en nous libérant des influences du Malin ». Demande toute spirituelle donc, qui n’implique pas par elle‑même d’être soustrait aux dures conditions de l’existence humaine que sont la maladie, l’ignorance, la fatigue, l’ingratitude d’autrui, etc. Il s’agit plutôt de résister, au milieu de l’épreuve, à la tentation du désespoir. Le Maître donne ici l’exemple, en son agonie : « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation ; l’esprit est ardent, mais la chair est faible » (Matthieu 26,41).

Mais peut‑être y a‑t‑il davantage, dans la septième demande du  Notre Père, que le désir de résister à l’influence générale et ordinaire du démon. Le grand exégète allemand Joachim Jeremias argumente en ce sens :

[La tentation] vise non pas les petites tentations quotidiennes, mais  la grande épreuve finale qui est à nos portes et qui passera sur le monde : le dévoilement du mystère du mal, la révélation de l’Antéchrist, l’abomination de la désolation (Satan à la place de Dieu), l’ultime persécution et le dernier criblage des saints de Dieu par les pseudo‑prophètes et les faux sauveurs. La tentation de la fin, c’est l’apostasie. Qui peut échapper ? La demande finale du Pater veut donc dire : « Seigneur, garde‑nous d’apostasier ! » La tradition de Matthieu l’a comprise ainsi : elle ajoute pour implorer la délivrance définitive de la puissance mauvaise qui cherche à précipiter l’homme dans la perdition éternelle : « Mais délivre‑nous du mal1. »

Cette interprétation eschatologique de la septième demande donne un relief inattendu à toute l’oraison dominicale. La récitation du Notre Père quitte le terrain des devoirs religieux quotidiens dont on s’acquitte avec conscience, sinon avec ferveur, pour devenir un cri lancé du fond des ténèbres de l’histoire. Car le scénario eschatologique esquissé dans les évangiles ou les épîtres évoque sans fard un déchaînement du mal menaçant jusqu’à l’existence de l’Église. « Auparavant doit venir l’apostasie et se révéler l’Homme impie, l’Être perdu, l’Adversaire, celui qui s’élève au‑dessus de tout ce qui porte le nom de Dieu ou reçoit un culte, allant jusqu’à s’asseoir en personne dans le sanctuaire de Dieu, se produisant lui‑même comme Dieu » (2 Thessaloniciens 2,3‑4). « Il surgira, en effet, des faux Christs et des faux prophètes, qui produiront de grands signes et des prodiges, au point d’abuser, s’il était possible, même les élus » (Matthieu 24,24). « Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera‑t‑il la foi sur la terre ? » (Luc 18,8). Voilà le climat spirituel qui donne sa vérité à la prière que Jésus nous a enseignée ! Il ne s’agit certes pas de laisser la peur de la Fin dominer sur nous mais de convertir cette peur en acte d’abandon confiant dans les mains du Père, dans la mesure où la Création n’échappe pas des mains du Créateur. Quoi qu’il arrive en nous et hors de nous, c’est bien Dieu qui gouverne l’histoire et la fera arriver à bon port. Le chapitre sixième de l’évangile selon saint Matthieu, celui‑là même dans lequel est livré le Notre Père, ne s’achève‑t‑il pas dans un tel esprit d’abandon ? « Ne vous inquiétez donc pas du lendemain : demain s’inquiétera de lui‑même. À chaque jour suffit sa peine » (Matthieu 6,34).

Quelle eschatologie pour notre temps ?

La vive conscience de l’Église primitive qu’avec Jésus‑Christ l’histoire était arrivée à son terme, cependant, n’est plus tout‑à‑fait la nôtre. La Fin des temps s’est convertie en temps de la Fin. Il y a du temps de reste2, mais ce temps qui nous est imparti depuis la Passion et la Résurrection du Seigneur a été intérieurement – disons mieux : ontologiquement – percé par le coup de lance du centurion. Nous ne savons pas combien de temps nous sépare de la Parousie, mais la Parousie affecte déjà notre mode d’exister dans le temps et, en ce sens, nous touchons déjà une Fin qui n’est pas encore là. L’Apôtre l’exprime par une magnifique métaphore maritime : le temps s’affale comme la voile que
l’on rabat sur elle‑même pour stopper l’avance du navire. En un sens il ne s’agit plus de gagner le port, mais de laisser celui‑ci venir à nous parce que nous sommes déjà dans la situation de repos qui le définit.

