Miracle et lanterne magique

M. Jean-Noël DUMONT
Il est monté aux cieux - n°47 Mai - Juin 1983 - Page n° 89

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Le cinéma, art de l'illusion par excellence, dispose-t-il de moyens particuliers pour rendre visibles le surnaturel, le miracle et la réalité spirituelle? Il n'aboutit à des résultats crédibles que lorsqu'il sait se restreindre, pour viser l'invisible seulement par une visibilité indirecte - par un effet de sens, et non d'optique.

Tout le texte est joint.

LE septième art pose des problèmes qui lui sont propres, parce qu'il est le seul à n'être pas né comme art sacré. Il n'a pas derrière lui - ou seulement par emprunt - cette mémoire qui fait de toute expression, même profane, un écho d'une forme que la foi fit naître. Davantage : le cinéma, par la technique qu'il sollicite, est le contemporain d'une société scientiste et industrielle qui crut que ses progrès rendraient toute croyance caduque. Le cinéma dispose en outre de moyens formidablement puissants qui lui permettent de mobiliser nos émotions comme aucun art ne le fit jamais. Seul il « captive », il «séduit» et peut hébéter le discernement. On l'a assez souvent souligné: l'obscurité de la salle, l'effacement des bruits environnants, tels que le bruit des planches au théâtre, la possibilité des w~s plans, des ellipses, le confort soporifique de certains fauteuils ... tout conspire à donner au cinéma un pouvoir hypnotique inégalé.

 

Ainsi que la télévision, il aggrave alors la relation de spectacle. Le spectacle, dénoncé avec plus d'à-propos qu'on ne le croit par Rousseau, recèle une perversité parce qu'il éveille un vaste registre d'émotions qui ne sont sollicitées que grâce à l'irréalité de leur objet. Le divorce entre la réalité et une sensibilité souvent exacerbée est à la source de bien des froideurs spirituelles. Hamlet, voyant un acteur pleurer sur le sort d'Hécube, eut à y songer. Aussi le cinéma renforce-t-il ce trait de mentalité qui est un grand obstacle à la vie de foi: une intense mobilisation de nos émois accompagnée de distance, d'indifférence secrète au spectacle qui précisément nous fait pleurer. Notre propre vie y perd sa réalité. Telle est l'aliénation si bien décrite par E. Morin; parlant de l'attrait qu'exercent les personnages du film, il écrit: « C’est nous plutôt qui, dans la salle obscure, sommes leurs propres fantômes, leurs ectoplasmes spectateurs. Morts provisoires, (p.88) nous regardons les vivants ... ' [[(1) Le cinéma ou l'homme imaginaire, éd. de Minuit, p.153. ]].

Par son histoire et par les formes qu'il met en œuvre, l'art cinématographique ne peut pas poser exactement les mêmes problèmes que la musique ou la peinture. Il modèle une vision du monde plus envahissante, qui ne peut que retentir sur toute notre vie spirituelle, Nous ne pouvons pas avoir la même perception du sacré que l'auditeur des miracles médiévaux, parce que ce ne sont pas les mêmes moyens qui ont éduqué notre sensibilité. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, le pouvoir d'évocation exceptionnel du cinéma contribue plus au désenchantement que le théâtre. On le sait déjà avec le trompe-l'œil: plus une forme a d'effet de réalité, plus elle donne la sensation du faux.

Ainsi, plus le cinéma est riche en moyens extérieurs (sons, couleurs, trucages), plus il doit gagner en intériorité, si toutefois il veut échapper aux facilités du spectacle. A cette condition, il pourra introduire, comme tout art, au sacré et même être un mode d'expression de la foi. Telle est la difficulté: cet art tout d'extériorité, qui a tout pour se dégrader en spectacle, peut-il introduire à une dimension intérieure? Dans les lignes qui suivent, nous demanderons comment il est possible de montrer le miracle au cinéma, Le trucage en rend-il l’illustration plus aisée? Tenant à la fois du spectaculaire et de l'intériorité, le miracle pose bien cette question qui est esthétique autant que spirituelle.

