Peut-on modifier la liturgie ?

Les événements récents ont mis en cause la réforme liturgique. Un théologien et pasteur, répondant à des questions précises posées par des laïcs, montre qu'une saine évolution liturgique appartient, de tous temps, à la tradition la plus authentique.

La liturgie est-elle immuable ou non ?

N'allons pas créer des problèmes là où il n'y en a pas. Dans la mesure où la liturgie a aussi une forme perceptible par les sens, elle est changeante, et il faut qu'elle le soit : de cette manière, l'attention des croyants qui célèbrent et adorent et qui, par leur présence existentielle, font de cette liturgie une messe ne sera gênée par aucun élément étranger à ce qui est célébré ni à ceux qui célébrent. L'exemple le plus parlant de rites que personne ne comprend plus, c'est la religion romaine antique : il a suffi de trois siècles pour que personne ne comprenne plus ni le rituel, ni les cérémonies, ni leur sens caché. Résultat : la religion s'est sclérosée, figée, bien qu'elle ne fut pas moins pratiquée qu'auparavant. Si la liturgie veut garder sa vigueur, si elle veut avoir une action sur la personne et sur la société, il faut qu'elle ne cesse de s'adapter à la mentalité des croyants qui sont des hommes de leur temps.

Si nous partons du fait que pour la première fois dans l'histoire l'Église est vraiment universelle, qu'elle embrasse toute la terre — non plus seulement au niveau des intentions, mais des faits, et en dépit de quelques cases blanches dans l'Extrême-Orient communiste — n'a-t-on pas trop peu réformé la célébration de la messe ? Je me place dans la situation des croyants des pays de mission pour lesquels la réforme de la liturgie n'a pu aller suffisamment loin. Cela a-t-il un sens que les croyants d'origine et de tradition non occidentales, mais appartenant à des cercles culturels autonomes ayant des symboles et des signes en partie totalement différents (embrassements, courbettes, génuflexions, baisers) soient obligés d'adopter le langage des symboles et des signes de la pensée et des sentiments de l'Europe méditerranéenne, qui ont une influence décisive sur notre messe ? A ce sujet, il faudrait tout d'abord dire que la constitution sur la liturgie ainsi que le décret conciliaire sur les pays de mission réservent expressément la possibilité de s'adapter largement aux coutumes et aux traditions culturelles des peuples. C'est ainsi que le missel rénové pour les pays de mission ne donne qu'un cadre général et laisse une très grande liberté en vue de la réalisation locale en offrant une bonne quantité de choix possibles.

D'autre part, on devrait se garder de faire du romantisme et de simplifier les problèmes. L'Église naissante n'est revenue que très prudemment et très lentement aux formes d'expression des liturgies païennes. Elle s'est tout d'abord servi de la forme rituelle extrêmement sobre de l'office synagogal des Juifs, qu'elle a relié à la célébration eucharistique dont le fond venait pour l'essentiel du rite juif, à savoir la longue prière d'action de grâces dont le centre reprenait les récits de l'institution. En outre, cette prière porte en elle l'idée de sacrifice, dans la mesure où elle mettait les croyants à l'unisson de la prière de Jésus-Christ, de son abandon au Père et de l'actualisation de celui-ci. Ces éléments de base constituent la charpente de toute célébration eucharistique chrétienne, et ceci jusqu'à aujourd'hui. Ils ont ensuite été transformés, dans un processus organique de croissance qui reprenait les différentes formes culturelles d'où sont finalement nées les différentes familles de rites. Mais cette élaboration présupposait qu'on ait tout d'abord trouvé l'identité chrétienne, qui elle-même a trouvé son expression dans une forme liturgique fondamentale. Ce n'est qu'à partir d'une telle conscience de soi que les chrétiens ont pu modifier efficacement ce qui existait déjà, pour en faire le mode d'expression du christianisme. Cela présupposait par conséquent la lutte du chrétien pour se différencier, lutte qui fut menée par les martyrs durant trois siècles, et qui seule ouvrit la porte à un usage purifié des coutumes païennes.