Le temps s’est affalé. Pour le reste, que ceux qui ont femme vivent comme s’ils n’en avaient pas ; ceux qui pleurent, comme s’ils ne pleuraient pas ; ceux qui sont dans la joie, comme s’ils n’étaient pas dans la joie ; ceux qui achètent, comme s’ils ne possédaient pas ; ceux qui usent de ce monde, comme s’ils n’en usaient pas vraiment. Car elle passe, la figure de ce monde (1 Corinthiens 7, 29‑31).

Le sentiment de l’urgence laisse place à celui de la patience, selon une mutation déjà attestée dans les évangiles confrontés au fameux retard de la Parousie. Saint Luc y est particulièrement sensible : « C’est à l’heure que vous ne pensez pas que le Fils de l’homme va venir » (Luc 12,40). Il s’agit donc de tenir bon dans la prière, la charité fraternelle, l’humble persévérance de la foi, puisque « le jour du Seigneur viendra comme un voleur » (2 Pierre 3,10). Dans ce nouveau climat eschatologique, que devient le Notre Père ?  Comment lui garder cette force intérieure alimentée par la crainte de ne pas tenir bon lorsque la grande Épreuve sera arrivée, si cette Épreuve n’est ni pour aujourd’hui ni pour demain ?

Une première manière de garder ancrée dans la Fin la septième demande du Notre Père serait d’y puiser une conscience renouvelée que notre mort se rapproche chaque jour et que c’est bien par elle que nous dirons un « oui » ou un « non » définitif3 à Dieu. Car l ’existence humaine ne fonctionne pas sur le mode cumulatif de l’intégrale mathématique, bien plutôt sur le mode herméneutique du texte dont les parties reçoivent le sens du Tout. C’est toujours le point final qui compte le plus ! On meurt comme on a vécu, cela est vrai, mais il est encore plus vrai que l’on aura vécu comme l’on meurt. Je ne connaîtrai peut‑être pas la grande Épreuve de l’histoire collective, mais mon histoire personnelle prendra bien fin un jour ou l’autre. Où en serais‑je à ce moment ? Quand Dieu me prendra tout, jusqu’à mon propre corps, serais‑je prêt à tout lui donner, jusqu’à ma propre âme ? Ainsi entrerons‑nous tous dans l’agonie que Jésus même n’a pas voulu esquiver. L’allusion discrète au Notre Père, dans le jardin des Oliviers, semble bien légitimer cette transposition du collectif à l’individuel : « Mon Père, que ta volonté soit faite ! » (Matthieu 26,42). Étrangement ou providentiellement, le  Pater rejoint ici l’autre grande prière des chrétiens occidentaux, l’Ave Maria, par laquelle ils confient à Notre‑Dame les deux seuls instants sur lesquels notre liberté a vraiment prise : « maintenant et à l’heure de notre mort ».

La deuxième manière de réactiver l’horizon eschatologique du Notre Père serait de méditer sur la pertinence actuelle des signes de la Fin, tels que présentés par le Nouveau Testament. Qu’il soit bien entendu que nul comput de la Parousie n’est ici suggéré, ni même aucune conjecture sur sa proximité temporelle. Bien plutôt s’agit‑il, comme Newman dans ses sermons4, de relever le rythme cyclique ou plutôt spiralé de l’histoire en attente de sa Fin. Régulièrement adviennent des figures de l’Antichrist, figures seulement, mais aux contours de plus en plus précis qu’il importe de discerner pour ne pas être trompé par leur supposé évangélisme. Parmi ces figures – peu importe ici les noms propres – on est en droit de compter tous les représentants des grandes idéologies totalitaires prétendant apporter à l’humanité les biens messianiques, au premier chef la Paix, mais sans recourir à Dieu et à son Messie Jésus.

