L'Eglise face à la violence de son histoire

Juan-maria LABOA
Après la mort - n°29 Mai - Juin 1980 - Page n° 63

Signets: La violence et l'esprit (II)

 L'Église de la charité a subi la violence. Mais elle l'a aussi exercée. Il faut le reconnaître, puis comprendre qu'elle ne peut échapper aux lois des sociétés humaines, même si elle doit ne pas totalement y céder.

Tout l'article est joint.

TOUTE approche de l'histoire de l'Église provoque troubles et perplexité. Aucune institution n'a présenté tout au long de son histoire un idéal aussi élevé, des aspirations aussi exigeantes. Et pourtant, pendant deux mille ans, l'esprit du siècle a pénétré l'institution et tous ses membres de manière patente. Le décalage entre les idées et la réalité est particulièrement frappant, surtout parce que notre Église continue à proclamer son idéal et à se considérer comme sainte et immaculée.

De plus, le concept de violence est polyvalent. Dans la situation sociale confuse qui est la nôtre actuellement, chacun incrimine la violence de l'autre : les pauvres accusent les riches, les patrons les ouvriers, l'État les terroristes, I'E.T.A. les institutions, le clergé le Pape, les minorités ethniques la politique. éducative des états centralisés, etc.

Une institution comme l'Église peut-elle agir et se développer sans exercer certaines pressions, sans imposer des peines, sans excommunier ? Une société qui compte des centaines de millions de membres, peut-elle s'accroître sans lois répressives ? Une communauté religieuse, qui comprend toutes sortes de personnes, ne devra-t-elle pas sauvegarder la foi des faibles ?

Le sujet est complexe et le simplisme est à éviter. D'une part, il faut reconnaître un profond changement (psychologique et même doctrinal) entre d'une part la religion de l'esprit et la force morale des premières communautés, et d'autre part la conduite d'une Église qui, institutionnellement, prêche des croisades, instaure l'Inquisition, pratique l'intolérance. D'un autre côté, il faudrait réfléchir sur les indices de ce qui était déjà en germe dans les premiers temps, et qui justifie les situations et les conduites postérieures.

Naturellement, je ne prétends pas présenter un panorama exhaustif d'épisodes et de théories. Je veux simplement exposer quelques événements de notre histoire dans lesquels prédomine un élément de violence, de contrainte ou (p.63) d'intolérance, et exposer les arguments, les doctrines, les raisons qui justifièrent de tels comportements.

D'une Église persécutée à une Église intolérante

La non-violence sous sa forme la plus radicale a marqué la conduite et les sentiments des chrétiens — individus et communautés — pendant les premiers siècles, comme cela nous apparaît dans les documents parvenus jusqu'à nous. Le précepte de ne pas tuer n'admet pas de palliatifs ni d'exceptions. Jamais, et en aucune manière, le chrétien ne peut répondre à la violence exercée contre lui. Même la rancune n'est pas permise, parce qu'elle entraîne la mort. Cette attitude se traduit par un rejet quasi unanime de la guerre et du service militaire. Tertullien condamne la présence des chrétiens dans l'armée. Maximilien exprime l'attitude des chrétiens : « Je ne peux pas être soldat, je ne peux pas faire le mal puisque je suis chrétien ». De même, la Tradition apostolique de saint Hippolyte est catégorique dans son affirmation : «Un soldat soumis à ses chefs na pas le droit de tuer; s'il en reçoit l'ordre, il ne doit pas l'accomplir et s'il refuse d'adopter cette attitude, il doit être rejeté de l'Église ».

