Comment va la santé

Pier-alberto BERTAZZI
Guérir et sauver - n°11 Mai - Juin 1977 - Page n° 50

 Critique de la médecine totalitaire

 La notion de « santé » ne va pas de soi. Cette définition purement opératoire se transforme très souvent en une norme, voire en un projet impératif (« droit à la santé »), qui peut aller jusqu'au totalitarisme - exclure ceux qui ne correspondent pas à ses exigences.

Le texte entier est joint.

LA médecine occupe aujourd'hui, dans notre société industrialisée, une place considérable. Mais, paradoxalement, ce n'est pas en raison de son incontestable capacité à soigner, guérir et procurer la santé. C'est plutôt, comme l'a montré Michel Foucault [[Michel Foucault. Naissance de la clinique. Paris, P.U.F.. 1963. p. 200. Les autres citations de Michel Foucault sont extraites du même ouvrage.]], parce qu'elle est une science, et plus précisément une « science humaine », peut-être la science humaine par définition, en ce sens que l'homme en est à la fois le sujet et l'objet : la médecine permet à l'homme d'agir sur lui-même et lui offre un pouvoir apparemment sans limite sur sa propre finitude. Elle promet à l'homme de se posséder toujours plus, en un devenir perpétuel : grâce à des progrès constants, nos enfants seront encore en meilleure santé que nous, qui sommes déjà bien mieux soignés que nos parents ; nos petits-enfants seront encore moins soumis à la maladie, et nos arrière petits-enfants encore moins, jusqu'à... — jusqu'à quoi ?

Guérir ou définir ?

Cette médecine maintient son pouvoir en assurant ne pas connaître d'échecs, mais seulement des objectifs non encore atteints. Ces objectifs sont d'ailleurs relativement modestes : pas question de vaincre ni d'éliminer la mort. Celle-ci permet au contraire de situer et comprendre la maladie, son rôle inévitable, voire nécessaire ou même utile. C'est ainsi que « la médecine offre à l'homme moderne le visage obstiné et rassurant de sa finitude » (Michel Foucault). En d'autres termes, cette médecine, qui prétend donner la santé, dit plutôt ce que la santé est : elle définit l'homme ; elle fonde une anthropologie. (p.50)

Il s'agit d'une vision gentiment immanente : la vie s'étend de ce point à cet autre, et c'est tout. Entre ce début et cette fin, ce que la médecine me permet de faire (de moi et sur moi), on le baptise « santé » : c'est la façon nouvelle dont la pensée moderne conçoit le « salut ». Mais qu'est-ce que cette « santé » ?

Devant l'abus des produits pharmaceutiques, devant la fréquence des recours à la psychanalyse, on peut se demander s'il n'est pas exagéré de nommer « santé » ce que permet de faire la médecine. Même entre les limites où elle circonscrit l'homme et lui offre d'agir sur lui-même, la médecine n'est alors pas infailliblement « libératrice », bien qu'elle soulage, soigne et guérisse indiscutablement en maintes occasions.

Il est des cas où la médecine lutte sans vaincre, et donc sans pouvoir affirmer sa vision de la santé. Mais on ne peut pas toujours en conclure qu'alors la maladie l'emporte sur la santé, comme si l'une devait exclure l'autre. Ainsi, pendant la maladie qui devait l'emporter à l'âge de vingt-huit ans, Benedetta Bianchi Porro aimait-elle à rappeler cette phrase de Milosz : « Toutes choses sont comme elles doivent être et vont où elles doivent aller [[Milosz, Miguel Manara. cité dans Benedetta Bianchi Porro, Diari. Lettere, Pensieri, Milan, 1966.]]. On ne saurait mieux évoquer un « bon fonctionnement » ; et pourtant cette affirmation de santé jaillit d'un corps martyrisé...

Il y aurait donc une « autre santé » que celle qu'offre la médecine. N'est-ce pas en apparence seulement que celle-ci la produit ? La santé apparaît là où la médecine réussit, mais aussi et surtout là où elle n'a pas eu à intervenir. Il y a inversement des maladies que la médecine n'arrive pas à reconnaître ni donc à soigner (par exemple certains « maux de tête »). On ne peut alors que contester le rôle anthropologique généralement attribué à la médecine. Cela suppose qu'au lieu d'enclore la vie dans la médecine, nous acceptions de reconnaître la maladie au cœur de notre vie.

Du pathologique au normatif

Surtout en Occident, la médecine a cherché à donner un statut objectif et indiscutable à la maladie (bien que le phénomène soit fondamentalement subjectif), et par contraste, à la santé. Elle y a réussi. Non pas toutefois en tant que science thérapeutique des cas considérés comme pathologiques, mais en tant que science générale des maladies. Elle leur a donné des noms, des substrats anatomiques et a décrit leurs mécanismes. En fait, la maladie a été par là totalement soustraite à l'expérience humaine personnelle ou collective. Loin de constituer un progrès total (par l'élimination de la douleur), ce processus a privé les individus atteints d'un phénomène répertorié comme pathologique de leur responsabilité et par suite de leur liberté. Si vous êtes malade, vous n'avez plus qu'à vous en remettre totalement à la science médicale qui agit et pense pour vous à votre santé.