L’unité du genre humain par l’adhésion à une culture vraiment universelle, la disparition des conflits armés, la réconciliation des hommes entre eux et aussi des hommes avec la Nature, autant de promesses auxquelles il est tentant de prêter l’oreille, fût‑on baptisé et même authentique pratiquant. Les grandes idéologies athées du xxe siècle sont mortes en laissant le souvenir atroce des camps et des goulags, leurs héritières du xxie siècle, moins visiblement sanglantes, ne sont pas moins dangereuses du point de vue spirituel. Le Cardinal Ratzinger, dans son homélie du lundi 18 avril 2005 (veille du Conclave qui devait lui confier le ministère de Pierre), ne craignait pas de parler d’une « dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs5 ».

Et c’est bien là que le Notre Père s’offre à nous en défense contre les séductions de l’Adversaire. Car l’oraison dominicale nous force à nommer le mal, à le regarder non pas dans la lumière trompeuse du bien apparent, mais sous la lumière infiniment supérieure du Dieu qui pardonne nos offenses pour que nous pardonnions à autrui. Le mal fait vraiment mal, et c’est déjà charité, déjà miséricorde, déjà pardon que de pouvoir le dire, en dépit de toutes ces stratégies démoniaques par lesquelles le Mal tente de se présenter d’abord comme un moindre mal, puis comme un moyen en vue du bien, puis comme le Bien lui‑même. Le Notre Père a ici une vertu apocalyptique de dévoilement de la réalité, bien souvent amère, mais d’une amertume conduisant à la paix véritable (voir Isaïe 38,17). En ce sens aussi la septième demande est‑elle une demande pour la fin, pour le définitif, là où le relativisme sans cesse nous immerge dans le flou, le provisoire, le nuancé, le gradué, bref dans cette « société liquide6 » à laquelle la Révélation oppose un « non ! » résolu et plein d’espérance : « de mer7, il n’y en aura plus » (Apocalypse 21,1).

À une telle dramatique divine le présent Cahier concluant une série de six8 convoque son lecteur. Son économie se déploie en trois étapes suivies d’une conclusion.

Une libération radicale

La première, comme de juste, revient à la pertinence de la lettre évangélique. Il s’agit de mobiliser les ressources de la science exégétique, en sa double facture historique et littéraire, pour prendre toute la mesure des paroles de Jésus. Philippe Cazala nous aide d’abord à poser un regard nouveau sur la structure spatiale du Notre Père, oscillant selon les auteurs entre une figure concentrique (sept demandes avec au centre la demande du pain) et une figure en diptyque (demandes en « tu », demandes en « nous ») dont le deuxième volet se déploie selon trois parallélismes (notre pain quotidien//donne‑nous ; remets‑nous nos dettes// comme nous remettons ; fais que nous n’entrions pas en tentation// mais délivre‑nous). L’intérêt de cette deuxième structure, soutenue par plusieurs Pères, est d’affermir l’unité des deux dernières demandes de l’oraison dominicale en révélant la logique spirituelle qui s’y engage : à chaque fois un membre du parallèle porte sur l’action de Dieu tandis que le second expose la collaboration de l’homme à cette action. Ainsi se déploie sous nous yeux la texture spirituelle de la prière, rencontre du Père Créateur et de sa fragile créature, accueillie dans l’intimité divine de par la gracieuse incarnation du Fils. Quoique le nom de Jésus n’y apparaisse pas, le Notre Père est bien la prière chrétienne par excellence ; elle n’a de sens qu’en Christ, vrai homme et vrai Dieu. Autre acquis de cette analyse structurale : l’impossibilité de comprendre la septième demande sans la sixième. De ce point de vue, la publication en deux Cahiers des articles consacrés à ces deux demandes9 n’a d’autre portée que pédagogique. On pourrait tout aussi bien les réunir en une seule coulée éditoriale.

