L'amour médecin

Docteur H.
Guérir et sauver - n°11 Mai - Juin 1977 - Page n° 55

Dialogue avec un généraliste

Tout le texte est joint

Nous avons pensé que le sujet de ce cahier rendait nécessaire le dialogue avec un médecin. Cela semble très naturel. En fait, il n'en n'est rien ; nous aurons à le voir. Ce que nous voudrions faire avec vous, c'est beaucoup moins vous interviewer qu'engager avec votre aide un dialogue avec la médecine elle-même. Pas question donc d'un de ces désolants débats où les médecins se prononcent comme des oracles, non pas sur les aspects médicaux, mais bien sur la valeur morale et humaine de la contraception, de l'avortement, des pratiques homosexuelles, etc. Or le médecin n'a pas plus à se prononcer là-dessus que le bourreau n'a à dire son avis sur la légitimité de la peine de mort. Comment se fait-il alors que la compétence, que l'autorité que l'on ne songerait pas à attribuer au technicien de la guillotine soit reconnue au technicien du stéthoscope ou du bistouri ?

Qui pense cela ? Certainement pas les médecins — sauf quelques médecins radiophoniques et télévisuels. Mais surtout les patients, qui s'imaginent que les médecins sont des savants, et qu'à partir du moment où ils ont une certaine compétence dans les domaines physiologiques ou pathologiques, ils peuvent avoir des avis valables sur tout autre problème. On croit en effet que le médecin aura là aussi une réaction scientifique, donc impartiale. Si on interroge, par exemple, un prêtre sur les problèmes de contraception, on pense qu'il aura une réponse toute faite. Si c'est un médecin, on pense qu'il aura une réponse appuyée sur des données scientifiques, donc neutre. Mais c'est faux. Ce qui est vrai, c'est que nous devons d'abord, dans notre profession, ne pas influer sur l'opinion des gens qui nous consultent. Par exemple, si une femme veut se faire avorter, nous ne devons pas profiter de notre autorité médicale pour influencer sa décision morale. Nous devons, au moins, tenir compte du désir réel des gens. C'est une neutralité devant ceux qui viennent nous trouver, une neutralité clinique. Mais ensuite, il faut bien voir qu'elle ne nous qualifie pas du tout comme des arbitres. Ce serait un abus de pouvoir. Nous savons faire beaucoup de choses ; mais ce n'est pas pour cela qu'il est bien de les faire. Et en tout cas, la compétence physiologique cesse d'être neutre, si on la considère comme capable de juger en dernière instance. Réduire de force un problème à son aspect physiologique et prétendre qu'il n'y a rien d'autre à en dire, c'est le contraire de la neutralité. (p.55)

Il y a au-moins une question sur laquelle le médecin semble compétent, c'est celle de savoir ce que c'est que la santé.

C'est difficile. En fait, il n'y a pas deux êtres qui se ressemblent : c'est un fait démontré. Comment vouloir faire une image de l'homme normal ? Il ne peut pas être défini. On a des paramètres et des fourchettes. Par exemple, quand on fait une numération globulaire, on dit : « 4 millions de globules rouges, c'est normal ». Mais « 5 millions de globules rouges, c'est encore normal ». Autre exemple, la tension artérielle : « 14,8, c'est normal », « 12,7, c'est encore normal ». Les gens ne comprennent pas. Il est très difficile de faire un examen systématique et de conclure : Untel est en bonne santé. Quant aux malades, il y en a tellement qui le sont parce qu'ils ne savent pas vivre, parce qu'ils mangent trop, boivent trop, fument trop, se couchent trop tard, que l'envie me prend parfois d'aller aux Indes en voir de vrais... D'autres en revanche, même gravement malades, vivent une vraie vie. Chopin, Mozart, étaient tuberculeux ; Schubert avait une neuro-syphilis. Tous sont morts très jeunes. Mais ils nous ont donné plus que des gens morts très vieux. Ce qui compte, ce n'est pas la bonne santé, c'est de vivre une vie intense. Et pas celle que nous promet la publicité, celle du primitif décontracté, qui « brûle sa vie ». Je n'aime pas les gens outrageusement bien portants, sûrs d'eux, dominateurs. La vie totale, ce n'est pas cela. Ils sont dupes d'un instant de leur vie. Quand j'entends des prêtres dire qu'il faut être « épanoui », ça me fait rire. Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, qui était très malade, était très lucide et équilibrée, mais pas « épanouie ».

N'est-ce pas dire que les bien-portants sont méchants, ou même que la santé est une forme subtile de maladie ? N'est-ce donc pas adopter le point de vue du malade et du faible qui seraient jaloux des bien-portants et des forts ? Nietzsche parlerait ici de ressentiment.