En outre, un grand nombre de choses dont nous sommes tentés de croire qu'elles viennent de Rome ne se sont formées qu'avec la redécouverte de l'Ancien Testament, qui commença au Moyen-Age naissant : ici encore on est revenu aux véritables sources du christianisme bien plus que nous ne le disons habituellement, bien plus que la recherche ne l'a parfois supposé. Je trouve donc extravagante l'idée qu'on puisse inventer les liturgies missionnaires pour ainsi dire du jour au lendemain, au moyen de décisions des conférences épiscopales reposant elles-mêmes sur des avis de professeurs. La liturgie ne naît point par décrets, et l'une des faiblesses de la réforme liturgique post-conciliaire réside sans aucun doute dans le zèle des professeurs qui, de leur bureau, mettent en œuvre un travail qui nécessiterait une croissance vivante. J'en vois personnellement un exemple flagrant dans la réforme du calendrier, où l'on a tout simplement oublié à quel point l'année civile et les différentes fêtes s'interpénètrent et par là-même édifient un rapport entre les chrétiens et leur temps. Inversement, quand par des calculs historiques mesquins, d'ailleurs tout à fait illogiques, on a déplacé les fêtes en usage pour les éparpiller tout au long de l'année, ce fut certainement au mépris d'une loi fondamentale de la vie religieuse.

Mais revenons-en aux missions : se convertir au christianisme, c'est avant tout se détourner des manières de vivre païennes ; dans les premiers siècles chrétiens et encore longtemps après ce qu'on a appelé le renversement constantinien, on éprouvait cela très fortement. Ce n'est qu'à partir du moment où se forge dans les pays de mission une forte identité chrétienne que l'on peut, à partir de là, prudemment passer à une autre étape : christianiser les formes existantes en les reprenant dans la liturgie et inversement mêler ce qui est chrétien aux éléments de la vie quotidienne. Bien sûr, on a aussitôt corrigé en conséquence les formes d'expression qui dans les pays concernés sont impensables ou avaient une signification opposée, mais c'est une autre question. Je ne qualifierais pas cela de réforme liturgique, mais d'utilisation conséquente d'une forme existante, toujours indispensable. En outre je suis convaincu qu'une adaptation superficielle et trop empressée ne renforce pas le respect porté au christianisme, mais au contraire ne ferait qu'éveiller des soupçons quant à sa sincérité et à son sérieux. Songeons enfin que partout les civilisations indigènes sont aujourd'hui submergées par la civilisation technique mondiale ; cela aussi doit nous mettre en garde contre l'empressement et l'extériorisation.

Vous conviendrez avec moi que toute réforme ne peut avoir de sens que si elle s'appuie sur un large public. Sans cela, elle manque son but. Il existe des choses analogues en Droit. Une nouvelle loi, valable en soi, qui n'est pas comprise et donc pas acceptée par le citoyen, tombe à plat. Les juristes parlent alors d'une lex non accepta. En suivant les discussions sur la réforme liturgique, c'est-à-dire sur la réforme de la célébration de la messe, durant ces dernières années en Allemagne et à l'étranger, je puis conclure avec toute la prudence nécessaire qu'il y a une frange de croyants, certes étroite sur le plan statistique, mais très soudée dans son appartenance à l'Église, qui exprime son mécontentement face à la réforme, mécontentement allant de l'étonnement, de la mauvaise humeur jusqu'aux critiques, informelles ou formulées à haute voix. Tant pis, ces protestations s'apaiseront au bout d'un certain temps, pourrait penser la hiérarchie. Ne parlons pas des nombreuses rationalisations mises en œuvre par les protestataires contre la réforme. Une chose est certaine : aussi différencié que puisse être le front des protestataires soi-disant conservateurs, ils se sentent pris au dépourvu et hors du jeu. Et ceci n'est pas seulement subjectif et de loin. Souvenez-vous : en 1947, Mediator Dei, l'Encyclique de Pie XII, et, à peine vingt ans plus tard, la réforme liturgique. En l'espace de vingt années s'est produit un glissement de terrain imperceptible, sans que les gens concernés, la masse des croyants traditionnels, aient la moindre sécurité. Je n'arrive pas à comprendre comment l'Église, pasteur de ceux qui lui sont confiés, a pu avoir une conception si défectueuse de sa responsabilité pastorale durant ces années-là, que les croyants de la vieille école aient été submergés, presque sans protection, par les nouveautés. Un mot encore à propos de ce sentiment d'exclusion : je parle de ceux qui ont lutté pour ce qu'on leur a appris, pour ce en vue de quoi on les avait éduqués et qui s'y sont engagés de façon existentielle. Et tout cela, du jour au lendemain, ne correspondait à rien. Je ne décide pas ici de ce qui est juste, de ce qu'il faut croire, de l'ancien ou du nouveau. Je veux seulement attirer l'attention sur la psychologie de bon nombre de croyants.