L'intérieur et l'extérieur

Comment traduire une réalité intérieure? Certainement pas en la représentant par des procédés de psychologie sommaire qui voudraient nous faire croire à une caméra introspective! Flashes-back et scènes oniriques prolifèrent malheureusement dans une production d'une prétention navrante. Le cinéma n'est jamais si lourd, didactique, que dans ces scènes de rêves ou de souvenirs, soulignées par des enchaînements sonores ou visuels plus ou moins vaporeux, et reposant le plus souvent sur une psychologie associationiste non dégrossie. Les rêveries d’un homme, ses pensées et ses souvenirs sont tout entiers présents. dans sa manière d'être sans qu'il soit jamais possible d'en faire une représentation: C'est justement la perspicacité spirituelle de l'artiste que de témoigner de l'invisible sans le donner en spectacle. Nous touchons ici à une qualité qui n'est, pas que technique mais qui a son origine dans la qualité du regard, L'esprit n'est pas ce qu'il faudrait aller chercher au-delà ou derrière, dans un monde irréalisé par le ralenti ou le flou, mais c'est au contraire ce qui donne au visible sa densité.

Cette exigence esthétique, qui, nous le montrerons, a sa source dans la théologie même de l'Incarnation, rejoint la pertinence des vues de la phénoménologie. Ainsi Merleau-Ponty écrit-il: « Le cinéma ne donne pas, comme le roman l'a fait longtemps, les pensées de l'homme .. il nous donne sa conduite ou son comportement, il nous offre directement cette manière spéciale d'être au monde, de traiter les choses et les autres, qui est visible dans les gestes, le regard, la mimique ... Si le cinéma veut nous montrer un personnage qui a le vertige, il ne devra pas essayer de rendre le paysage intérieur du vertige ... Pour le cinéma, comme pour la psychologie moderne, le vertige, le plaisir, la douleur, l'amour, la haine, sont des conduites» [['Le cinéma et la psychologie moderne', dans Les temps modernes, novembre 1947, p.942. ]].

 

On ne peut donc pas « reproduire » un intérieur préalablement fabriqué. Il ne s'agit d'ailleurs jamais de reproduire. Trop souvent, le cinéma est encore réduit à être l'appareil d'enregistrement d'un événement supposé se dérouler en dehors de l'écran sur lequel il est projeté. L'œuvre de R. Bresson, son combat pour le « cinématographe », tendent à prouver que l'écran est lui-même l'œuvre du cinéaste, que le cinéma n'est pas représentation mais création d'images et de sons. La vie intérieure est présente au cinéma dans le rythme, la relation entre les sons, les formes et les couleurs. Rien ne sert de montrer un paysage intérieur si le style n'est pas lui-même l'intérieur de l'œuvre. Le cinéma, art du temps, est tout autant acoustique que visuel. On sait par exemple que, dans le Journal d'un curé de campagne, Bresson renonça à filmer une gare avec les trains et les figurants qu'il avait pourtant convoqués, pour ne plus présenter qu'une valise liée au retentissement d'un sifflet de locomotive sur la bande sonore. S'éloignant du spectacle et de la narration, le film ouvre alors à une dimension intérieure. Toutes les recommandations de Bresson vont dans ce sens: éviter l'illusion qui voudrait nous faire croire qu'une caméra s'est trouvée là au bon moment: : « Dans cette langue des images, il faut perdre complètement la notion d'image, que les images excluent l'idée d'image'; il écrit encore que, si le texte à adapter mentionne « le diable lui sauta dans la bouche', il ne faut surtout pas montrer un diable sautant dans une bouche.

 

C'est le fait d'un cinéma de patronage ou de propagande que de mettre des idées en image en comptant sur le pouvoir d'illusion du film. Mais le scepticisme le plus profond est alors chez celui qui joue de l'illusion et de la crédulité et, quand la propagande exploite la crédulité, elle révèle surtout que le cinéaste est le dernier à croire à ce qu'il diffuse. On voit que les plus grandes difficultés attendent celui qui prétendrait faire un cinéma religieux: la facticité du style peut désavouer des propos de bonne volonté et diffuser de façon sourde le scepticisme sous les couleurs de l'édification.

 

Le cinéma et la télévision offrent bien plus à rêver que n'offrit jamais la religion et produisent des prodiges plus étonnants que ceux des Écritures. Devant ce concurrent, la pastorale s'est interrogée, et il était nécessaire en effet de s'interroger. Mais il y aurait péril à penser qu'il suffit de placer une caméra devant un épisode religieux pour avoir « utilisé l'audio-visuel ». Il ne suffit pas de diffuser une messe pour faire une émission religieuse, surtout si une caméra spectatrice et nonchalante se promène sur les vitraux pour faire passer le temps. Le regard spirituel est certainement plus juste dans les films du mécréant Bunuel que dans certaines utilisations des moyens audio-visuels à des fins pastorales. C'est le regard qui doit être spirituel, non l'objet reproduit.