Je ne suis pas contre les gens en bonne santé. Mais j'aimerais qu'ils soient humbles en pensant que leur santé est un état provisoire, inespéré, un don qu'ils ont à accepter sans aucune mauvaise conscience, mais en sachant qu'un jour il leur sera enlevé, comme à Job. Je veux que les gens soient lucides et sachent que ce don est précaire. Et ce n'est pas toujours facile d'être lucide, quand on vit dans un cercle étroit à l'écart duquel on met les malades et les handicapés. Vivre intensément, pour moi, c'est vivre pleinement sa souffrance, son angoisse. C'est ne pas chercher à dormir par une drogue qui empêche de vivre. C'est accepter la condition humaine sans se boucher les yeux sur ce qu'elle peut avoir de tragique. C'est vivre avec le maximum de conscience. Si l'homme en bonne santé utilise mal le faible temps qu'il a à passer sur la terre, c'est que rien ne le ramène à sa condition précaire et à sa mort prochaine. Vivre intensément, c'est au contraire supprimer de ce temps entractes et redites, c'est ramasser toute sa vie pour lui faire donner tout ce qu'elle peut donner. La santé, c'est finalement la vie éternelle. (p.56)

Il est remarquable que cette définition de la santé, que vous venez de donner, et qui est positive, n'ait rien de médical. Pour la médecine, c'est finalement le Docteur Knock qui a raison, quand il dit que tout homme bien-portant est un malade qui s'ignore. Finalement, Bichat ne disait pas autre chose quand il fondait la grande physiologie française du XIXe siècle en définissant la vie comme « l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort ». C'est la définir par son contraire, négativement. La médecine ne peut depuis lors voir le corps que sous l'angle où il contient en puissance sa propre mort.

La santé, cette santé que l'on vient nous demander et dont nous ne pouvons donner qu'une partie, c'est tout autre chose. C'est du paradis perdu que nous rêvons. Et l'on n'en guérit pas. Nous rêvons de l'enfance. Non pas de l'enfant que nous avons été, mais de celui que nous voudrions être, confiant, vulnérable, prêt à se livrer. Or, de déception en déception, nous nous sommes recrocquevillés. Nous avons finalement la nostalgie de l'enfant que nous serons. Peut-on savoir ce qu'est la bonne santé avant d'être ressuscité ? En attendant, la santé, c'est la sainteté, c'est l'amour qui nous fait nous entraider dans ce vaste naufrage qu'est la vie.

C'est donc l'amour qui sauve de la souffrance et par la souffrance ?

Toute ma vie, j'ai été obsédé par la phrase de Bernanos : « Le malheur des hommes est la merveille de l'univers ». J'ai été scandalisé la première fois que je l'ai lue. Mais, en fait, un univers sans souffrance serait un univers sans homme. Seul l'homme peut transformer sa souffrance en œuvre d'art ou en découverte de Dieu. Pensez à la phrase d'Isaïe : « Je les ai mis dans l'angoisse afin qu'ils me trouvent ». Si l'homme n'avait jamais souffert, il serait resté le primitif décontracté dont j'ai parlé. C'est déjà vrai au plan humain. Prenez quelqu'un de névrosé, très malheureux. On lui donne un traitement pour diminuer sa névrose. Un mois après, on voit qu'on a aggravé son malheur, parce qu'il tirait de cette névrose une richesse intellectuelle. On lui a donné une vie plate et ennuyeuse à la place d'une vie intense. C'est un cas fréquent. Il y a des gens qui s'ennuient dans la paix. C'est encore plus vrai au plan de la Rédemption : la souffrance, c'est ce qui tue l'homme de convoitise. Le véritable Don Juan s'est converti quand il a vu qu'il faisait souffrir une femme. Cet échange par lequel ma jouissance est payée par la souffrance d'autrui est comme une image renversée de la communion des saints : quand on monte, on fait monter d'autres avec soi ; quand on descend, on fait descendre d'autres avec soi. Quelques justes suffiront.

La médecine n'a pas grand-chose à dire dans ce domaine, où son rôle est presque nul. Mais quel peut être celui du médecin ?