La paix constantinienne modifie radicalement la problématique. Faussant même le motif primitif, le Concile d'Arles (314) menace d'excommunication les soldats déserteurs «puisque l'État n'est plus persécuteur». Ce changement, naturellement, ne s'est pas fait du soir au matin. Plus tard, saint Basile conseille encore aux soldats qui se sont sali les mains de s'imposer trois ans de pénitence, et saint Ambroise approuve les magistrats qui s'abstiennent spontanément des sacrements après avoir prononcé une peine capitale. — Mais le changement de mentalité se manifeste en mille détails. Les moines de la vallée du Nil détruisaient des villes et fouettaient les gens dans la rue, dans un élan de zèle purificateur, voulant imiter le Christ expulsant les marchands du Temple. Les chrétiens assaillaient les sanctuaires païens pour les détruire. C'est ainsi que disparut le fameux Serapeum d'Alexandrie (391) et tant d'autres temples et monuments ; c'est ainsi que se perpétrèrent des assassinats comme celui d'Hipatia à Alexandrie (415) et que se multiplièrent les actes d'intolérance.

Théodose promulgua des lois qui appuyaient de son autorité la nouvelle religion impériale : « C'est notre volonté que tous les peuples qui sont gouvernés par l'administration de notre clémence, professent la religion que le divin Pierre, apôtre, donna aux Romains... Toutes les hérésies sont interdites par les lois divines et impériales et doivent cesser pour toujours ». Justinien déclara que tous les non-baptisés n'avaient aucun droit, et que les hérétiques étaient par le fait même légalement inaptes à quelque poste que ce soit. Fonctionne déjà ici la conception du Moyen-Age, selon laquelle seuls les catholiques sont citoyens de plein droit et où toute attaque contre la foi et contre l'Église signifie aussi une attaque contre l'État. La boucle était bouclé. On définissait à partir du pouvoir civil en quoi consistait l'orthodoxie. On avait changé de religion, mais non de méthodes. L'État romain continuait à poursuivre religions et sectes. La différence consistait en ce qu'il pouvait désormais compter sur la collaboration des chrétiens.

Tous cependant ne pensaient pas ainsi. Déjà dans l'antiquité et au Moyen-Age, saint Augustin, Raymond Lulle, Pierre le Vénérable, Séripando, etc., surent faire (p.64) la distinction entre la condamnation de l'erreur et celle de celui qui est dans l'erreur. Pour réfuter l'erreur, ces hommes refusaient l'emploi de l'oppression physique. Il y avait là une conception authentiquement chrétienne de l'essence de la religion comme justice intérieure, esprit et vérité.

L'influence de l'Islam

La Croisade apparaît à nos yeux comme un des spectacles les plus surprenants du Moyen-Age. Au cri de « Dieu le veut », le peuple chrétien abandonna foyers et familles pour s'opposer par la force à l'hérétique et à l'infidèle. La croisade des enfants en est un épisode hallucinant et attendrissant. La Reconquête en Espagne, les Croisades en Orient, les guerres contre les Cathares et les Albigeois ont bien sûr des composantes sociales, économiques et politiques, mais nous ne pouvons pas y oublier la composante strictement religieuse. Saint Jacques combat personnellement dans les batailles hispaniques ; on accorde des indulgences à ceux qui s'engagent sur les champs de bataille ; à ceux qui meurent en guerre contre les infidèles, on assure, comme aux martyrs, le paradis, parce qu'ils meurent pour la défense des chrétiens. La guerre contre les infidèles était considérée comme juste par définition. Pour le chrétien moyen, l'existence des ordres militaires, des guerres et des massacres, constituaient l'unique moyen de libérer les chrétiens de l'oppression d'ennemis païens. C'est-à-dire qu'il s'agissait d'un cas de légitime défense.

Il me semble que ce sont là les deux mobiles décisifs qui, d'une manière ou d'une autre, reviennent tout au long des siècles : d'une part, les droits de la vérité à défendre ou imposer ; d'autre part, la liberté des chrétiens. L'Église et les Lieux Saints se trouvaient opprimés par les barbares, et la Reconquête venait secouer leur joug despotique, joug comparable — selon les chroniques — celui que supportait le monde avant la Rédemption du Christ. Guerre de libération, de défense de l'Église, la Reconquête est aussi une guerre missionnaire qui étend le Règne de Dieu, non certes par la persuasion, mais par la force des armes.