Un second article, toujours de facture exégétique, prend au contraire un peu de champ et situe la septième demande du Pater dans le tissu textuel de l’Évangile entier. L’objectif est de ne pas projeter trop vite dans le « délivre‑nous » nos projets et désirs immédiats mais de laisser la Parole de Dieu révéler, à travers l’action du Christ, quelle délivrance nous est véritablement offerte. Céline Rohmer articule finement les divergences des quatre évangélistes pour montrer comment chacun privilégie sa propre vision du Salut. « Marc raconte la délivrance des systèmes aliénants, Matthieu parle d’une dé‑préoccupation de soi‑même, Luc facilite l’annonce de la libération et Jean la rend strictement équivalente à l’événement Christ. » Nous pouvons y penser lorsque nous prions le Notre Père, non pour jouer un évangile contre l’autre, mais pour mieux mesurer combien cette prière est toujours plus riche de sens que nous l’imaginions. Surcroît de sens qui n’est d’ailleurs pas extérieur à l’efficacité spirituelle (sacramentelle ?) de l’oraison dominicale. Car s’il est vrai que la mort est l’horizon dernier auquel se heurte le projet créateur, nous sommes souvent aveugles pour discerner les chemins qui y conduisent des chemins de vie à nous donnés par le Sauveur. Tel est bien le problème : croyant choisir la vie, nous choisissons en fait la mort ! La prière que Jésus nous laisse, prise dans l’ensemble du témoignage évangélique, a ici valeur d’une prise de conscience, d’un dévoilement des complicités que le Mal trouve en nous. Elle est lumière pour notre route.

La deuxième étape du Cahier se confronte directement à la figure énigmatique du Malin auquel le Pater se réfère sans doute. Qui est‑il exactement ? À quel niveau se situe son action ? Jusqu’où faut‑il démythifier le langage biblique qui y fait écho ? Bernard Pottier nous offre d’abord une note succincte mais très suggestive sur la démonologie (et l’angélologie) de Karl Barth, laquelle se veut strictement biblique et en opposition à l’angélologie thomasienne fortement influencée par la spéculation philosophique des « formes séparées ». La conclusion de Barth est frappante. Les anges n’ont d’autre fonction que louer Dieu et en témoigner auprès des hommes, mais « leur liberté est différente de la nôtre et entièrement positive, incapable de dire NON à Dieu ». Ils ne sont donc pas vraiment acteurs du Salut. Quant aux démons, ils n’ont aucune parenté avec les anges, ce ne sont pas des anges déchus, mais « ils sont identiques au néant, un néant d’autant plus dangereux que nous lui accordons une réalité indue ». On ne réfute pas si facilement Barth, d’un point de vue biblique tout au moins ; mais l’on peut s’interroger sur la compatibilité de sa démonologie avec le témoignage évangélique qui semble malgré tout accorder davantage de personnalité au diable.

C’est bien la question de la personnalité du diable qui forme l’objet de l’article de Philippe Vallin. Depuis un article célèbre de Joseph Ratzinger qualifiant le diable de Unperson, non‑personne, le problème a effectivement été abordé par divers auteurs. La visée première de Ratzinger n’était certes pas de nier l’individualité ou la liberté des démons, mais plutôt de manifester la plénitude de sens de la personne qui, en christianisme, n’est pas une redondance de l’individu, mais le partenaire d’un dialogue amoureux avec Dieu. Or, de ce dialogue, le diable s’est mis une fois pour toutes à l’écart. D’autres théologiens réfléchissent à nouveau frais sur la question des structures de péché, ce mal  opérant mystérieusement dans les sociétés humaines, que tout le monde ratifie sans l’avoir jamais vraiment voulu, pour y lier l’action du Malin, voire pour y absorber tout son être. Philippe Vallin emprunte une autre direction. Le diable est bien un sujet, une liberté, selon l’enseignement le plus traditionnel de l’Église, mais une liberté en perpétuel délestage ontologique par le refus d’offrir sa face (prosôpon) au Créateur. Le mal dont nous devons être délivrés n’est en définitive autre que celui auquel le Malin s’est livré tout entier pour ne se livrer à personne. « L’obstination eschatologique dans l’orgueil, l’envie et la colère consignerait en langage moral le mode de subsistance dans la damnation de celui qui, en vérité ontologique, a perdu la face. »

