L'agonie de Gethsémani.

M. Jean MESNARD
La prière et la présence l'Eucharistie (II) - n°14 Novembre - Décembre 1977 - Page n° 89

A propos d'un livre récent

 Analyse de L'agonie de Gethsémani (Enquête exégétique et théologique suivie d'une étude du « Mystère de Jésus » de Pascal), Paris, Gabalda, 1977.

Tout le texte est joint.

LA scène de l'agonie de Jésus au Jardin des Oliviers, prélude à la Passion, est l'une des plus émouvantes et plus riches de sens du Nouveau Testament. Sa méditation a nourri la piété de Pascal et fourni le thème du célèbre Mystère de Jésus. C'est en la reprenant et en l'interprétant à sa manière que Vigny, dans Le Mont des Oliviers, a défini, en un sens négatif, son attitude religieuse. Le nom de lieu Gethsémani, qui n'apparaît qu'à cette occasion dans la Bible, est universellement connu.

Il est naturel qu'à ce récit de l'agonie les exégètes aient consacré de nombreuses études. La dernière en date, due au P. André Feuillet [[L'agonie de Gethsémani (Enquête exégétique et théologique suivie d'une étude du « Mystère de Jésus » de Pascal), Paris, Gabalda, 1977.]], les synthétise et les renouvelle sur plus d'un point. Elle mérite une attention d'autant plus grande qu'elle réalise un équilibre difficile entre l'exégèse pure, prompte à verser dans une érudition aride, et le commentaire théologique et spirituel, dont la relation avec le texte est parfois assez lâche.

Plus précisément, le P. Feuillet a su trouver sa voie entre deux exégèses, celle qui, s'attachant à la lettre du récit, cherche surtout à reconstituer le détail des faits et à analyser en termes psychologiques l'angoisse éprouvée par le Christ, et celle qui, sensible à la densité doctrinale de l'épisode, en fait une matière de catéchèse, et en récuse plus ou moins l'historicité pour lui prêter une signification essentiellement symbolique. Il tient à préserver tout son contenu concret, toute sa valeur d'expérience vécue par l'Homme-Dieu à cette scène pathétique ; mais aussi à lui reconnaître une portée qui la dépasse, à y faire saisir un message dans lequel sont impliqués tout le dessein de Dieu et toute la destinée de l'homme pécheur et racheté.

Aucun texte peut-être ne requiert davantage la sagacité de l'exégète, confronté aux problèmes habituels de l'interprétation du Nouveau Testament, mais aussi à quelques difficultés très particulières. Le P. Feuillet consacre quelques pages brillantes et remarquablement informées au commentaire de quelques mots aussi obscurs que suggestifs : l'heure dont Jésus souhaite qu'elle passe loin de lui et qui pourtant est arrivée ; la coupe qu'il voudrait voir s'éloigner et qu'il consentira cependant à boire pour obéir à la volonté de son Père ; la tentation à laquelle les disciples sont invités à ne pas succomber, et que Jésus subit également pour son propre compte. Seule une mise en oeuvre totale de la Bible permettait de saisir l'exacte portée de ces notions.

 

D'une façon plus générale, le commentateur est évidemment invité à effectuer une comparaison précise entre les synoptiques. Si Matthieu et Marc sont très proches l'un de l'autre (allant à contre-courant de la critique actuelle, le P. Feuillet tient pour l'antériorité de Matthieu et développe amplement ce point de vue), chacun d'eux a cependant sa perspective particulière, qui rend compte des menues divergences. Le caractère ecclésial de Matthieu est perceptible dans le besoin qu'éprouve Jésus souffrant de se tourner vers ses disciples endormis pour leur demander de veiller et prier avec lui. Chez Marc, le dessein est essentiellement christologique : il s'agit de montrer que « Jésus est à la fois un Messie transcendant et un Messie souffrant » (p. 139) : double motif d'incompréhension pour des disciples qui n'auront jamais été si éloignés que dans la scène de l'agonie. Avec Luc, les différences s'accentuent, qui s'expliquent encore par le message particulier de l'évangéliste, qui est aussi l'auteur des Actes des Apôtres. Jésus souffrant est le modèle des martyrs ; c'est dans sa Passion que prennent tout leur sens et les souffrances des anciens prophètes et celles des martyrs de l'Église ; les détails nouveaux soulignent cette portée exemplaire. Le quatrième évangile ne rapporte pas cette scène, mais il renferme un passage (12, 20-33) qui, en d'autres circonstances, prête à Jésus un état d'âme tout semblable ; aussi complète-t-il les récits synoptiques. On peut tirer parti de la même manière d'un fragment de l'Épître aux Hébreux (5, 7-8).