Je voudrais d'abord revenir sur un mot que vous venez d'employer. Vous faite une différence entre les anciennes croyances et les nouvelles. Je voudrais combattre résolument cette distinction. Le concile n'a pas créé de nouvelles croyances ni même remplacé les anciennes. C'est un trait fondamental de ses déclarations de se comprendre comme la continuation et l'approfondissement des conciles précédents, particulièrement ceux de Trente et de Vatican I. Il s'agit uniquement de maintenir la même foi dans des conditions différentes et de la revivifier. Par conséquent la réforme liturgique a tenté de rendre plus transparente l'expression de la foi, mais elle voulait exprimer une seule et même foi et non en changer les formes.

Pour ce qui est de la préparation, elle semble n'avoir été nulle part aussi intense qu'en Allemagne : c'est bien là qu'on trouvait le foyer du mouvement liturgique d'où sont nées les déclarations du concile. Nombreuses sont les décisions du concile qui avaient été anticipées depuis longtemps. En outre, Pie XII avait lui aussi déjà réalisé des bribes d'une réforme liturgique ; songez, par exemple, à la réorganisation de la veillée pascale. Cependant, je suis d'accord avec vous pour dire que, par la suite, beaucoup de choses se sont produites trop brutalement, si bien que de nombreux fidèles ne percevaient plus le lien avec ce qui précédait. Là encore, le concile a été tout simplement débordé, lui qui, par exemple, avait encore déclaré que la langue dû rite romain restait le latin, mais qu'il faudrait donner à la langue « vulgaire » sa juste place. Aujourd'hui, on est obligé de se demander s'il existe encore un rite romain ; on en a à peine conscience. La liturgie est, aux yeux de la plupart, bien plus pour chaque communauté un exercice de structuration où des groupes adéquats bricolent leurs propres « liturgies » d'une semaine sur l'autre avec un zèle souvent aussi admirable que déplacé. Cette rupture de la conscience liturgique profonde me paraît être la chose la plus fatale qui soit. Les frontières entre la liturgie et les réunions d'étudiants, entre la liturgie et les mondanités disparaissent imperceptiblement, ce qui se traduit par exemple dans le fait que certains prêtres, pour se conformer aux formes bourgeoises de la politesse, prétendent ne devoir communier qu'après les autres ; ils n'osent plus dire « je vous bénis », et par là-même détruisent l'essentiel face à face liturgique ; les salutations souvent insipides, avec toutes leurs banalités, auxquelles certaines communautés aspirent comme à une politesse dont on ne peut se passer, s'y sont elles aussi installées. A l'époque où le nouveau missel n'était pas encore paru, mais où l'ancien était déjà qualifié de « vieux », on a perdu la conscience qu'il y a un « rite », c'est-à-dire une forme liturgique donnée, et que la liturgie n'est elle-même que si elle est soustraite à la manipulation des fidèles. Même les nouveaux livres officiels, aussi bons soient-ils, laissent beaucoup trop percer la planification très pensée des professeurs et renforcent l'idée qu'on « fait » un livre liturgique comme on fait aussi d'autres livres. A ce propos, je voudrais faire une brève remarque sur la querelle au sujet de la liturgie dite tridentine. Il n'existe pas de liturgie tridentine et jusqu'en 1965 ce mot n'aurait rien dit à personne. Le concile de Trente n'a pas « fait » de liturgie. Et il n'y a pas non plus, au sens strict du terme, de missel de saint Pie V. Le missel qui est paru en 1570 sur l'ordre de Pie V ne se différenciait qu'en peu de choses de la première édition imprimée du missel romain, parue juste cent ans auparavant. Dans la réforme de Pie V, il s'agissait au fond uniquement d'éliminer les proliférations du Moyen Age tardif, ainsi que les fautes qui s'étaient introduites au moment de recopier et d'imprimer : ceci afin de prescrire pour toute l'Église le missel de la ville de Rome qui n'avait pratiquement pas été atteint par ces événements. En rendant obligatoire le seul missel-type imprimé à Rome, il s'agissait d'écarter les incertitudes résultant du pêle-mêle des recherches liturgiques à l'époque de la Réforme, recherches dans lesquelles les frontières entre catholiques et réformés s'étaient largement estompées. C'est de cela qu'il était question, ce qui est manifeste si l'on considère que des habitudes liturgiques en vigueur depuis plus de deux cents ans furent exclues de la réforme. Dès 1614 parut sous Urbain VIII une nouvelle édition du missel qui contenait à nouveau différentes améliorations, si bien qu'avant comme après Pie V, chaque siècle a laissé ses traces dans le Missel, entraîné dans un processus continu d'épuration d'une part, de croissance d'autre part, et ceci tout en restant toujours le même livre. En partant de ces faits, on est obligé de qualifier d'irréel l'entêtement à garder le « missel tridentin », mais aussi de critiquer la forme sous laquelle le Missel rénové a été présenté. Il faut dire aux adeptes du Tridentin que la liturgie de l'Église est aussi vivante que celle-ci et donc impliquée dans un processus de maturation, dans lequel il peut y avoir des césures plus ou moins larges. Pour la liturgie catholique, quatre cents ans d'ancienneté, ce serait bien trop peu : elle remonte réellement au Christ et aux apôtres et c'est par là qu'elle est arrivée jusqu'à nous, par une croissance unique et incessante ; le Missel est aussi peu momifiable que l'Église elle-même.