Tous évidemment n'étaient pas convaincus de l'excellence de ces méthodes. Raymond Lulle réagit ainsi aux Croisades : « J'ai vu que les chevaliers du monde. allaient au-delà des mers, en Terre-Sainte, s'imaginant qu'ils la récupéreraient par la force. Et tous finissaient par y mourir sans avoir obtenu ce qu'ils voulaient. C'est pourquoi j'ai pensé que cette conquête ne devait pas être réalisée autrement que toi-même, Seigneur, avec tes Apôtres, c'est-à-dire moyennant l'amour, la prière et les larmes. Ainsi donc, que les pieux chevaliers aillent prêcher aux infidèles la vérité de la Passion, et qu'ils fassent pour l'amour de toi ce que tu as fait par amour pour eux ».

 

Saint Dominique aussi, au long de la guerre cathare, se rendit compte que la vérité chrétienne ne peut pas être imposée par la force, et qu'il fallait persuader et convaincre. Et cette intuition donna naissance à l'ordre des Frères prêcheurs. Roger Bacon, de son côté, pense que « la foi n'est pas entrée dans ce monde par le moyen des armes, mais, c'est évident, par la simplicité de la prédication ».

Mais déjà prédomine le sentiment que les deux méthodes sont nécessaires. Grégoire IX accorda aux missionnaires dominicains et franciscains envoyés outre mer l'indulgence de la croisade. Ainsi s'entremêlent l'exigence de méthodes (p.65) pacifiques et l'idée que seule la violence pouvait mettre l'ennemi en déroute. Et cela libérait la conscience chrétienne.

La violence morale dans l'évangélisation

Comment se présente le christianisme dans les premiers temps ? C'est une Église qui s'étend essentiellement de personne à personne par une authentique metanoia. L'édit de Milan présentait le danger de convertir le christianisme en religion d'État. De fait, très vite, on ne comprend plus et on n'admet plus les non-chrétiens. Il est instructif de repasser l'histoire des trois grandes évangélisations. Derrière Constantin, l'empire se convertit officiellement au christianisme et d'énormes multitudes, sans préparation pour ainsi dire, décident de se faire baptiser après leurs chefs. Derrière Clovis les Francs, derrière Recarède les Wisigoths, derrière Théodolinda les Lombards passent au catholicisme. On a eu recours à la violence physique en de très nombreuses occasions (pour les Norvégiens, les Islandais, les Saxons). Il est évident qu'il faut tenir compte de la mentalité de ces peuples, mais une certaine forme de violence morale est indéniable, et contredit la pratique des premiers siècles. Les lettres de Grégoire le Grand à Augustin de Canterbury nous montrent comment, alors aussi, on était conscient de la nécessité d'une conversion responsable et personnelle.

Les justifications de ces baptêmes à la chaîne sont multiples. Je veux en signaler une qui se répète tout au long de l'histoire : c'est la conviction que la religion constitue la force la plus profonde des hommes et des peuples. Par conséquent, si on recherche une unité politique profonde, l'unité religieuse préalable est nécessaire. Les princes chrétiens du moyen-âge, qui liaient indissolublement conquête et christianisme, étaient donc mûs par des considérations politiques aussi bien que par des préoccupations strictement religieuses, surtout la conviction que l'essence du christianisme est d'être universel.

Il en va de même pour l'épopée évangélisatrice en Amérique. L'identification du christianisme avec le puissant colonisateur, distributeur de châtiments et de faveurs, constitue un des aspects les plus négatifs — bien que par ailleurs inévitable — de cette évangélisation. Au lieu d'évangéliser d'abord et de baptiser ensuite, on préconisait des baptêmes massifs, en supposant qu'une catéchèse prolongée corrigerait par la suite les défauts évidents du système. L'intérêt pour le nombre prévalait sur l'authenticité des mobiles.