David Vopřada nous fait découvrir ensuite la place que revêt la renonciation au diable dans la pédagogie baptismale de l’Afrique du Ve siècle. Les allusions à l’initiation chrétienne dans les sermons d’un Augustin ou les explications du Symbole d’un Quodvultdeus sont précises. Elles dessinent une vision du monde assez différente de la nôtre, justement en ce que l’action démoniaque y est prise très au sérieux. Dès lors la bonne volonté du candidat, sa foi naissante, ses oeuvres de charité même, ne lui permettent pas d’être plongé sans autre forme de procès dans le bain de la régénération. Il faut auparavant se soumettre à divers rites d’exorcisme – dont notre rituel a bien sûr gardé la trace – pour que le baptême corresponde réellement à un transfert du royaume du diable vers le Royaume de Dieu. Le Notre Père est transmis au candidat lors d’un de ces rites préparatoires pour achever, sur la parole de Jésus, ce long parcours de renonciation au Mal.

Nous restons sur le terrain pastoral avec l’article de Jean‑Baptiste Golfier qui fait le point sur un sujet délicat : les prières d’exorcisme. L’expérience bimillénaire de l’Église ainsi que la réflexion des théologiens a fait mûrir une véritable typologie de l’action démoniaque de laquelle nous demandons à être délivrés. Loin des manifestations spectaculaires complaisamment exposées dans certaines productions cinématographiques, le Malin agit d’ordinaire dans la tentation et la suggestion. Il ne peut jamais forcer l’entrée dans l’intelligence et la volonté spirituelles – le « coeur » au sens biblique du mot – mais se retrouve à l’aise dans l’imaginaire et le phantasme. Cependant le Christ « entre
dans la maison de l’homme fort et pille ses biens, après l’avoir ligoté » (Matthieu 12,29), de sorte que ce n’est pas la peur du démon qui doit dominer en nous, mais bien la calme confiance en la grâce ordinaire, parfois soutenue par des prières et sacramentaux particuliers.

Un contexte liturgique signifiant

Dans une troisième étape, notre pensée se tournera vers l’ancrage eucharistique de la délivrance du Mal. Car si la pédagogie baptismale est le lieu d’appropriation du Notre Père (l’article du P. Vopřada nous y a sensibilisés), c’est bien l’Eucharistie célébrée le jour du Seigneur qui constitue le « terreau liturgique » habituel de la prière du Seigneur. Une courte note de Jean‑Robert Armogathe fait le point sur l’embolisme du Notre Père, c’est‑à‑dire le petit  développement de la septième demande prononcé par le prêtre seul après la récitation par toute l’assemblée : « Délivre‑nous de tout mal, Seigneur, et donne la paix à notre temps… ». En regard du missel tridentin, la réforme liturgique de 1970 a simplifié cette prière et surtout y a introduit un élément eschatologique significatif : « exspectantes beatam spem et adventum Salvatoris nostri Jesu Christi ». La traduction officielle : « en cette vie où nous espérons le bonheur que tu promets et l’avènement de Jésus Christ, notre Sauveur », rétrécissant le « et » latin en « et » français, juxtapose un peu curieusement un bonheur promis (sur la terre ?) et l’avènement parousiaque du Seigneur. Lisant (sans doute à juste titre) ce fameux « et » comme un « etiam », la nouvelle traduction de 2020 est plus heureuse. « Nous serons libérés de tout péché, à l’abri de toute épreuve, nous qui attendons que se réalise cette  bienheureuse espérance : l’avènement de Jésus Christ, notre Sauveur. »

À l’issue de l’embolisme, le prêtre et toute l’assemblée reprennent une doxologie qui conclut véritablement le Notre Père : « Car c’est à toi qu’appartiennent le règne… ». Patrick Prétot nous montre que, loin d’être un appendice ornemental, cette doxologie (attestée dès le ier siècle) est un sommet de l’action eucharistique dans sa globalité puisque c’est bien par et dans le sacrement que le Ressuscité fait advenir le Règne de Dieu sur la terre. La quatrième demande : « Donne‑nous aujourd’hui notre pain de ce jour », souvent comprise comme une référence au sacrement de l’autel, le suggérait déjà, la doxologie le confirme : prier le Notre Père est la meilleure préparation spirituelle à la rencontre du Christ et ce n’est pas en vain que l’Église le met sur nos lèvres, juste avant que nos bouches reçoivent le corps du Seigneur.