En même temps, il faut porter un jugement critique et constater que, malgré toutes ses qualités, le nouveau Missel a été édité comme s'il était un ouvrage revu et corrigé par des professeurs, et non l'une des phases d'une évolution continue. Jamais chose semblable ne s'est produite ; cela s'oppose à l'essence même de l'évolution de la liturgie et c'est ce seul fait qui a fait naître l'idée absurde que le Concile de Trente et Pie V auraient eux-mêmes rédigé un missel il y a quatre cents ans. La liturgie catholique fut ainsi rabaissée au rang d'un produit des débuts de l'époque moderne, si bien qu'on a provoqué un changement de perspective qui est inquiétant. Bien que peu de personnes ressentent ce malaise et se rendent clairement compte de ces faits, tout le monde sait instinctivement que la liturgie ne peut être le produit ni d'un décret ecclésial ni même d'une savante érudition, mais que c'est parce qu'elle est le fruit de l'Église vivante que la liturgie est ce qu'elle est. Pour éviter les malentendus, je voudrais dire que je suis très reconnaissant au nouveau Missel, quant à son contenu, mis à part quelques critiques, d'avoir agrandi le trésor des oraisons et des préfaces, d'avoir institué de nouveaux canons et multiplié les formulaires de messes de semaine, etc., sans parler de la possibilité d'utiliser la langue maternelle. Mais je considère comme malheureux d'avoir fait naître en même temps l'idée qu'il s'agissait d'un livre nouveau, au lieu de présenter le tout dans son unité avec l'histoire de la liturgie. Je pense par conséquent qu'une nouvelle édition devra montrer et dire clairement que le Missel dit de Paul VI n'est rien d'autre qu'une version renouvelée d'un unique missel, à l'élaboration duquel ont déjà participé Pie X, Urbain VIII, Pie V et leurs prédécesseurs, ceci jusqu'à l'époque de l'Église naissante. La conscience de l'unité interne de l'histoire de la foi, qui se manifeste dans l'unité toujours actuelle de la prière (elle prend sa source dans cette même histoire) est essentielle à l'Église. On déchire tout autant cette conscience lorsqu'on se déclare pour un livre qui a prétendument été fait il y a quatre cents ans, que là où on voudrait la toute dernière liturgie. Au fond les schémas de pensée sont les mêmes dans les deux cas. Il me semble que le malaise dont vous parlez trouve ici sa racine. Il s'agit de savoir si la foi prend sa source dans des décrets et des recherches savantes, ou si elle arrive jusqu'à nous par l'histoire vivante de l'Église, identique à elle-même à travers les siècles.