S'il est aujourd'hui un metteur en scène aux valeurs spirituelles les plus authentiques, c'est E. Rohmer. Ses films, d'abord par la justesse de l'attention portée aux êtres, par la transparence de sa caméra, sont tout entiers la méditation d'un croyant. Pourtant, la proposition chrétienne est rarement explicite, sauf dans Ma nuit chez Maud qui esquive sans cesse l'édification. Dans Perceval, le merveilleux chrétien est possible parce que Rohmer refuse d'user des commodités du cinéma. La théâtralité est nécessaire, comme dans les Verts pâturages, pour ouvrir au merveilleux en récusant l'illusion. Il serait intéressant de comparer Perceval avec Excalibur de Boorman. Tout y est faux, dans le ton, dans le style, dans l'usage indiscret du trucage; les récits de la Table ronde deviennent des anecdotes très extérieures et la couleur locale atteint aux charmes du dépliant touristique.

C'est donc par le style que se trace le chemin qui va de l'extérieur à l'intérieur et ceci indépendamment du caractère plus ou moins édifiant de l'œuvre. Le problème devient crucial dès que l'on approche des zones où confinent le magique et le miraculeux.

Les magiciens d'Egypte

Les moyens mis à disposition par le cinéma sont évidemment exceptionnels pour donner à voir un miracle. Les trucages rendent tout POSSIble. Mais on devine le danger qu'il y a à rendre un miracle par un trucage: outre que l'astuce technique détourne bien souvent l'attention, le risque intérieur est d'ôter toute réalité au miracle au moment même ou sa vraisemblance devient la plus grande.

Tout est possible au cinéma. Il nous accoutume aux situations les plus extravagantes. Mais ce merveilleux est possible essentiellement dans le comique et dans le fantastique légendaire. Dans les deux genres, les êtres sont soumis à des simplifications stylistiques qui gomment dès le départ toute référence aux lois du monde. Cette simplification est celle de la mécanisation dans le comique et de l'allégorie dans le fantastique. Tout est possible ... à condition d'entrer dans un genre qui efface le monde et appauvrit les personnages. Autant dire que tout est possible à condition que plus rien n'ait de sens. La représentation du miracle ne devrait pas alors s'aligner sur les possibilités du fantastique, car le miracle ne vaut que dans un monde chargé de sens, dont la densité humaine soit suffisante. Faire apparaître le miracle dans un monde appauvri le vide de toute substance. Rien n'est plus gênant pour un croyant que de voir le miracle tomber dans le gag ou la trouvaille; ce spectaculaire-là ne pourra d'ai lieurs pas rivaliser avec les exploits des héros livrés en pâture aux enfants.

 

Vittorio de Sica l'a bien senti dans Miracle à Milan. La délicatesse de cette œuvre est d'introduire le merveilleux dans un monde réaliste, de telle manière que, à travers l'extraordinaire, c'est l'ordinaire qui est source d'émerveillement. De Sica a choisi de montrer le « miracle » par des trucages visibles, qui paraissent médiocres aux yeux d'un spectateur qui se croit avisé. Rappelant que l'image est une image, il ouvre à un monde plus réel que s'il avait voulu faire illusion.

Le cinéma apparaît donc comme un instrument d'éducation spirituelle redoutable, dans la mesure où il permet de mettre en évidence le goût du merveilleux dans lequel notre conscience religieuse est toujours plus ou moins immergée. Satisfaire notre attente naïve du merveilleux serait le contraire d'une ouverture au sacré ou au religieux. Le miracle n'a d'ailleurs pas pour sens de faire croire que « tout est possible', vœu qui n’appartient qu'au monde onirique. En disposant de trucages qui rivalisent avec le spectaculaire du miracle, le Cinéma amène la conscience à se dépouiller de sa part de magie ... ou alors renforce à son profit ces goûts irrationnels qui gisent en nous. En ce sens le cinéma fait songer aux magiciens du Pharaon qui, par leurs sortilèges, pouvaient faire pièce aux exploits de Moïse, menant par là à une perception plus fine de la Providence.