Les médecins, comme les prêtres et les éducateurs, ont une responsabilité terrible. Ils doivent éveiller l'homme à l'être. L'empêcher d'être victime des idéologies réductrices, des modes intellectuelles, l'amener à être. Or, la réalité n'est jamais drôle : la regarder en face fait toujours souffrir. Le rôle du médecin n'est pas de supprimer la souffrance ; en un certain sens, il est d'apprendre à souffrir. Il est un accoucheur. Il ne doit pas, (p.57) bien sûr, créer la souffrance, mais aider le malade à en tirer parti. Cette souffrance peut amener à accepter la dure réalité de la vie : la mort, la folie, le malheur. Il ne faut pas vivre dans le rêve ou la drogue. Ce qui est le plus important dans la vie, c'est d'être. Il y a peu de gens qui sont. Dire que la vie est absurde est une sottise. Quand on considère les huit milliards de cellules du cerveau, quand on regarde au microscope électronique un tube urinifère ou la structure d'une rétine, c'est une merveille. Ce qui est absurde, c'est de vouloir comprendre l'incompréhensible. La vie n'est pas absurde ; elle est tragique et déconcertante. Et le seul sens qui soit à sa hauteur, c'est Dieu.

On entend souvent dire que dans notre civilisation, le médecin aurait remplacé le prêtre. Qu'en pensez-vous ?

Beaucoup de gens qui n'ont plus la foi ont gardé le désir d'avoir une certaine direction morale, de pouvoir confesser certaines choses. Le fait de confier leurs problèmes les déculpabilise. Et pour cela, seul le médecin peut être le substitut du prêtre. C'est vrai surtout au moment de la mort. Certains malades refusent absolument de voir un prêtre ; ils s'imaginent que le prêtre veut les forcer. Le médecin est le seul intercesseur qui leur reste, parce que nous ne jugeons jamais. C'est très difficile. Nous essayons de les comprendre. Il n'y a pas de gens méchants, mais des gens malheureux. Quelqu'un de malheureux est souvent méchant. Parfois, on obtient de ces gens à leur mort certaines confidences. Souvent, on ne regrette qu'une chose, c'est de ne pas avoir le pouvoir de leur donner l'absolution.

Ce regret nous fait comprendre que le remplacement en question a deux sens. La plupart du temps, on comprend : notre décadence est telle que nous nous soucions plus de notre santé que de notre salut, du sain que du saint. Mais cela peut vouloir dire aussi que le médecin qui sait ce qu'il fait, et bien sûr le médecin chrétien, tout particulièrement, est invité à s'élever à la hauteur de Celui dont le prêtre est le représentant. Disons-le autrement : le médecin risque de « se prendre pour le Bon Dieu », qui, comme le chante Anne, « fait mourir et fait vivre ». Il n'a donc plus le choix qu'entre deux possibilités : se prendre pour le Bon Dieu sans l'être, ou le devenir vraiment, en devenant un saint.

Ce n'est pas plus facile pour le médecin que pour un autre. Ce l'est peut-être moins. La médecine est peut-être la profession où il y a le plus de tentations de toutes sortes. Le médecin doit d'abord résister à la triple concupiscence et aux pulsions découvertes (ou inventées ?) par Freud. Par exemple, la pulsion sadique. Quelquefois, l'entourage d'un malade me dit : « Docteur, interdisez-lui de fumer ». Si cette interdiction n'est pas absolument indispensable, il peut y avoir là une tentation de sadisme. mieux vaut alors seulement conseiller au malade de moins fumer.

Certains avorteurs le sont par sadisme. Ainsi des ophtalmologues, des psychiatres, se sont mis à effectuer des avortements — les gynécologues accoucheurs ayant peu cette vocation. Chez les médecins âgés, (p.58) la tendance paranoïaque est fréquente. Il est très rare qu'elle mène à l'asile, mais elle existe et il faut la tenir en respect. On dit : « Médecin, guéris-toi, toi-même ». Ce n'est pas un défi. C'est une nécessité. Le médecin doit toujours se remettre en question, sinon c'est un mauvais médecin.

Il y a d'autres tentations : de puissance, d'orgueil. On peut tuer des gens avec des mots. Si vous dites à quelqu'un qui fume beaucoup, qui a une peur affreuse et qui vient avec une vague douleur au pharynx : « Vous avez un cancer », vous pouvez le tuer. Pour d'autres, c'est l'érotisme, le masochisme, l'amour de l'argent : tout est facile pour le médecin. Une autre tentation : vouloir faire le bonheur des gens malgré eux. C'est le thème du film Orange Mécanique : on prive l'homme de sa liberté de faire le mal. Chaque médecin a sa conception de la santé, de ce qui convient aux autres. La tentation de l'intellectuel, c'est de penser pour les autres. La tentation du médecin, c'est de vouloir pour ses clients le bonheur qu'il imagine pour eux.

Le pouvoir médical est immense. C'est un pouvoir qu'on ne mesure pas quand on est jeune médecin. Le Conseil de l'Ordre est un frein, et le serment d'Hippocrate introduit un certain humanisme pour empêcher que ce pouvoir ne soit trop grand. Or, les jeunes médecins qui contestent l'Ordre le contestent parce que c'est un pouvoir, alors qu'en réalité, c'est une protection contre le pouvoir. Il n'y a qu'une solution : il faut que ce pouvoir se transforme en devoir. Et c'est une véritable conversion.

