"Tout s'origine dans l'amour du Père" : homélie pour la messe à l'occasion du cinquantenaire de la revue

le 13/06/2025 par Éric de Moulins-Beaufort

Homélie pour la messe à l’occasion du cinquantenaire de la revue Communio en la cathédrale Notre-Dame de Paris, le 14 mai 2025.

La communion, frères et sœurs, communio, n’a pas de commencement ; elle a en revanche une origine : « Comme le Père m’a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez dans mon amour. » Tout vient, c’est le cœur et l’essentiel de notre foi chrétienne, tout du réel vient de l’amour du Père pour le Fils qui donne au Fils d’aimer en retour son Père et nous aussi. La communio, à tous les niveaux du réel, s’enracine dans le « comme » : « Comme le Père m’a aimé » ; « Comme je vous ai aimés ». Rien du réel n’est vraiment compris tant que cet amour fontal qui jaillit du Père et engendre le Fils n’est pas perçu, au moins un peu. Tout du réel prend de la profondeur, reçoit du poids, dévoile sa beauté, dès lors que cet amour fontal est perçu : « Comme le Père m’a aimé ». La communion des Personnes divines dans l’unique Dieu Trine est l’origine de tout, et la communion de tous les êtres est et sera l’aboutissement de tout, parce que tout s’origine dans l’amour du Père qui donne au Fils d’aimer.

Cette intuition fondatrice de Hans Urs von Balthasar suppose que soit perçue aussi l’immense complexité cachée dans ce « comme ». Nous la connaissons un peu pour nous, entre nous, personnes humaines. Nous la pressentons en tout cas. « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » : il est facile, voire agréable, de recevoir ce commandement mais en vivre suppose que l’amour qui vient d’en haut, l’amour qui nous précède et qui nous porte passe en nos cœurs à chacun, éclaire nos intelligences, redresse nos volontés, habite nos mémoires, et cela exige d’accepter qu’il décape toutes nos constructions, qu’elles soient psychologiques ou sociales, économiques ou politiques, culturelles ou spirituelles. La communion que l’amour suscite n’est l’aboutissement naturel d’aucune de nos représentations ou de nos démarches, même si elle les couronne toutes, mais d’en haut, depuis celui qui, seul, peut nous donner ce commandement : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » et qui nous le donne comme un commandement, pas comme un conseil ni une exhortation, mais un commandement qui fait plier en nous ce qui, en nous, n’est de soi pas prêt à plier. Il doit affronter en nous une capacité de résistance et même de refus qui est toujours plus forte que ce que l’on peut imaginer.

Ce commandement si simple et si entraînant, si engageant, dévoile en fait aussitôt le drame qui est la trame de l’histoire humaine. Ce que Pierre déclara « en ces jours-là » en se levant au milieu des frères n’est en effet que trop vrai : « Il fallait que l’Écriture s’accomplisse », cette Écriture sainte d’Israël par laquelle, en tant de lieux et de tant de manières, « l’Esprit-Saint avait d’avance parlé de Judas –, qui en est venu à servir de guide aux gens qui ont arrêté Jésus. »

***

Voilà cinquante ans donc que la revue Communio, par l’impulsion qu’Hans Urs von Balthasar a su partager à quelques esprits, jeunes encore, voire très jeunes alors, reprend toute la théologie chrétienne et tout ce que la foi chrétienne a pu engendrer de pensée, de création, d’idées, d’images, en s’efforçant de tout relier à la communion trinitaire et à la communion à venir. Les grandes séries en sont témoins :

les articles du Credo, les dix commandements, les sept sacrements, les demandes du Notre Père, les notes de l’Église, tout autant que d’autres numéros suscités par l’actualité de l’Église ou du monde. L’organisation des cahiers avec un éditorial, des articles thématiques, des signets comme, depuis quelques décennies pour l’édition française, l’extraordinaire iconographie des couvertures, tout y contribue à l’effort de déployer en tout sujet, tout thème, la force de communion qu’il recèle pour qui veut bien le contempler à partir de la position singulière de la foi qui est obéissance au commandement de l’amour, au « comme » que Jésus reçoit du Père et qu’il transmet à ses disciples.

La revue le fait selon l’organisation originale qu’Hans Urs von Balthasar a imaginée, dans une communion internationale où les richesses de chaque édition nationale sont à la disposition de toutes les autres et où toutes les éditions, de toutes langues, se mettent au service de la recherche qu’une édition nationale propose. Cette communion-là n’est pas hiérarchique, elle s’en garde même, en veillant à se tenir strictement dans la seule communion hiérarchique qui vaille, celle qui relie tout chrétien aux Douze, à ces Douze qui ont été amputés de Judas et pour qui l’Esprit-Saint avait préparé Matthias que nous fêtons en ce jour et qu’il s’apprêtait à confirmer et à renouveler à jamais par l’adjonction inattendue de Saül qu’eux seuls pouvaient valider. La communion de la revue, en cinquante ans, a connu aussi, certainement, inévitablement, des amputations parfois douloureuses par le départ de tel ou tel ou l’échec de telle édition ; elle a connu aussi des enrichissements imprévus. Le principal est qu’elle veille à être toujours le mieux centrée possible pour recevoir en son cœur le commandement : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. »

On peut écrire des livres qui ne sont pas lus ; certains seront découverts plus tard, à leur heure. Une revue, en revanche, n’est rien si elle ne nourrit pas des lecteurs. Permettez-moi, frères et sœurs rassemblés en cette cathédrale, en ce jour anniversaire, de vous apporter la gratitude d’un modeste lecteur. Depuis des années, avant même d’être prêtre, je m’efforce de lire chaque cahier de Communio. Je reçois chacun comme la promesse d’un voyage vers le centre et d’une exploration de contours ou même de périphéries auxquels je n’aurais pas songé. J’y puise toujours plus de paix et plus de joie à suivre le Christ Jésus, à écouter sa voix dans l’unité de l’Église. J’y découvre, au plus près du centre, une diversité qui n’est pas une pluralité d’extension dans laquelle j’aurais à choisir ce qui me plaît et à laisser tomber ce qui ne me plaît pas, mais bien plutôt une symphonie d’aspects sans la multiplicité desquels le thème ne tient pas et le voyage vers le centre s’épuise trop vite.

De la paix et de la joie que j’en reçois, je suis heureux, comme chrétien, comme prêtre, comme évêque, comme Président aussi de la Conférence des évêques de France, de vous remercier, vous tous qui faites la revue aujourd’hui, de tant de lieux du monde, et de rendre grâce avec vous pour ceux et celles, moins nombreux mais importants, qui ont fait exister cette revue et qui sont déjà dans la face éternelle de la communion du Christ.

Vous savez bien tous ce qui est essentiel : pas plus que Matthias ne s’est proposé lui-même pour être « témoin de la Résurrection » de Jésus avec les Onze autres, pas davantage quelqu’un ne se présente de lui-même pour « demeurer dans l’amour de Jésus » et servir ainsi la communion qui vient du Père. « C’est moi qui vous ai choisis et établis, dit Celui qui relie tous les êtres à l’amour qui vient du Père, afin que vous alliez, que vous portiez du fruit et que votre fruit demeure. » Que l’Eucharistie que nous célébrons en ce jour, avec fierté et avec humilité, puisse vous tenir aujourd’hui et demain dans la vérité de la communion, celle du Fils avec le Père et de nous tous en lui, Amen.