Après avoir défini ce qui est pathologique, cette science décidera ce qui, par opposition, est normal. Cette démarche est déjà couramment pratiquée à propos des maladies mentales. Mais elle tend à se généraliser. Prenons par exemple le cas de Seveso, désormais célèbre. Non loin de Milan, une industrie chimique décharge sur l'habitat environnant des substances extrêmement toxiques, dont (p.51) la dioxine, qui peut provoquer chez les vivants des avortements et des malformations de naissance. Voilà qui est certain, vérifié sur des animaux, mais reste une constatation d'ordre pathologique. Toute décision sera pourtant soustraite à la responsabilité de la population concernée. En un premier temps, devant la menace, les « hommes de science » décidèrent qu'il fallait éliminer tout risque. On alla donc jusqu'à envisager l'avortement obligatoire pour toutes les femmes enceintes de la zone contaminée. Comme cette proposition faisait tout de même un peu trop évidemment bon marché des libertés humaines, un autre argument fut avancé pour aboutir au même résultat terroriste : l'équilibre psychique de ces femmes était sans doute compromis par la simple perspective d'accoucher de monstres ; elles étaient donc malades de peur, et seul l'avortement pouvait les libérer de leur angoisse (consciente ou non, d'ailleurs). C'est ainsi que commença une campagne qui définissait comme pathologique la situation des personnes afin de légitimer ensuite l'avortement comme scientifique et « thérapeutique ».

La médecine totalitaire ?

L'exemple de Seveso n'est malheureusement pas isolé. Il illustre simplement le danger que court aujourd'hui celui qui est déclaré malade : il est spolié de sa liberté, de son identité. Il faut le soigner pour le récupérer selon une norme pré-définie. C'est pourquoi il est parfaitement cohérent d'interner les dissidents soviétiques dans des asiles psychiatriques. C'est pourquoi aussi, chez nous où les critères de la normalité tendent à être la production et la consommation, nous refoulons de plus en plus les malades et les vieillards. dans les hôpitaux où on leur donne le rôle purement passif de consommateurs de médicaments et de services de santé.

Il n'existe pas de limite objective et innocente entre normal et pathologique. Cette distinction ne peut être opérée que par une subjectivité ou par un pouvoir, c'est-à-dire au nom d'un projet d'homme ou au nom d'un projet sur les hommes. Sans doute devons-nous alors cesser de confondre santé et absence de maladie, cesser de croire que la médecine donne la santé quand elle vainc la maladie. La santé n'a pas pour fondement le succès de la science ; elle peut subsister chez celui qui tombe malade, parce que, comme la maladie, elle fait partie de l'expérience et du destin de celui qui vit, aime et espère. La mort même n'est qu'un moment de son histoire.

Le « droit à la santé »

L'Organisation Mondiale de la Santé semblait bien être consciente des limites de la médecine en déclarant dès 1952 : « La santé n'est pas simplement absence de maladie, mais état de bien-être physique, psychique et social ». Ceci paraît naturellement très positif. Deux remarques s'imposent pourtant :

1) Le droit à une prévention sanitaire et à des services sociaux se concrétise le plus souvent par l'action d'un « pouvoir » qui agit pour vous (à votre place et en votre faveur). C'est alors la société qui définit les critères du bien-être et les moyens de l'assurer. Il n'y a plus qu'à se laisser faire, comme dans le cas où la médecine définit d'abord la maladie, puis la santé et enfin l'homme. Il n'est pas sûr qu'on gagne grand'chose en arrachant la notion de santé à la biologie pour la livrer à la sociologie, et finalement aux idéologies politiques. Le problème (p.52) n'est pas résolu, mais aggravé, car on substitue à une autorité limitée une puissance bien plus totalitaire. Mais « la disparition totale de la maladie dans une société sans troubles et sans passions » n'est qu'un mythe : celui du retour à une très problématique « santé d'origine » (Michel Foucault).

2) Pour la première fois dans l'histoire, une société (la société industrielle) se donne pour objectif la conservation et la prolongation de la vie humaine. Voilà qui est bon et noble, mais pas totalement désintéressé. En effet, seul l'homme en bonne santé peut participer pleinement à la vie sociale de production et de consommation. S'il meurt prématurément, il représente comme un investissement qui n'a pas donné tout le rendement qu'on pouvait en attendre.

Dans ces conditions, pour que le « droit à la santé » signifie quelque chose, il faut qu'il soit exercé par malades et bien-portants, assistants et assistés ensemble, et que tous participent à une vie communautaire où souffrance, santé, soins et prévention ne soient pas des abstractions définies de l'extérieur, au niveau médical ou sociologique, mais des expériences collectives, un engagement quotidien qui suppose responsabilité et créativité.