Après avoir remis en question les méthodes et les effets de la réforme liturgique, parlons des buts qu'elle poursuit. Médiator Dei parle déjà de la participation active des croyants à la liturgie eucharistique. L'accent est bien mis sur le mot « actif ». Que signifie participer activement ? Chanter, prier, suivre le prêtre : se mettre assis, debout, à genoux ? Il s'agit donc non seulement, comme autrefois, avant la première guerre mondiale, d'être présent en écoutant la chorale ou en priant le rosaire, mais d'être centré avec la communauté sur ce qui se passe à l'autel.

Mais cette participation active n'a-t-elle pas existé déjà avant la seconde guerre mondiale, tout du moins en Allemagne, grâce au mouvement liturgique des années 20 ? Une longue expérience ne nous apprend-elle pas que la participation active comprise de cette manière peut aussi devenir formelle, vide de sens? Je peux très bien chanter cinq strophes du choral « Grosser Gott, wir loben dich », ou le Credo Ill, tout en repassant mentalement tous les décomptes de ma dernière déclaration d'impôts. La participation active ne protège pas de la routine. La question n'est pas de savoir si l'activisme peut empêcher la routine, mais de savoir comment maintenir, comment recréer le caractère unique de l'événement et de voir ce que doit être une participation active qui soit en mesure d'accomplir cela.

Prenons un exemple : il arrive assez souvent à un touriste d'assister à une représentation d'une œuvre étrangère, dans sa langue originale (Shakespeare à Stratford, Sophocle à Athènes, ou Racine à la Comédie Française). Même s'il n'entend pas l'idiome de l'original, même donc s'il « n'y comprend rien », comme on dit, cela ne l'empêche pas toujours de ressentir une profonde fascination, et, tout en restant passif, de s'ouvrir à l'oeuvre et d'en être transformé. Mais cela n'est guère possible qu'une fois, l'expérience ne gardant son intensité que par sa rareté et son étrangeté. D'où ma question : l'acte liturgique, et avec lui la participation active, qui est faite pour se répéter et qui ne peut que se répéter, comment peut-on les protéger de la routine, et donc les empêcher de se vider de leur sens ? Vous me permettrez d'expliciter tout d'abord le concept de participatio actuosa — participation active — qui est de fait un concept-clé dans la constitution de Vatican II sur la liturgie. L'idée sous-jacente est que la liturgie chrétienne dans son essence et ses formes est un acte qui s'accomplit en communauté. Elle comprend des prières alternées, des intercessions, l'annonce de la Parole et une prière commune. Le « nous », le « vous » et le « tu » sont les formes que les hommes utilisent dans la liturgie pour se nommer ; le « je » n'apparaît que dans des prières isolées relativement tardives. Mais si les textes liturgiques sont imprégnés du Nous, du Vous et du Tu et que cela entre de plus dans une actio (une action « dramatique ») dans laquelle le « livret » veut que tous participent, il est clair qu'une célébration liturgique ainsi comprise exige, ne serait-ce qu'à une cause de la structure des mots et des actions, l'alternance des paroles et des actes dans l'emploi du Nous, du Vous et du Tu ; dans le cas contraire une contradiction interne apparaît toujours entre le texte et sa réalisation. Telle fut la découverte qui avait eu pour effet de susciter dans le mouvement liturgique une nouvelle actualisation des mots et des gestes anciens. Ici, le Concile a par son autorité exprimé une chose qui est, de par sa nature même, évidente.

