R. P. Guy BEDOUELLE
La sainteté de l'art
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n°44
Novembre - Décembre
1982 - Page n° 61
L'article complet est joint.
«LE cinéma, en tant que système symbolique se développant à travers la totalité du monde créé, est une des voies les plus riches pour nous mener au cœur du Mystère enclos dans l'épaisseur de la réalité... Dans la mesure où le cinéma mobilise tout notre appareil audio-visuel et le convie à entrer en action pour percevoir plus profondément ce qui lui est présenté, il peut apparaître investi d'une fonction vraiment révélatrice. Et les grands maîtres de l'écran peuvent dès lors nous sembler, au sens le plus rigoureux du terme, des initiateurs. » C'est de cette manière qu'Henri Agel conclut une enquête qui l'a mené à confronter, avec une ambitieuse simplicité, l'œuvre cinématographique tout entière à une histoire comparée des religions et des mystiques [[Henri Agel, Cinéma et nouvelle naissance, Paris, Albin Michel, 1981, 302 p. (citation, p. 279).]].
Après tant de livres chargés de manifester que le cinéma a bien une âme, Henri Agel choisit une voie royale avec le thème de la nouvelle naissance. Alors qu'on en trouve des traces, des préparations, des traductions dans presque toutes les traditions religieuses, la doctrine de la régénération revêt pour les chrétiens des accents révélés par le secret manifesté à Nicodème. A l'étonnement de ce maître en Israël : « Comment un homme peut-il naître une fois qu'il est vieux ? », Jésus réaffirme : « En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître d'eau et d'Esprit, nul ne peut entrer au Royaume de Dieu » (Jean, 3, 3-6).
CE thème si vaste et si riche peut tout couvrir du manteau de sa splendeur. Il fallait opérer un discernement entre l'accessoire et l'essentiel, entre le factice, ou le fallacieux, et l'authentique, ce que M. Agel entreprend avec fermeté. Quelle que soit leur beauté formelle, les films du premier cinéma soviétique sont trop au service d'une idéologie matérialiste, jusque dans leur panthéisme, pour libérer (p.61) l'Esprit. A l'inverse, certains films comme La montagne sacrée de Jorodowski ou Milarepa de L. Cavani, lourdement et laborieusement « mystiques », ne sont qu'involontaires et malheureuses mystifications. La découverte ne pourra se faire qu'à la jointure du vrai et du beau, dans l'authenticité de l'art cinématographique. Comme dans le récent Stalker de Tarkovsky, le voyageur doit savoir qu'il est invité à un long voyage et qu'il aura à accepter les détours, les épreuves et les fatigues. M. Agel sert de guide en nous proposant une démarche phénoménologique où alternent des analyses d'histoire des religions et des réminiscences littéraires, qui s'appuieront sur des méditations filmiques, si on peut ainsi parler.
En effet, la « nouvelle naissance » ne s'opère qu'au terme d'un cheminement initiatique, qu'après une quête qui ne se confond pas avec l'errance mais souvent s'en dégage comme le poème peut jaillir de l'écriture. Le western (qui n'est un genre mineur que pour ceux qui n'y perçoivent pas la rigueur de canons analogues à la tyrannie des règles du tragique classique) est le lieu privilégié de cette quête. Il implique la mobilisation des énergies, le danger d'où viendra le salut, le destin à surmonter. A l'état pur chez John Ford, le western reste véritablement odyssée chez John Huston ou chez Nicholas Ray et a su se métamorphoser dans le film « noir », sublimé encore récemment par Wim Wenders dans Hammett.
L'âme égarée, à la recherche de la conversion et de la renaissance, se heurtera comme dans La flûte enchantée aux épreuves qui deviennent crise, jugement et choix presque inévitablement douloureux. H. Agel évoque ici des films « groupés sous le signe d'une souffrance rédemptrice, tantôt (en) un graphisme dominé, un tragique distancié, tantôt (en) un frémissement non continu qui est, au sens le plus rigoureux du terme, celui de la compassion » (p. 67). Cette gravité sera la marque des grands films japonais (Mizogushi, Kurosawa), américains (Vidor par exemple). On la trouvera chez Bergman, chez Fellini, parfois comme un cri chez Pasolini.
Les cinéastes français semblent rarement attirés par le thème de la souffrance qui sauve, et les critiques encore moins nombreux à le reconnaître. Avec finesse, H. Agel le détecte dans le Carrosse d'or, étonnante étape d'un Renoir à l'itinéraire sinueux, dans la Marquise d'O de Rohmer ou dans le méconnu et singulier Martin et Léa d'Alain Cavalier.
La nouvelle naissance débouche sur une autre vie, ou plus exactement sur une vie transfigurée, celle qui mène de l' eros à l' agapè, qui donne un nouveau regard sur la création et l'intègre sans fusion ni confusion. Cette vie théologale – même si le mot n'est pas utilisé par M. Agel – est résumée par l'esprit d'enfance qui seul permet d'entrer une seconde fois dans le sein de sa mère (Jean 3, 4). Tel est le sens de l'exclamation que Shakespeare prête à Miranda dans La tempête : « O brave new world », mais aussi de la jubilation du Cantique du printemps de Milosz (cité p. 153) : « Que le monde est beau, bien-aimée, que le monde est beau ! ».
Cette réconciliation avec le monde ne signifie pas pour autant que le combat contre le Mal soit définitivement achevé. Le témoin privilégié est ici Robert Bresson dans toute son œuvre, mais particulièrement Un condamné à mort s'est échappé, qui porte en sous-titre la suite du discours à Nicodème : « Le vent souffle où il veut » (Jean 3, 8) : « L'évasion de Fontaine... est simplement, aux yeux du cinéaste, et aux nôtres si nous avons été attentifs, le produit d'une intervention des pouvoirs créateurs, libérateurs et rédempteurs de l'Esprit Saint » (p. 261).
ON le voit, Henri Agel, par ce livre d'une grande richesse dont le foisonnement fait parfois peur, ne craint pas de s'engager dans une réflexion théologique. Par ce déchiffrement, il éclaire bien des films de réalisateurs méconnus, oubliés ou, pire, banalisés : ainsi fait-il redécouvrir Frank Borzage, Fritz Lang, Alfred Hitchcock, Jean Grémillon, Carl Dreyer, Jean Cocteau et l'immense Rossellini. Il y a une étonnante page sur l'aura spirituelle de Greta Garbo, qui est peut-être le sens ultime de sa séduction. Comme dans toute anthologie, on regrettera de ne pas rencontrer tel film favori, telle oeuvre chérie : le problème n'est pas là puisqu'il apprend à les reconnaître par soi-même. Sans aucun souci d'une récupération des œuvres qui seraient foncièrement étrangères à une démarche spirituelle, sans le syncrétisme qu'on aurait pu craindre en raison de l'approche plurielle du phénomène religieux, Henri Agel, en cohérence avec ses livres précédents, confère au cinéma une sorte de fonction prophétique. Il nous enseigne son caractère sacré, dans la mesure et dans la mesure seulement, où il nous fait découvrir le cinéma comme porteur d'un sens, comme ouvert au regard du croyant, merveilleuse icône moderne, afin que « celui qui agit dans la vérité puisse venir à la lumière » (Jean 3, 21).
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