Le droit à la mort

Le droit à la santé ainsi conçu nous semble englober le droit à la mort. Je ne parle pas de l'euthanasie, mais du droit du malade grave d'aller librement vers sa mort, sans empêchements ni interventions inutiles. Ceci pose la question du maintien en vie à tout prix d'un organisme humain avec des moyens artificiels extraordinaires. Le malade « n'est pas simplement le pur objet dont dispose le médecin qui pourrait se laisser conduire uniquement par le désir de conserver la vie biologique du malade le plus longtemps possible » [[Karl Rahner, “ Die Freiheit des Kranken in theologischer Sicht », dans Stimmen der Zeit. n° 193.]].

Ce principe est clair. Mais les applications sont parfois extrêmement délicates [[ Cf. l'article du Docteur X dans Communio I, 2, novembre 1975, p. 61-67.]] dans les cas limites comme celui de Karen Quinlan, une jeune Américaine tombée accidentellement dans un état comateux en 1975. Certains signes neurologiques interdisaient la certitude d'une mort totale du cerveau et d'une impossibilité définitive de toute activité mentale. Elle recommençait par moments à respirer brièvement. On a eu l'exemple d'un coma qui a cessé au bout de trente-quatre ans... Et pourtant, à la demande des parents (catholiques pratiquants) de Karen, on a finalement renoncé à la maintenir artificiellement en vie.

Vouloir « tout faire » peut n'être qu'une tentative absurde de nier une mort inéluctable (ou du moins l'impossibilité d'un retour à une vie vraiment humaine), ou encore un vain effort pour démontrer la toute-puissance de la science ou de l'intérêt pour le malade. Car « tenter l'impossible » peut revenir dans certains cas (par exemple des cancers incurables) à infliger des souffrances inutiles. Au-delà d'un certain seuil, le médecin ne peut plus que rester avec son patient face à la mort. Il peut être le frère du mourant, vivre avec lui l'événement de sa mort, en partageant avec lui dans la foi le sens de cet événement [[Cf. l'article des Oblates de l'Eucharistie, ibid.. p. 68-74.]]. (p.53)

Le droit d'être malade

Il est aujourd'hui plus ou moins interdit d'être malade. Si on le devient sérieusement, on n'est plus bon qu'à recevoir passivement une assistance où trop souvent la société exprime sa puissance inhumaine. Si vous êtes malade ou handicapé, on ne s'intéressera plus qu'à votre maladie ou votre handicap. Comme le dit la doctoresse Cecilia Orsenigo, "c'est comme si l'on ne s'occupait que de la jambe de bois d'un mutilé en négligeant le reste de sa personne ». Le droit d'être malade suppose que soit accepté le mystère, la valeur, la puissance d'expression de la personne humaine, même diminuée par la souffrance. Une créature qui pour notre société est subnormale garde pourtant une liberté, une capacité d'initiative et de service. C'est ce qu'affirmait Benedetta Bianchi Porro en écrivant à un garçon de son âge dans le même cas qu'elle : «Ne te crois pas seul, jamais. Cette route n'est pas celle de la justice des hommes, mais celle de la justice que Dieu seul peut donner. Mes journées sont dures, mais douces, parce que Jésus est avec moi. Il m'accorde douceur dans la solitude et lumière dans le noir. Il me sourit et accepte que je collabore avec lui » [[Benedetta Bianchi Porro. op. cit.]]. C'est à l'heure de la maladie, du « non-normal », que se découvre le vrai sens, le vrai but de la vie. Il s'agit de se rappeler devant la mort que Dieu est « le Dieu des vivants », et que l'homme a pour vocation la vie ressuscitée et non la « santé » médicale ou le bien-être social. •

LA santé n'est donc pas l'état aseptique d'absence de symptômes (somatiques ou psychiques) qu'imaginent l'industrie pharmaceutique ou l'idéologie de la prévention sanitaire. La réponse convenable à l'expérience de la (non-)santé ne peut venir de « préposés ». Non qu'il faille éliminer les « professionnels de la médecine », bien sûr. Mais tout simplement afin de mieux utiliser leurs moyens, leur compétence et leur dévouement, il faudrait sans doute les intégrer dans des communautés d'hommes unis par la conscience de ce qu'est la vie et du but à atteindre. La santé, le bien-être sont à construire collectivement : cela suppose un projet commun, et ce serait démissionner que de renoncer à cette tâche pour l'abandonner à une science qui use de son objectivité faussement innocente pour imposer une violence. Le salut n'est pas dans la définition d'une santé, car la santé ne se trouve qu'en vivant, l'espérance d'un salut.

(Traduit de l'italien et adapté par Charles Castaing et Jean Duchesne) (p.54)


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