Dans l'ensemble, cette conception a eu un effet tout à fait bénéfique. Si l'on supprimait aujourd'hui la réalisation active de la liturgie rendue possible par le Concile, on remarquerait soudain que ce qui s'est développé là, en réalité personne ne veut plus y renoncer. Bien sûr, ce qu'on a compris là, on peut toujours le minimiser, le rendre partiel et le dévier en le rétrécissant. Certains partisans de la réforme liturgique semblaient penser qu'il suffirait de tout faire à haute voix et en communauté pour que la liturgie devienne d'elle-même attirante et efficace. Ils avaient oublié que les paroles prononcées ont elles aussi un sens dont l'accomplissement fait partie de la participatio actuosa. Ils avaient oublié que l'action ne consiste pas seulement dans l'alternance des stations debout, assis et à genoux, mais dans ce qui est vécu intérieurement et qui constitue l'action dramatique réelle de l'ensemble. « Prions » : voilà une invitation à un événement qui touche notre intériorité. « Élevons notre coeur » : cette parole et le fait de se lever en même temps n'est pour ainsi dire que la partie visible de l'iceberg. L'essentiel se passe dans les profondeurs, qui se redressent vers le haut. « Voici l'Agneau de Dieu » : il s'agit ici d'un regard particulier qui est loin de se réaliser lorsqu'on ne fait que voir extérieurement l'hostie. Là où on a laissé de côté cette dimension intérieure, on a eu l'impression que la liturgie était toujours aussi « ennuyeuse » et « incompréhensible », si bien qu'on s'est senti finalement poussé à remplacer la Bible par Marx et le sacrement par la surprise-partie : et cela parce qu'on voulait atteindre l'effet tout de suite et de l'extérieur. Face à l'affairement purement extérieur qui est né alors un peu partout, la participation silencieuse d'autrefois était beaucoup plus réaliste et plus dramatique à la fois : il s'agissait d'avoir part à l'action, au mouvement essentiel de la communauté de foi qui part des profondeurs pour aller au-delà des fossés du silence. Cela ne va pas à l'encontre de la « participation active » au sens où nous l'avons décrit au début, mais s'oppose seulement à la manière dont elle s'extériorise. Il n'existe pas de moyen infaillible pour provoquer dans tous les cas, pour chacun et pour toujours, la participation à l'action. Je crois même qu'une des idées tout à fait essentielles qui sont réapparues après le Concile consiste à reconnaître qu'il n'est pas de liturgie dont l'effet soit purement déterminé de l'extérieur. Pour croire, une démarche intérieure est nécessaire, et les mots de la foi ne gardent leur sens que si celle-ci existe. Dans l'Evangile, juste après que Pierre ait formulé sa profession de foi au Christ, on trouve ces mots : « Il commença à les enseigner » (Marc 9, 29s). Autrement dit, il n'existe pas de formule qui soit parlante par elle-même. Le Credo entretient un rapport vivant avec l'enseignement, l'éducation et la communauté de vie des croyants ; valeurs et signes ne prennent vie qu'au sein de telles connexions.

Venons-en au rapport entre le contenu et la forme de la messe actuelle. Par contenu, j'entends les mystères de la foi dont l'Eglise est le représentant et qui passent à travers elle. Pour tout observateur expérimenté, le fait d'avoir, par rapport à la messe de saint Pie V, déplacé l'accent (en le faisant passer du repas sacrificiel à la liturgie de la Parole) a une immense portée. Je me contente de constater sans porter de jugement de valeur. Il est hors de doute que l'élargissement de la liturgie de la Parole dû aux mesures concernant les lectures lui a été profitable. Mais cela ne nous dispense pas de nous demander : pourquoi un tel déplacement d'accent ? Nous ne voulons pas dire pour autant que la forme actuelle de la célébration de la messe est le fruit du hasard, ni même que, si la liturgie de la Parole s'allonge, il faille finalement en couper un morceau, afin de ramener l'ensemble à de justes proportions.