Nul peut-être n'a joué plus subtilement de ces ambiguïtés esthétiques que Luis Bunuel. Dans la Voie Lactée, par exemple, il s'amuse précisément à mettre le miracle en image. Ce sacrilège suprêmement malicieux tend à faire passer l'Évangile pour du « cinéma» et prend la crédulité à ses pièges. Ce faisant, il met à jour les possibilités du cinéma autant que les faiblesses de la conscience magique, car la mise en spectacle du miracle est insoutenable.

 

Le miracle est une forme de révélation; il est la visibilité du monde spirituel. Il dévoile que le monde est régi par d'autres lois, qui sont celles de la miséricorde. En faisant œuvre de thaumaturge, le cinéma réduit le miracle à la modification brusque des lois de la nature. Or, si tout est possible à James Bond, tout n'est pas possible à Dieu. L'essentiel dans le miracle n'est pas la puissance qu'il manifeste, mais la parole qu'il porte, la miséricorde qu'il met en évidence. Le surnaturel n'est pas contre-nature ni irrationnel, et si le Christ apaise les souffrances, il ne peut jouer gratuitement au Superman. Dans l'Évangile, le miracle est d'ailleurs inséparable de la parole qui l'accompagne, et réduire le miracle à des gestes théâtraux détourne l'attention, satisfait d'autres appétits que spirituels. Ainsi, dans le Jésus de Nazareth de Zeffirelli, les gestes attribués au Christ sont-ils des gestes de magicien; pourquoi ce geste solennel de la main lors de la résurrection de Lazare? Cette solennité n'est pas liturgique et donne plutôt à penser que Jésus mobilise une force para-normale en se concentrant. Il y a plus de sens dans la main laborieuse du héros de Un condamné à mort s'est échappé. Bresson a toujours dit qu'il a voulu montrer dans ce film un miracle, or le surnaturel n'y apparaît jamais sous forme magique et les gestes du héros (Fontaine) sont bien de volonté charnelle: « Je voudrais montrer ce miracle ... Une main invisible qui n'agira jamais autrement que par la main de Fontaine, par cette main obstinée qui forge des outils et force des portes»[[ Cité dans A. Ayfre. Conversion aux images ?, éd. du Cerf, p.270 ]].

 

A vrai dire, l'erreur de la plupart des représentations aberrantes du miracle au cinéma est de laisser penser que le miracle puisse agir sur les êtres comme une force. En exploitant sans discernement les possibilités offertes par la lanterne magique, on rassasie de façon redoutable des goûts primaires, on laisse percevoir le surnaturel comme un arrière-monde chargé de puissances Irrationnelles. Un tel merveilleux a sa place dans le rêve dans la légende, non dans la foi.

La surimpression

H. Agel note que « le surnaturel, suggéré par des surimpressions, a perdu aujourd'hui pour des yeux habitués à de tout autres procédés de suggestion, le pouvoir qu'il avait en 1920». Le plus grave n'est pas l'accoutumance au. procédé; le plus grave est que la surimpression soit un véritable contresens sur la réalité spirituelle. Celle-ci n'apparaît alors que comme une réalité parallèle et affaiblie. On juxtapose deux mondes là où le climat d'ensemble de l'œuvre, dit encore H. Agel, devrait par lui-même faire naître le sentiment de la transcendance [[Le cinéma et le sacré, p. 15. Les lignes qui suivent doivent beaucoup aux analyses figurant aux p. 123-127 de celte excellente étude.]].

 

La surimpression diaphane, sans épaisseur ni présence, n'est à la rigueur que l'image d'un rêve ou d'une hallucination. La réalité du monde spirituel se trouve discréditée aussitôt qu'on prétend l'illustrer par de tels procédés! La confusion entre le monde spirituel et le monde onirique n'est-elle pas justement de celles qu'un croyant doit sans cesse surveiller en lui? En sollicitant notre complaisance pour le rêve quand il croit présenter des réalités spirituelles, le cinéma met bien en évidence l'ambiguïté des sentiments religieux. La transcendance est bien souvent confondue avec le droit de (p.92) garder ses illusions, de les laisser chanter pour échapper à un monde réputé trop dur. Complicité ou catharsis? Le cinéma devient un miroir redoutable quand il nous prend au mot.

