Habiter poétiquement le monde - Claudel

Monsieur Jean-Luc MARION
La grâce du catéchisme - n°262 Mars - Juin 2019 - Page n° 148

L’ambition de Claudel fut d’accomplir l’invraisemblable entreprise de Mallarmé, et il y parvint en osant prétendre pouvoir substituer à la parole vide et néantisante de son maître en poésie le verbe vivant du Créateur. Les Cinq grandes Odes accomplissent de fait ce que la poésie, de Hugo à Mallarmé, promettait d’atteindre – dire le monde dans sa vérité absolue (en prophète, mage ou même en «époux infernal») –, mais en l’inversant : le dire à partir d’un autre moi que moi.

 

À Valère Novarina

I.

Voll Verdienst, doch dichterisch, wohnet der Mensch auf dieser Erde – C’est plein de mérite pour ses services rendus, mais aussi poétiquement que l’homme habite sur cette terre », empruntons à Hölderlin ses mots pour qualifier aussi bien un autre poète, Claudel1. Car il faut sans doute partir de haut, de celui qu’on considère souvent comme le plus grand poète allemand, pour mesurer la grandeur du plus important poète français du siècle dernier. Une difficulté demeure en effet pour lire Claudel : si l’érudition s’accumule heureusement, si son théâtre domine la scène d’une manière ou d’une autre, si la lucidité forte du prosateur, diplomate et critique suscite toujours enthousiasmes et polémiques, il n’est pas si sûr que nous mesurions la hauteur et la profondeur de sa poésie. Ou plutôt, si sa poésie impressionne et fascine assez pour que nous la lisions autrement que comme une oeuvre majeure, mais encore parmi d’autres (entre Valéry et Char, Saint-John Perse et Éluard pour faire simple), il se pourrait cependant que, comme pour la poésie de Rimbaud et Mallarmé, celle de Claudel accomplisse un geste global, où le verbe prend une dimension cosmique, et pour cela même détermine tous les autres genres de l’oeuvre, qui restent au fond inintelligibles si l’on ne les voit pas tous sortir de ce geste et l’accomplir. Ou encore, les Cinq grandes Odes, sans doute esquissées dès 1901, mais publiées seulement en 1910, et dont la composition encadre donc celle du Partage de Midi (1905) et clôt la première période du théâtre, « […] portent toutes, dit Claudel à G. Frizeau, sur le même thème : le ravissement du poète en pleine possession de ses moyens d’expression, mêlant aux souvenirs de sa vie passée, dans l’extase de la liberté enfin conquise, la contemplation d’un univers maintenant catholique2 ». Nous tenterons donc de répondre, ne fût-ce qu’en esquisse, à cette seule question : que signifie que « la pleine possession de ses moyens d’expression » aboutisse à contempler « un univers désormais catholique » ? Quelle habitation poétique vise ainsi à la catholicité du monde – au double mais inséparable sens de l’universalité et de la spiritualité l’une et l’autre catholique ? Pour ce faire, nous reprendrons, pour approcher l’intention de Claudel, l’interrogation dont il faisait le crédit à Mallarmé : « Mallarmé est le premier qui se soit placé devant l’extérieur, non pas comme devant un spectacle, ou comme un thème à devoirs français, mais comme devant [...]
 

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1 « In lieblicher Bläue… », Sämtliche Werke, éd. F. Beissner (Stuttgarter Hölderlin-Ausgabe), Stuttgart, W. Kohlhammer Verlag,1951, t.2/1, p.372.

2 Lettre à G. Frizeau, 1er mai 1908, cité dans Paul Claudel, OEuvre poétique, éd. J. Petit, “Pléiade“, Paris, Gallimard, 1967, p. 1064, édition qu’on citera désormais pour les Cinq grandes Odes.


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