Le mot de la fin

La conclusion du Cahier se décline en deux contributions particulièrement suggestives. Aldino Cazzago médite d’abord sur la manière dont Thérèse de Lisieux a pu vivre la demande de la délivrance du mal dans sa récitation quotidienne du Notre Père. Il nous oriente vers les intuitions fulgurantes de la jeune carmélite au sujet de la miséricorde divine. Cet axe essentiel de la spiritualité thérésienne culmine dans son remarquable Acte d’Offrande, présentant en quelques lignes comme une synthèse de son message et de sa vie. Thérèse a une vive conscience de sa petitesse et de la malice qui toujours se loge dans nos actions en apparence les plus pures, les plus religieuses. « Au soir de cette vie, je paraîtrai devant vous les mains vides […]. Toutes nos justices ont des taches à vos yeux… » Elle affirme aussi, dans un génial retournement, que cette infirmité indépassable non seulement n’empêche pas de s’offrir à Dieu mais constitue la matière même de notre offrande à la misé ricorde divine. « Je veux, ô mon Bien‑Aimé, à chaque battement de mon coeur vous renouveler cette offrande un nombre infini de fois, jusqu’à ce que les ombres s’étant évanouies je puisse vous redire mon Amour dans un Face à Face Éternel ! » À cette hauteur seulement s’accomplirait, pour Thérèse comme pour nous, la délivrance du mal…

Jean‑Luc Marion, enfin, ressaisit l’ensemble de l’oraison dominicale à la lumière de ses premiers mots : « Pater hemôn », « Notre Père ». Nous les prenons d’ordinaire comme une entrée en matière, un moyen comme un autre de s’adresser à Dieu. Mais quelle expérience humaine permet de les prononcer en vérité ? Quel est le « nous » engagé dans la prière que Jésus enseigne à ses disciples ? « Cela ne va pas de soi », nous avertit Jean‑Luc Marion, d’autant moins de soi que la phénoménologie d’un Husserl interroge profondément l’origine de l’intersubjectivité. Car, dans la mesure où la conscience est par définition même celle d’un Je, comment cette conscience pourrait se fondre dans un Nous ? Sinon par la reconnaissance extérieure d’un bien commun, d’une réalité appropriée par plusieurs Je et à l’intérieur de laquelle le Nous trouverait sa fondation ? Mais précisément, en tant qu’extérieure à la conscience, une telle réalité est‑elle suffisante au plan phénoménologique ? Husserl n’a sans doute pas réussi à dépasser le paradoxe, parce qu’il est indépassable… À moins que le bien commun ne soit celui d’une réalité tellement intérieure qu’elle deviendrait la matière même du Je, non sous la modalité d’une idée ou d’un état de conscience, mais par l’humble jeu de la manducation d’un pain spirituel. Ainsi la quatrième demande du Notre Père : « Donne‑nous le pain de nous », prise dans l’horizon eucharistique, retourne‑t‑elle le problème. Nous n’avons pas à construire un Nous préalable à la récitation du Notre Père, mais à recevoir de Jésus « le pain de nous », le pain qui nourrit le Nous, qui construit le Nous : le don du Nous.

