M. Rémi BRAGUE
La sainteté de l'art
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n°44
Novembre - Décembre
1982 - Page n° 9
L'art chrétien - qui est d'abord l'art du Dieu qui se révèle en un mythe vrai - a pour centre l'œuvre même du Christ. Aussi nous propose-t-il moins un spectacle à contempler, qu'une oeuvre à laquelle participer.
les deux premières pages, 9 et 10, sont jointes
ON se demande parfois si le Christianisme, qui a longtemps inspiré le grand art, est encore capable d'exercer la même influence aujourd'hui. Nous aimerions poser ici une question préalable : si un art chrétien résulte de l'élévation de la nature (ici, l'activité artistique) par la grâce (la foi chrétienne), la nature de l'art contemporain est-elle assez consistante pour supporter la grâce du baptême ? L'art, tel que nous le vivons aujourd'hui, est-il capable du Christianisme ? Il semble, à première vue, bien se porter. Aucune époque n'a entouré les œuvres du passé de tant de soins, ne les a reproduites, enregistrées, diffusées si largement. Jamais sans doute plus d'artistes n'ont produit plus d'œuvres. Et rien ne prouve que la quantité accrue se paie d'une perte en qualité : on peut parier que, le temps ayant opéré pour l'art du XXe la sélection qu'il a toujours faite, les sommets de notre art se dresseront aussi haut que ceux du passé. Et pourtant...
L'art sans le beau
Où trouvons-nous l'art ? Tableaux et statues nous attendent au musée. Des oeuvres de toutes les époques et venant du monde entier y sont juxtaposées. Elles n'ont rien de commun, sauf le commun déracinement qui les arrache à leur paysage originel et les fait survivre à une époque révolue. Ce qui leur donnait un sens a disparu : la statue n'est plus le support qu'une divinité venait habiter, le tableau n'est plus l'offrande dédiée au saint patron, ou le portrait destiné à perpétuer l'exemple des vertus d'un ancêtre, etc. Pour nous, les oeuvres n'ont d'autre sens qu'elles-mêmes, et un art qui viserait à des oeuvres utiles nous semblerait servile. Cependant, cette qualité de ne renvoyer orgueilleusement qu'à soi-même, les oeuvres ne la tiennent pas d'elles-mêmes. Elles la reçoivent du dehors, d'un invisible, du regard qui décide de leur conférer la dignité d'oeuvres d'art. Leur seul sens, c'est d'être regardées. Le musée est ainsi comme un cimetière dont il faut évoquer les morts pour leur insuffler la vie « Je ne sais quoi d'insensé résulte de ce voisinage de visions (p.9) mortes. Elles se jalousent et se disputent le regard qui leur apporte l'existence »[[P. Valéry, « Le problème des musées », dans Pièces sur l'art, Pléiade, t.2, p.1291.]]. Ce qui a changé, avec l'époque moderne, n'est pas la qualité des produits de l'art, mais la nature de notre rapport à celui-ci. Le regard que nous portons sur l'art, et la façon même dont il se présente, ont pris un tour nouveau : les œuvres d'art sont des objets pour le regard d'un sujet qui s'en fait le spectateur. Le rapport moderne à l'art du passé est devenu celui d'un sujet (le connaisseur) à un objet, et l'art moderne prend ce rapport comme règle, produisant ainsi des objets dont le seul sens est d'être pour un sujet. C'est pourquoi il travaille essentiellement dans la perspective du musée, auquel l'objet d'art devra pouvoir aboutir, à travers l'étape de l'exposition, musée provisoire, comme à son lieu naturel. L'artiste sait, le plus souvent inconsciemment, que ce qu'il produit tient son sens du regard. Il sait d'abord que son regard à lui est créateur : c'est la façon dont il voit qui est décisive. Plus elle est originale et nouvelle, plus son art sera grand. Son produit est avant tout l'expression de son activité. Celle-ci est plus importante que les œuvres, qui ne l'expriment jamais totalement. Les œuvres sont ainsi nécessairement de reste par rapport à la créativité qui ne s'épuise pas en elles. L'ironie romantique, ce sentiment de l'artiste qui se sait plus important que ce qu'il produit, est plus actuelle que jamais : l'œuvre ne possédant plus en elle-même une évidence assez convaincante (puisqu'elle doit témoigner, non seulement d'elle-même, mais d'une créativité qu'elle ne saurait épuiser), il lui faut se doubler d'une présentation par l'artiste. D'où une succession de manifestes, dont certains sont plus réussis que les productions de l'école qu'ils disent fonder. La personnalité du créateur, puisqu'elle est plus importante que œuvre produite, passe au premier plan et devient le véritable chef-d'œuvre, le véritable objet à admirer. Le créateur sait par ailleurs que les objets qu'il produit, et qui le font reconnaître, ont besoin du regard du consommateur d'art. Il entretiendra donc avec celui-ci une relation contradictoire : d'une part, il nourrira contre lui un secret ressentiment. Car de quel droit le spectateur, qui ne fait rien, serait-il, de par son seul regard, aussi créateur que lui ? Il aura donc tendance à refuser de lui livrer le sens et à le cacher dans un ésotérisme avoué ou non. La consistance en soi de l'œuvre est remplacée par le repli sur soi de l'objet. Les niveaux de l'art se polarisent et se tendent jusqu'à la rupture entre un art populaire et un art pour l'élite, sans qu'un style commun puisse les faire communiquer. D'autre part, si l'œuvre doit tirer son sens du regard, il lui faudra l'attirer sur elle. L'art moderne devra racoler le spectateur pour lui soutirer du sens. Il semble ainsi obligé de chercher à produire de l'effet, en renouvelant ses procédés quand ceux-ci s'usent. D'où une rapide succession d'écoles et de styles.
On voit la conséquence capitale de ce fait : les arts ne sont plus les arts du beau, les « beaux-arts ». Ils ne cherchent plus le beau, ni non plus le laid, qui ne se comprend qu'à partir de son contraire. Ils cherchent bien plutôt ce que l'on a fini par appeler l'« esthétique ». Un objet d'art n'a plus à être beau, il lui suffit d'être « esthétique » – le mot, remarquons-le non sans sourire, dit en (p.10) grec ce que « sensationnel » dit en latin. Le beau est devenu un cas particulier de l'esthétique. Il est une manière, parmi d'autres, de produire de l'effet, au même titre que le caractéristique, l'intéressant, le frappant, le choquant, le surprenant, l'excitant, etc. Certes, on sait depuis toujours que le sujet d'une œuvre n'a pas à être beau, et que l'art peut faire d'un sujet repoussant une œuvre belle. Mais la nouveauté est ici que l'œuvre elle-même n'est plus tenue d'être belle. Il lui suffit d'être « esthétique », c'est-à-dire d'être « artistique ». L'art est conçu comme délivré du Beau et plus important que lui. Il a cessé d'être au service du Beau [[(2) Cf. Goethe, Von deutscher Baukunst, p. 102 (Reclam) et Hugo, Préface de Cromwell.]].
La dispersion de l'œuvre totale
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