Une Église occidentale ou peut-être provinciale

Nous ne devons pas oublier l'élément culturel. L'historiographie actuelle centre souvent son attention sur la façon dont les cultures autochtones d'Amérique et d'Afrique ont été pratiquement annihilées, et en attribue la principale responsabilité à l'Église. Je ne vais pas essayer de nuancer ces affirmations ni relever leur simplisme, mais je considère nécessaire d'aborder ici la question.

Le christianisme est une religion historique, qui accorde une grande importance à la tradition. Ses origines sémitiques et les premières influences gréco-romaines ont évidemment exercé une influence décisive sur l'élaboration de la (p.66)doctrine et la formation des institutions. Mais le problème historique ne réside pas là. Le catholicisme s'est identifié avec l'occident européen, avec le latin, avec la liturgie romaine, avec quelques coutumes franques ou saxonnes. L'obsession de l'unité à préserver à partir du Concile de Trente a donné lieu à une uniformité intolérante et étroite. En Europe, les rites particuliers (gallicans, ambrosiens, mozarabes) ont disparu et sur les autres continents se sont imposées les coutumes occidentales.

La controverse des rites chinois est révélatrice à cet égard. Au-delà des rivalités et des querelles entre congrégations, au-delà de la convenance de certaines dispositions, elle montre une tendance à imposer par la force des décisions sur des sujets qui n'affectent pas l'essence de la religion, mais ont des incidences sur la personnalité des peuples et leur attachement à des coutumes traditionnelles.

Évidemment, on subit ici l'influence complexe des exigences d'unité et d'adaptation, ainsi que de la sensibilité moderne, respectueuse de la religiosité et de la culture des autres. En 1659, la Congrégation pour la Propagation de la Foi recommandait déjà : « Ne manifestez aucun zèle et ne présentez aucun argument pour convaincre d'autres peuples de changer de rites, d'usages et de coutumes, à moins qu'ils ne soient manifestement contraires à la religion et à la morale. N'introduisez pas nos pays dans le leur, simplement, apportez-leur la foi ».

Je ne suis pas sûr que cela fût possible en ce temps-là. Ce n'est en tout cas pas ce qui se passa en général. Mais, d'une part, si aujourd'hui différentes langues sont encore parlées en Amérique, et si nous connaissons encore l'histoire et les coutumes des Mayas, des Incas ou des Aztèques, c'est grâce aux missionnaires ; et d'autre part, il est assez surprenant de voir l'appui aux missionnaires des gouvernements libéraux européens, au moment même où ils poursuivaient l'Église en métropole : c'est bien le signe qu'ils étaient convaincus que l'évangélisation collaborait à l'implantation de la culture et des modes de vie occidentaux.

Cujus regio, ejus et religio

L'intolérance médiévale est considérée généralement comme le résultat d'une collusion trop étroite entre le spirituel et le temporel au profit de l'Église. Mais la Réforme établit au bénéfice de l'État ou du Prince une collusion du même genre. Le principe fondamental établi par la paix d'Augsbourg est au fond païen, puisque par là la religion de l'esprit demeure soumise à la force extérieure. Cependant, la formulation ne doit pas nous faire oublier que son contenu établit en même temps le pouvoir civil comme bras séculier : l'empereur est obligé de réduire par des moyens violents ceux qui résistent à l'unité catholique.

Une fois qu'on est engagé dans cette direction, seuls sont utilisables les moyens du pouvoir, parce que, pratiquement, ce sont les seuls extérieurement efficaces : violence, répression, coercition, torture, mort. En 1231, Grégoire IX souscrit à la constitution impériale de Frédéric II édictée en 1224, selon laquelle les hérétiques sont condamnés à mort pour crime de lèse-majesté, « car il est beaucoup plus grave d'offenser sa majesté éternelle que la temporelle ». De là aux tribunaux de l'Inquisition, il n'y a qu'un pas. Tribunaux mixtes, souvent (p.67) équivoques, mais qui, en tous cas, supposent la défense de la vraie religion par des moyens étatiques, politiques ou de puissance. Des siècles auparavant, le pape Jules (337-352) adressait à tous les évêques des paroles qui apparaissent comme un douloureux adieu à l'ancienne liberté des martyrs : «Mes bien-aimés, on n'édicte plus dans l'Église de sentences juridiques conformes à l'Évangile ; au contraire, elles sont pleines de menaces, d'exil et de mort ».