Tant que les contenus ne sont pas éclaircis, donc n'ont pas atteint le consensus, leur forme extérieure ne peut avoir de sens. Qu'est-ce que la messe ? Un repas fraternel ? Un sacrifice célébré en frères ? Vous avez déjà répondu à cette question dans le dernier numéro de cette (p.46) revue [[Voir « De la Cène de Jésus au sacrement de l'Église », Communio, II, 5, pp. 21-32 (N.d.l.R.).]]. Mais je vais plus loin : l'enjeu de la célébration eucharistique est-il la présence réelle de Celui qui est mort sur la Croix et ressuscité, ou bien s'agit-il de rendre le mystère signifiant ? Plus encore : s'agit-il de remplacer le dogme de la transsubstantiation par ceux de la trans-signification et de la trans-finalisation ? Le théologien que vous êtes ne pourra plus répondre : les deux. Allons plus loin encore : de quelles réalités s'agit-il ? Les offrandes deviennent-elles le corps et le sang du Christ uniquement par la foi des croyants ? ou seulement du fait qu'on les mange — ut sumatur, selon saint Thomas ? A supposer que cette manière de comprendre l'Eucharistie ait une place à l'intérieur de l'Église, a-t-on alors besoin d'un prêtre ayant le pouvoir d'exercer cette métamorphose ? Tout laïc croyant n'en est-il pas capable ? Est-il alors besoin d'un Canon ? Tout cela ne nous éloigne-t-il pas du mystère et de la signifiance, pour nous encourager à une vision magique, laissant autant que possible une place pour le miracle, qu'il faut pourtant bannir à tout prix ?

Tous ces problèmes, vous les connaissez. Ces questions contradictoires, on pourrait facilement les reprendre à propos du caractère sacrificiel de la messe. En 1966 encore, le pape Paul VI dans son encyclique (Mysterium Fidei) voyait dans le caractère sacrificiel le coeur du mystère eucharistique. Il en va de même du culte de l'Eucharistie. Les théologiens ne manqueront pas de dire : la présence réelle et la transformation eucharistique sont des choses assurées ; simplement, elles sont accentuées différemment. Encore une fois il ne s'agit pas, dans ces questions, d'avoir raison ou tort. Notre question est la suivante : la liturgie est-elle immuable ou non ? — en prenant l'exemple de la messe. Nous ne pouvons nier que les choses changent plus dans la manière de comprendre l'Eucharistie que ce qu'autorisent l'Eucharistie elle-même, ce qu'on sait des origines et ce que dit la foi traditionnelle. Cela du moins, si l'on ne veut pas s'éloigner des prémisses selon lesquels le peuple de Dieu, dans et par la Messe, accomplit un service et un fête — et ceci reste, bien sûr, toujours vrai.

Le faisceau de questions que vous avez présentées dans ce quatrième point nous introduit au coeur même de questions dogmatiques essentielles, si bien qu'il est pratiquement impossible d'y répondre dans le cadre d'une interview. Il faudrait développer toute une partie du « catéchisme » ; peut-être notre revue pourra-t-elle un jour y consacrer le temps et la place nécessaires. Je me contenterai donc de quelques indications.

En voici une qui paraît extérieure mais qui peut mener loin. Le « ut sumatur » (pour qu'elle soit reçue), que vous avez cité, provient du Concile de Trente (Denzinger 1643) ; c'est Karl Rahner qui a fait remarquer qu'il se trouvait précisément dans le chapitre où il est question de l'adoration eucharistique et de la Fête-Dieu. Rahner voulait rappeler par là que le Concile de Trente a lui aussi très bien vu et clairement exprimé, à partir des paroles de l'institution eucharistique et de la finalité interne des réalités du pain et du vin, que la dynamique profonde de ce sacrement réside dans la manière dont on se prépare à le recevoir. Cela n'a pourtant pas empêché le Concile de Trente de déclarer également que cette « manière de recevoir » a de nombreuses dimensions : recevoir le Christ — la nature même de ce phénomène suppose l'« adoration ». Recevoir le Christ, c'est porter en soi toutes les dimensions propres au Christ, si bien qu'on ne peut pas ramener cela à un processus physique. Or cette affirmation contient déjà la croyance en la Présence réelle.