Le contact avec la souffrance et la mort amène une transformation progressive. On ne peut pas être tous les jours au contact de la souffrance sans en être atteint. Il y a une façon de se barricader contre la pitié. Mais petit à petit, il se fait une transformation, parce qu'il y a une relation entre la souffrance des malades et la propre souffrance du médecin. Au début, j'étais chrétien peut-être par esthétisme. Mais la mort, vivre avec des gens qui meurent, m'a aidé à me convertir. Il faut absolument trouver un sens à la souffrance des enfants débiles (encore qu'ils soient joyeux ; ils peuvent apporter de la joie ), ou la souffrance d'une personne de cinquante ans, polio depuis l'âge de trente ans. Il faut trouver un sens au malheur immérité, ou devenir cynique. Tant qu'on n'a pas découvert l'amour, l'oubli de soi, on ne sait rien.

Y a-t-il une forme d'amour qui soit propre au médecin ?

Oui, le médecin doit souffrir avec ses malades : c'est la compassion. Dans la médecine, il faut distinguer ce qui est purement technique (le généraliste s'en décharge sur les spécialistes) du véritable motif du consultant : « Est-il malade, ou n'est-ce pas une difficulté professionnelle, familiale. une angoisse intérieure ? ». Quand il s'agit de vraie souffrance physique, on est très outillé pour en venir à bout. Ce n'est pas le plus important. Il faut d'abord apprendre au malade à vivre sa maladie. Dans les maladies où l'élément névrotique ou moral est important, il faut descendre avec le malade toute la spirale de l'angoisse pour l'accompagner, parce qu'il y a des régions du coeur où on ne peut aller seul. Il faut que (p.59) quelqu'un nous tienne par la main pour y aller. On arrive par là à la vérité de l'être.

A cette profondeur, les masques tombent; Et l'on voit que tout malade est un blessé. On n'aime pas un malade parce qu'il est malade, mais parce qu'il est blessé. Ce n'est plus alors un amour morbide ; c'est un amour fraternel. Et c'est là que peut intervenir la vraie compassion. ou la vraie sympathie (souffrir avec). Quand quelqu'un a un cancer et le sait, il va falloir que le malade et le médecin vivent ensemble toute l'agonie, les mois qui restent à vivre et où il faut essayer de vivre vraiment ensemble. C'est là que le remède le plus important, la clef de la médecine, c'est l'amour. L'amour véritable qui est don, sans rien demander en échange. Au bout d'un certain nombre d'années, l'argent n'a plus beaucoup d'importance.

Dans tous les cas, le médecin est son principal médicament. Et pas parce qu'il est médecin, mais parce qu'il est homme. C'est un homme qui, certes, a une technique qui lui permet de régler de petites choses, l'angine, la tension artérielle. Mais pour être vraiment médecin, il faudrait être saint, parce que l'amour suppose que l'on se soit débarrassé de toutes les concupiscences dont j'ai parlé. C'est l'homme que nos clients viennent voir, même s'ils croient consulter le médecin. Ils veulent qu'on les soigne, mais surtout que l'on pense à eux.

Et là, c'est de Dieu qu'il s'agit au fond, de Dieu qui pense à chacun de nous, sans cesse. Là encore, il faut prendre au sérieux la manière dont les gens nous considèrent, eux qui nous prennent un peu pour Dieu. Et leur montrer que Dieu n'est pas le tyran qui aurait sur eux droit de vie ou de mort, mais celui qui en son Fils souffre avec nous.

La majorité des médecins de famille sont comme ce médecin de campagne qui, ayant près de soixante-dix ans et peu de clientèle, tient à être présent aux dernières heures de la vie de chacun de ses malades et reste jusqu'à ce qu'il soit mort pour lui fermer les yeux. L'ennui est, bien sûr, qu'il ne puisse pas aller plus loin. Et, c'est là qu'on regrette de ne pouvoir donner l'absolution. Mais de toute façon, le médecin chrétien sait que là où lui ne peut pas aller (accompagner ses patients dans leurs souffrances et dans leur mort), un autre le peut. Seul le Christ peut avoir une totale compassion. C'est pourquoi le vrai médecin devrait lui ressembler, en devenant un saint.

Une dernière question : arrivez-vous à vivre tout ce que vous avez dit ?

Très mal. C'est difficile. Il n'est guère possible d'être le médecin que je décris, sauf à certains moments privilégiés. Parfois dans des moments de grande fatigue ; la fatigue est une ascèse. C'est quand on est fatigué qu'on atteint une sorte d'état de grâce.

(Propos recueillis par Rémi Brague)


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