Aux XIXe et XXe siècles, apparaît le problème de la liberté religieuse. Les discussions sur la liberté de conscience ont démontré les liens étroits qui unissent la liberté intérieure et la liberté des pratiques extérieures. En 1869, un évêque présent à Vatican I signifiait clairement le raisonnement primaire suivant : «Permettre la liberté de conscience, c'est donner à l'erreur les mêmes droits et les mêmes privilèges qu'à la vérité ». Grégoire XVI, dans une lettre au Tsar Alexandre, exprimait l'autre facette de la même crainte : « La liberté de conscience n'est pas la même chose que la liberté de ne pas avoir de conscience ».

Cet appui de l'État eut pour conséquence que l'Église très souvent se fia davantage à la police qu'à la conviction personnelle des fidèles pour leur faire accomplir leur devoir dominical ; elle se fia davantage au pouvoir de l'État qu'à la responsabilité des fidèles, elle se fia davantage à l'Inquisition qu'à la force de conviction et de persuasion.

Violence et pouvoir

Tout pouvoir ne suppose-t-il pas un début de violence ? A partir du moment où l'Église chrétienne se constitue d'une certaine façon comme pouvoir, ne se verra-t-elle pas acculée à exercer la violence pour maintenir et accroître ce pouvoir ? Le grand test pour juger l'attitude fondamentale d'une secte ou d'une Église est l'épreuve du pouvoir.

L'État romain pensait que la religion devait servir l'État. La force de la liberté de l'Église face à cette obligation se manifesta chez saint Athanase, saint Jean Chrysostome, saint Ambroise etc. Mais pour Eusèbe de Césarée, la paix de l'Empire romain représentait l'accomplissement des prophéties de l'Ancien Testament. Les chrétiens dans l'Empire constantinien unissent l'idée de paix au concept d'autorité et assignent à l'empereur qui gouverne Dei gratia une mission religieuse.

La réforme grégorienne et la bulle Unam Sanctam de Boniface VIII marquent l'inversion du mouvement ; c'est le pouvoir spirituel qui possède aussi le glaive temporel, qui s'en sert, qui l'utilise. Ce projet a toujours été une tentation néfaste pour l'Église : le Royaume de Jésus-Christ n'a jamais été édifié par des évêques devenus magistrats ou politiciens.

Quand le christianisme arrive au pouvoir, les méthodes de celui-ci l'influencent. C'est peut-être pour cette raison que le christianisme n'a pas toujours été un ferment de transformation comme il aurait pu et dû l'être. Pensons par exemple à l'esclavage. Dans la communauté primitive, l'esclave, le pauvre, jouissaient d'une égalité complète avec le puissant et le riche, leur situation étant réinterprétée à la lumière du Christ ; mais cette réalité nouvelle ne se traduisait pas en (p.68) normes juridiques. Du côté du puissant et du riche, il devait y avoir aussi un changement d'optique vis-à-vis de l'esclave, mais sans que cela aboutisse nécessairement à une libération physique. Ce qui a été tragique, en réalité, c'est que lorsque les chrétiens se trouvèrent au pouvoir deux cents ans plus tard, ils ne façonnèrent pas l'ordre juridique selon le meilleur de l'esprit chrétien. Si bien que, dans le cas de l'esclavage, le pas définitif fut finalement inspiré par une fraternité humaine, et non directement par une fraternité dans le Christ.

Des siècles plus tard, l'ecclésiologie de Bellarmin était encore imprégnée par un modèle politique, et l'Église qu'il nous présente ressemble beaucoup plus à l'État de Venise qu'à une communauté de croyants. L'intuition de Rosmini en plein XIXe siècle ne fut pas accueillie. La persécution et la marginalisation ont obligé l'Église du XXe siècle à redécouvrir dans sa tradition des attitudes non pas oubliées, mais mises de côté et inopérantes.