S'il est difficile aujourd'hui de la définir de manière adéquate, c'est parce que nous ne disposons plus d'une philosophie qui pénètre jusqu'à l'être ; nous ne nous intéressons plus qu'aux fonctions. La science actuelle ne pose plus d'autres questions que celles-ci : comment cela fonctionne-t-il ? Que puis-je en faire ? Elle ne pose plus la question : qu'est-ce que c'est ? Cette question passe pour non scientifique et, d'un point de vue strictement scientifique, elle ne peut être résolue. C'est à ce glissement de la pensée que veulent s'adapter les tentatives pour définir l'Eucharistie au niveau de la signification et du but (transsignification, transfinalisation). Bien que ce qui est dit ici ne soit pas absolument faux, c'est pourtant trop peu, et donc dangereux. Si l'on réduit aussi les sacrements et la foi à des « fonctions », on ne parlera plus de Dieu, qui n'est justement pas même une « fonction », et on ne parlera plus non plus de l'homme, qui lui non plus n 'est pas une « fonction », quel que soit le nombre de fonctions qu'il ait. Mais on voit aussi combien il est important que la foi au sacrement maintienne, à une époque d'indigence philosophique, la question de l'être  ; c'est la seule manière de briser efficacement la domination du fonctionnalisme qui ferait du monde un camp de concentration universel (dont l'essence est précisément de ne plus voir dans l'homme qu'une fonction). En fait, l'affirmation de la présence ontologique du Christ dans les offrandes est aujourd'hui encore et jusqu'à un certain point non assuré philosophiquement ; or c'est précisément par là qu'elle est une affirmation humaine au plus haut point.

Pour ce qui est de la relation entre le sacrifice et le repas, je me permets de renvoyer encore à l'article que j'ai écrit dans le précédent numéro de cette revue. La théologie actuelle ne voit pas d'un bon œil que l'on fasse des parallèles entre l'histoire des religions et le christianisme. Cependant, il me semble important de constater que, dans toute l'histoire des religions, sacrifice et repas constituent une unité indissociable. Le sacrifice fonde la communion avec la divinité ; c'est dans le sacrifice et par le sacrifice que les hommes reçoivent en retour le don de la divinité. Dans le mystère de Jésus-Christ, tout cela se transforme et s'approfondit de diverses manières : le sacrifice vient déjà de l'Amour de Dieu fait Homme, ainsi celui-ci est-il toujours le don que fait Dieu de lui-même et dans lequel il entraîne l'homme si bien qu'Il est lui-même offrande et une fois de plus Celui qui donne. (p.48)

Ceci s'éclairera peut-être si j'y rattache la question de détail à la fois dogmatique et liturgique que vous avez posée : a-t-on vraiment besoin d'un prêtre investi du pouvoir de transformer les dons ? Ici, je ne parlerais pas de « pouvoir », bien que ce soit la terminologie en vigueur depuis le début du Moyen Age. Il vaut mieux voir cette question sous un autre angle. Pour que l'événement d'alors soit rendu présent, il faut dire ces paroles : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang ». Mais celui qui parle ici, c'est le Je de Jésus-Christ. Lui seul peut dire de telles choses ; ce sont ses paroles. Aucun homme ne peut se targuer de déclarer sien le Je de Jésus-Christ. Personne ne peut de lui-même dire ici « je » et « mon ». Mais il faut pourtant le dire pour que le mystère qui nous sauve ne devienne pas un passé lointain. Donc les paroles ne peuvent être prononcées qu'avec des pleins pouvoirs que personne ne peut s'arroger, que ni une communauté ni même plusieurs ne peuvent transmettre, mais qui ne peuvent se fonder que sur le pouvoir sacramentel que Jésus-Christ a lui-même donné à l'Église entière. La parole doit, pour ainsi dire, être dans le sacrement, dans la participation au « sacrement » de l'Église, aux pleins pouvoirs qu'elle ne peut se donner elle-même, mais par lesquels elle transmet ce qui la dépasse. C'est cela 1'» ordination » et le « sacerdoce ». Si l'on a compris cela, il devient clair que quelque chose se passe dans l'Eucharistie de l'Eglise, quelque chose qui dépasse toute sorte de célébration et de rassemblement humains, et même toute sorte de structuration liturgique propre aux communautés : le mystère de Dieu que Jésus-Christ nous a attribué par sa mort et sa résurrection. Tel est le fondement du caractère irremplaçable de l'Eucharistie et de son identité, qui n'a pas été touché par la réforme, mais qui devrait simplement être placé sous un jour nouveau.


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La prière et la présence l'eucharistie (II) - pdf Gratuit pour tout le monde Télécharger