Ce n'est pas en appauvrissant le réel par une image de moindre densité que l'on exprimera une âme. Il y a plus de justesse dans le parti pris par Pasolini d'utiliser un jeune homme « en chair et en os» pour figurer un ange dans L’Evangile selon saint Matthieu, renonçant un des premiers au procédé de la surimpression. Le choix esthétique renvoie ici à des aspects théologiques essentiels: l'Incarnation nous invite à reconnaître l'âme dans la plénitude de la réalité sensible. L'art devrait au premier chef contribuer à affiner la perception de l'unité du charnel et du spirituel. A propos de La tunique et d'autres films « religieux» médiocres qui ont proliféré dans les années 50, A. Ayfre fait remarquer que « ces personnages ne sont pas assez humains pour pouvoir supporter le poids du divin. Étant dépourvus de toute incarnation, comment pourraient-ils être signes d'une transcendance ?» [[ Cinéma et foi chrétienne, Arthème Fayard, p.93. ]].

Appauvrir, « idéaliser» le réel, autant d'erreurs qui sont des âneries stylistiques, parce qu'elles sont d'abord des ignorances psychologiques et des contre-sens spirituels. La transcendance est visible dans le charnel, pourvu que notre regard soit assez aimant: tel devrait être précisément le regard de l'artiste. La qualité de l'artiste est d'abord spirituelle; elle est d'un être qui sait voir, mieux et plus que moi, et non, comme le croit une esthétique paresseuse, d'un rêveur. Le reste ne relève que d'une spiritualité d'évasion. Tout incroyants qu'ils soient, le regard attentif et aimant que portent Renoir ou Truffaut sur les êtres est pour nous la plus juste des éducations spirituelles.

 

Le cinéma pose des problèmes religieux particuliers parce que, plus que tout autre, il peut offrir de l'évasion. Puissamment équipé du point de vue technique, très lié aux impératifs économiques, sans dignité qui lui vienne d'une tradition, il est le plus souvent un outil à loisir détaché de tout discernement spirituel. Pour quelques Rohmer, Bresson ou Tarkovski qui nourrissent leur art d'une inspiration spirituelle, quel monde humainement médiocre que celui qui nous est renvoyé par le cinéma, même pour les films les plus prétentieux!

L'ellipse

L'ellipse cinématographique, qui enchanta Meliès, semble offrir des moyens inégalés, pour illustrer le miracle: l'eau se transforme en vin cc sous nos yeux». Par l'ellipse, le miracle parait se soustraire à la durée. Pasolini lui-même a succombé au procédé (admissible, il est vrai, dans le mythe) ... et j'ai entendu un public d'adolescents éclater de rire à la guérison subite du lépreux. Sans doute malveillante, cette réaction renvoie cependant bien le procédé à la place qui est la sienne: le comique ou le merveilleux allégorique.

 

L'instantanéité que l'ellipse confère au miracle accroît une fois de plus la confusion avec le coup de baguette magique. Ce procédé ne laisse apparaître du miracle que la négation des lois naturelles; il efface le mouvement de conversion qui accompagne le miracle et lui donne sens. Comme nous l'avons noté pour l'espace avec la surimpression, ce n'est pas en appauvrissant le temps que l'on exprimera l'éternité. Perpétuel présent, l'éternité n'est pas négation du temps ou au-delà du temps. Le ralenti ou (p.93) l'ellipse n'ouvrent qu'à un monde marginal dont le caractère factice n'échappe à personne, pas même au spectateur qui se ' laisse prendre' et consent à un procédé qui ne fait accepter le spirituel qu'à condition de le' déréaliser'. C'est dans la beauté de l'œuvre et dans sa présence que le poids d'éternité est manifesté, ce qui évite à chaque instant de se perdre dans la fugacité de l'anecdote. Pickpocket, l'admirable film de Bresson, met en présence d'une conversion qui n'est traduite dans aucune volte-face; la Grâce est présente à l'intérieur même de l'œuvre, dans la gravité liturgique des gestes. C'est le contraire d'une lacune de temps; la liturgie joue ici son rôle de mise en présence de l'éternité, parce que le film est lui-même liturgique et non parce qu'il montre une liturgie.