Avec cette prise de hauteur, nous pouvons lancer un regard rétrospectif sur la série entière des Cahiers consacrés au Pater. Dans son éditorial du tout premier Cahier10, Jean‑Robert Armogathe faisait la remarque suivante : « Sur les lèvres des disciples, la prière que Jésus leur a confiée devient aussi la sienne. » Ne retrouve‑t‑on pas ici le retournement mis en avant par Jean‑Luc Marion, si l’on part de la demande des disciples : « Seigneur, enseigne‑nous à prier, comme Jean a enseigné à ses disciples » (Luc 11,1) ? Jésus priait, manifestant une intimité unique avec le Père, et c’est bien cette prière de Jésus qui fascinait les hommes ayant tout quitté pour le suivre. Ils veulent prier comme Jésus,  avoir la même simplicité, la même confiance en Dieu que celle dont Jésus faisait preuve à tout instant de sa vie. Demande magnifique, donc, mais peut‑être aussi irréaliste. Qui pourrait se prévaloir d’être de plain‑pied avec le Roi des Rois et le Seigneur des Seigneurs, sinon son propre Fils ? Qui oserait, de par sa propre initiative, s’adresser à Dieu avec les mots de l’enfant : « Abba, Père » ? Pourquoi ne pas se contenter de la magnifique prière des psaumes, la prière d’Israël, qui a aussi été celle de Jésus ?

Jésus aurait pu ne pas répondre à cette demande, comme il a en d’autres occasions ramené l’ambition de ses disciples à de justes proportions : « Vous ne savez pas ce que vous demandez ! » (Marc 10,38). S’il y répond, c’est que la folie même du désir correspond à ce qu’il veut donner aux hommes : la réconciliation avec Dieu, l’amitié du Créateur, la filiation adoptive. Les quelques mots qu’il prononce alors semblent peu de choses en regard d’un tel dessein, mais c’est qu’ils sont donnés par celui‑là seul qui leur confère force de vérité en donnant sa vie aux hommes. Coupés de la Croix, coupés de l’Eucharistie, coupés de la Résurrection, ces mots ne valent plus rien. Jésus laisse, certes, sa
propre prière en héritage à ses amis, à ses frères. Mais plus encore il s’engage par sa Pâque à porter en lui devant Dieu leur prière pauvre et maladroite. Tel est le retournement salutaire que les six Cahiers de Communio ne font, en définitive, qu’explorer aux différents niveaux de la vie chrétienne. Avec les disciples, nous voulons prier comme Jésus ; mais c’est Jésus qui condescend à prier comme nous, pour que nous puissions dire, avec Lui et en Lui, « Notre Père ». Pour ces deux mots, il a payé le prix fort.

 


1 Joachim Jeremias, Paroles de Jésus, Paris, Cerf, 1991, p. 92-93. Cette interprétation est confirmée, après confrontation du Notre Père avec les prières esséniennes retrouvées à Qûmran, par Marc Philonenko, Le Notre Père. De la prière de Jésus à la prière des disciples, Paris Gallimard, 2001, p. 155.

2 C’est bien à une qualification de ce temps messianique que se risque Giorgio Agamben, Le temps qui reste, Paris, Rivages, 2004.

3 Eschatos en grec : « dernier », « définitif ».

4 John Henry Newman, Sermons sur l’Antichrist, Ad Solem, 1995.

5 Homélie consultée sur le site internet du Saint-Siège le 11/02/20 (http:// www.vatican.va/gpII/documents/ homily-pro-eligendo-pontifice_ 20050418_fr.html).

6 L’expression est du sociologue polonais Zygmunt Bauman dans sa tentative de qualifier la postmodernité occidentale.

7 Les israélites ne sont pas des marins. Leur mythologie assigne à la mer l’origine des monstres introducteurs du Mal dans le monde (Béhémoth, Léviathan). Ce sont ces mêmes monstres qui prennent possession de la terre dans l’Apocalypse : « Je vis surgir de la mer une Bête ayant sept têtes et dix cornes, sur ses cornes dix diadèmes, et sur ses têtes des titres blasphématoires » (13,1).

8 « Notre Père qui es aux cieux » (n° 238, Mars-Juin 2015) ; « Nom-Règne-Volonté » (n° 244, Mars-Avril 2016) ; « Notre pain » (n° 250, Mars-Avril 2017) ; « Pardonne-nous » (n° 256, Mars-Avril 2018) ; « En tentation » (n° 261, Janvier-Février 2019).

9 Voir « En tentation » (n° 261, Janvier- Février 2019).

10 Voir « Notre Père qui es aux cieux », n° 238, Mars-Juin 2015, p. 9.


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