Mais ces textes qui appellent des rapprochements évidents et nécessaires ne forment qu'une petite partie de ceux que le P. Feuillet mobilise pour éclairer d'une plus vive lumière la scène de l'agonie. A l'intérieur même du Nouveau Testament, il la relie à celle de la Tentation dans le Désert — à Gethsémani, Jésus lutte de nouveau contre Satan — ; et aussi à celle de la Transfiguration, dont les trois disciples préférés, Pierre, Jacques et Jean, sont les témoins, comme il le sont, d'une manière peu consciente sans doute, de l'agonie. De plus, lorsque Jésus prie que se fasse la volonté du Père, il reprend une demande du Pater : sa prière rejoint la parfaite prière qu'il a enseignée aux hommes. Mais l'accent est mis par le P. Feuillet sur le rapprochement implicite qui s'effectue chez les évangélistes avec le dernier des quatre Poèmes du Serviteur dans le livre d'Isaïe (52, 13-15; 53, 1-12). Le thème de ce poème, les souffrances du Serviteur qui s'offre lui-même en sacrifice expiatoire et que Dieu exalte à la suite de son martyre, reconnaissant en lui le médiateur qui intercède pour les pécheurs, aide à pénétrer la signification profonde de l'agonie du Christ. L'ample contexte ainsi fourni au récit évangélique permet non seulement de l'expliquer de la manière la plus rationnelle, mais aussi d'y saisir le dessein divin.

L'analyse du P. Feuillet fait découvrir chez les évangélistes, au-delà des narrateurs, des théologiens. La relation s'établit ainsi d'elle-même entre l'exégèse du texte et le commentaire doctrinal. Mais si l'on peut définir un message propre à chaque évangéliste, l'épisode de l'agonie offre aussi une signification globale, dont Le Mystère de Jésus de Pascal fournit déjà les principaux éléments. La leçon se dégage, d'un côté, de la personne de Jésus «triste à en mourir»; de l'autre, du rôle joué par les disciples à la fois présents et absents.

L'angoisse du Christ peut-elle s'expliquer d'une façon simplement psychologique, par la peur de la mort imminente ? Oui, dans une certaine mesure. Par comparaison avec d'autres passages, où s'affirment la sérénité et la force devant la mort, la scène de l'agonie met en évidence l'humanité du Christ, plus totalement accordé à la condition humaine pour avoir refusé l'orgueilleuse grandeur d'âme du sage stoïcien. Mais le Christ est Dieu en même temps qu'Homme. Les tourments qu'il souffre, dit Pascal, sont ceux « qu'il se donne à lui-même ». (p.90)

Il remplit par là son rôle messianique. Pour délivrer conjointement l'homme de la mort et du péché, il a voulu vivre la mort de l'homme pécheur, c'est-à-dire de l'homme dans la séparation totale d'avec Dieu : ce qui ne l'empêchait pas de réaliser paradoxalement la plus grande union avec son Père, dont il exécutait fidèlement et librement le dessein. Victime volontaire, comme le Serviteur souffrant d'Isaïe, il s'est solidarisé avec l'humanité pécheresse.

La présence des disciples dormants soulève une énigme d'autant plus difficile à résoudre que, dans tous les autres cas rapportés par les évangélistes, Jésus, pour prier, se retire dans la solitude. Mais l'épreuve qu'il traverse lors de son agonie intéresse l'humanité entière : d'où la présence nécessaire des disciples. Le sommeil auquel ils succombent accroît encore la solitude de leur Maître, auquel ils viennent pourtant d'être unis par le sacrement de l'Eucharistie. Les exhortant à veiller et à prier, Jésus les associe de nouveau à l'œuvre qu'il accomplit et signifie à l'humanité la part qu'elle doit prendre à sa propre rédemption.

Le livre du P. Feuillet se lit aisément. Malgré l'importance de l'appareil érudit, l'exposé demeure toujours simple et direct, proche de la leçon orale. La reprise fréquente de certains thèmes, l'annonce constamment précise de la marche que suivra le développement, les conclusions successives rappelant les idées essentielles permettent à chacun de s'orienter sans peine et de faire le point aussi souvent qu'il est nécessaire. Fort suggestif pour le spécialiste, l'ouvrage est encore plus utile pour le chrétien cultivé, soucieux d'approfondir sa foi et de nourrir sa prière. (p.91)


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