 

On sait que l'ellipse est rendue nécessaire par le montage, mais elle peut avoir un autre sens que de gagner du temps ou de réaliser de faciles prodiges. Ce qui n'est pas dit et montré fait le rythme du film, c'est-à-dire sa dimension intérieure. Il s'agit d'indiquer par le rapport entre les images tout ce qui sature l'image. L'ellipse alors, loin d'être une économie de temps, constitue la genèse du temps propre à l'œuvre. Que l'on songe par exemple à l'intensité du rythme par lequel le tournoi est rendu sans être jamais mis en spectacle dans Lancelot du lac. La représentation du miracle par l'ellipse est esthétiquement fausse parce qu'elle fait de l'ellipse l'anecdote, alors que son intérêt est de dérober l'anecdote.

Une image cathartique: Stalker

On a beaucoup écrit du film de Tarkovski, Stalker, qu'il était une œuvre chrétienne. Il ne m'appartient pas de Juger de la foi de son auteur; mais le film se présente comme un bric-à-brac mystique où les Écritures se mêlent à des symboles cosmiques aussi bien qu’à des phénomènes parapsychologiques. Livré comme tous nos contemporains à un monde areligieux, Tarkovski paraît s'être constitué une spiritualité de fortune, où la confusion entre le religieux et le magique ne semble pas toujours évitée. Sans pouvoir analyser ici ce très beau film, je voudrais m'attacher aux derniers plans: au terme d'un film ou toute espérance semble anéantie, alors que son père revient brisé d'une vaine quête de l'absolu, un enfant appuie sa tête sur une table. L'image, qui était en noir et blanc redevient ici en couleur, comme pour indiquer un retour à l'espérance. Les yeux profonds et rêveurs de cet enfant accompagnent le glissement d'un verre posé sur la table qui tremble. Il suit ce verre des yeux jusqu'à ce qu'il tombe et se brise.

 

On peut voir ces images naïvement, en laissant parler notre goût pour le merveilleux, déjà amplement sollicité pendant la projection. L'enfant ferait alors « bouger les objets par la seule force de son regard » (!). Ainsi serait manifestée la réalité d'un 'irrationnel' qui donnerait un espoir au-delà du désenchantement provoqué par un monde froidement technicien. C'est l'interprétation qu'on a pu lire dans Télérama ... Mais nous sommes alors en pleine attitude magique et celle-ci n'a rien à voir avec la foi: le miracle n'est pas un refuge contre la rationalité, mais la manifestation d'un sens; il ne présente pas un désordre docile à nos rêveries les plus primitives sur la ' force' de la pensée, mais il dévoile un ordre supérieur. Quelle piètre vision de la vie spirituelle que celle d'un irrationnel refuge! Quel sens peut bien avoir le mouvement des objets? De quelle miséricorde serait-il signe? Dieu ne parle pas aux hommes par prodiges.

 

Rien ne nous oblige d'ailleurs à penser que l'enfant « fait bouger » ce verre ... et cette image est forte en ce (p.94) qu'elle renvoie notre regard à ses ambiguïtés. Le passage d un tram qui fait trembler l'humble maison de bois fournit aussi une explication aux trépidations de la table. Cette explication positive ne propose d'ailleurs pas plus de sens que l'interprétation magique. Il semble alors que Tarkovski, par ces images, renvoie le positif et le magique dos à dos: ce n'est pas dans le mouvement du verre qu'il faut chercher le sens.

 

Si ces images sont propres à exprimer la foi, l'espérance, la charité, ce n'est pas par ce prodige dérisoire. Le regard de cet enfant, qui est l'être le plus démuni du film: le plus pauvre, véritable Christ crucifié inaperçu par les adultes qui s'épuisent en d'inutiles recherches, ce regard est, lui, porteur de foi. Il attend d'être reconnu comme un muet appel d'amour. C'est le plus humain qui dévoile ici, dans sa profondeur même, le divin ailleurs cherche, sans qu'il soit besoin d'une force mystico-magnétique. La délicatesse du regard que porte Tarkovski sur cet être supplicié fait de cette image une très authentique expression religieuse, alors qu'ailleurs il est le plus souvent magique. Tout véritable artiste aboutit dans la beauté à ce dévoilement de l'âme par la forme sensible elle-même.

 

Ces derniers plans sont donc spirituellement justes. alors même qu'ils donnent à voir un prodige qui pourrait satisfaire des appétits magiques. Tarkovski, peut-être sans le savoir, invite à aller au-delà du spectaculaire. pour pénétrer dans une dimension plus intérieure où nous sommes regardés autant que spectateurs. C'est la présence ici qui importe. (p.95)

Jean-Noël DUMONT

 


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