Hans Urs VON BALTHASAR
Le pluralisme
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n°46
Mars - Avril
1983 - Page n° 5
Que le Verbe ne se laisse dire qu'en paroles irréductiblement éclatées, multiples, incomplètes, tient à la figure même de l'amour, qui réclame ainsi une herméneutique contemplative et interdit toute dérive pluraliste.
Les deux premières pages, 5 et 6, sont jointes.
1. La forme et la liberté
Ce qui est déjà vrai pour chaque individu est encore plus net chez les grands hommes: quand on essaie de les comprendre, d'interpréter leur personne et leur œuvre, on ne dépasse pas les approximations. Si on prenait seulement les œuvres de Shakespeare, de Raphaël ou de Mozart comme objet d'analyse, on aurait déjà devant soi une tâche interminable; on pourrait tourner de tous côtés comme autour d'une statue qui, malgré son unité, se présente toujours selon des aspects nouveaux. Mais, quand, dans les œuvres, on voit aussi le reflet de leur créateur, que l'on considère le rapport de sa souveraine liberté avec ce qu'elle a réalisé, l'œuvre acquiert une nouvelle profondeur, totalement insondable. Si l'on prend les dernières œuvres de Mozart, qui sont toutes à une distance si incompréhensible l'une de l'autre, Cosi fan tutte, La flûte enchantée, Titus, le Requiem, l'angle visuel s'élargit à tel point que personne ne peut soupçonner ce que cette liberté aurait pu encore créer. Et cependant, chacune de ces œuvres, dont le style et l'atmosphère sont si opposés, montre la griffe du lion; elles émanent toutes d'un seul centre qui ne saurait tromper. Celui qui cherche à expliquer prendra certainement comme objet chaque œuvre selon ses lois propres, mais il ne s'y enfermera pas, il laissera les fenêtres ouvertes vers l'œuvre voisine, voire vers l'œuvre entier, en outre il verra l'ensemble comme l'expression d'une liberté personnelle immense qui se manifeste justement dans cette forme, en sorte que la forme l'exprime de la façon la plus évidente. (p.5)
Il te faut te déployer en ampleur Si le monde doit pour toi prendre forme. Il te faut descendre dans la profondeur Si l'Etre doit se montrer à toi ... Seule la plénitude conduit à la clarté Et la vérité réside dans l'abîme.
(Schiller, Sentences de Confucius)
Les œuvres exigent de celui qui les entend, les lit ou les regarde, qu'il ne reste pas planté devant ce qui en elles est fini, mais qu'il fasse l'expérience de leur forme, en tant que liberté. objective qui délivre la liberté subjective de l’admirateur et lui donne des ailes. Les œuvres ont une fonction de témoin elles témoignent d'elles-mêmes dans leur authenticité interne mais en celle-ci de l’authenticité plus profonde de la liberté qui se manifeste en elles et en celle-ci encore de quelque chose de plus abyssal: la liberté absolue, l'horizon sans nuages sur lequel s'ouvre toute liberté personnelle.
Il existe dans l'agir de l'esprit humain un cas-limite que nous connaissons dans la vie quotidienne : un esprit créateur ne s'exprime pas dans des livres, des sons, des peintures, mais dans l'esprit de ses semblables. Tout éducateur tout enseignant agit ainsi: l'esprit de l'enfant, de l'élève, est l'argile dans laquelle il s’imprime. Alors, la personnalité de celui qui parle s'imprime et s’exprime dans la personnalité de celui qui l'écoute. Plus cette dernière est forte, plus l'empreinte du locuteur ,sera profonde, mais plus aussi elle y réagira personnellement; Socrate, qui n’a pas écrit un seul mot, s'imprime et s’exprime plus profondément en Platon qu'en Xénophon, même si le premier réagit plus personnellement que le second à cette empreinte. Il se pourrait même que ce qu’il y avait « socratique » en Socrate s'exprime en Platon plus qu’en Socrate lui-même. Peut-être le sommet de la vie de Socrate — son procès, son apologie, sa mort — ont-ils dû attendre Platon pour pouvoir s’exprimer par des mots, et de façon très adéquate.
2. Jésus : personne et libre don
D’après le témoignage du Nouveau Testament, Jésus est le Verbe, le dernier mot, la parole indépassable que Dieu adresse au monde pour son salut. Mais c’est un Verbe qui transcende essentiellement la simple parole. Puisqu’il est Verbe, en tant que «chair», en tant qu'existence humaine concrète. Toute 1’existence de Jésus est expression de Dieu, une existence qui, d’après les témoins, s’articule en un mot de trois syllabes: vivre mourir - ressusciter. Si les témoins ont raison, leur assertion aussi est exacte: pendant la durée de la vie mortelle de Jésus, ils ne pouvaient donc pas comprendre la signification du Verbe qu'il est, dont seule la première syllabe était exprimée. Ils ne comprenaient pas, et cette parole leur était cachée, et « ils ne saisissaient pas ce qui était dit» (Luc 18, 34). Lorsqu'ils (p.6) .......
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