La violence de l'intégrisme, la furie antimoderniste

L'identification d'une spiritualité concrète, d'une façon particulière de comprendre le christianisme avec la totalité de l'expérience chrétienne, a conduit à des mises à l'écart et à des persécutions constantes à l'intérieur de l'Église.

La controverse janséniste et l'exemple plus proche de nous de l'Opus Dei nous éclairent sur le danger de toute congrégation religieuse, institut ou groupement qui s'identifie avec le bien de l'Église. L'intolérance qui en résulte est immédiate : on n'admet plus les immenses possibilités qui existent de vivre le message évangélique, et qui se sont traduites au long des siècles dans des écoles de spiritualité différentes. L'Église devient alors une société monolithique et inconfortable, au lieu d'être une communion fraternelle et joyeuse.

Ce danger s'exaspère dans les situations de crise et de tension. Nous en trouvons l'exemple le plus frappant dans la crise et la répression moderniste (que je n'aborderai évidemment pas au niveau théologique ni exégétique). Je veux seulement rappeler l'atmosphère anxieuse qui régna à cette époque. L'Église craint davantage le scandale des faibles — le peuple fidèle — que celui des forts — les théologiens et les intellectuels —, et elle a raison. Mais sa responsabilité est énorme lorsqu'elle défend à coups de canon des coutumes, des habitudes et des traditions insignifiantes et contingentes, ou qu'elle utilise des méthodes bien peu évangéliques pour défendre la vérité ou l'authentique doctrine.

La conviction de sa spécificité a conduit justement l'Église à fuir toute contamination d'autres courants religieux, évitant ainsi le syncrétisme. Mais à l'intérieur de l'Église, il y a toujours la tentation d'identifier la catholicité à telle ou telle de ses manifestations. Carranza, Lamennais, Newman, Gennocchi, et tant d'autres auraient peut-être pu enrichir l'Église d'apports nouveaux si, à un moment donné, leur position n'avait pas été incomprise et hâtivement rejetée. Je ne nie bien sûr pas le droit de l'Église à défendre l'intégralité de sa doctrine et du message de Jésus je signale seulement le danger de les défendre exclusivement à partir d'une seule des options possibles, et en qualifiant de rébellion, d'impiété ou d'hétérodoxie toute tentative de renouveau ou de réforme surgie hors des schémas dominants à un moment donné.(p.69)

L'intolérance du progressisme L'intégriste craint le progressiste et le considère comme un ennemi dans la place, tandis que le progressiste méprise le premier le jugeant inculte et peu évolué. Cette mentalité progressiste s'est montrée souvent élitiste, intolérante devant la religion populaire, et manifestant des prétentions disproportionnées. Montan, Tertullien, et tant de « purs » qui sont apparus dans l'histoire, ont voulu exclure de l'Église les faibles et les « non-évolués ». Exigeant engagement, don et impeccabilité absolus, ils ont divisé, d'une manière manichéenne — bien que pour des raisons différentes — la communauté ecclésiastique en bons et en mauvais, louant les uns et rejetant les autres.

Souvent, cette conception ouvre la voie à l'individualisme religieux et devient franchement intolérante, surtout vis-à-vis de l'Église qui impose à ses membres une dogmatique précise et une discipline rigoureuse. Son rejet englobe bien sûr non seulement l'institution, mais aussi les membres qui lui obéissent et la respectent. Les cathares, les albigeois, etc., ont fini par se constituer en sectes, alimentant leur autosatisfaction par la conviction d'être les seuls authentiques. A notre époque, ce progressisme a revêtu les caractéristiques de la bourgeoisie libérale du XIXe siècle. Sensible à la liberté de recherche, à celle de la théologie et des droits de l'homme à l'intérieur de l'Église, il s'est peu soucié des besoins aussi bien sociaux que religieux des masses.
 
Une pastorale de guerre pour la paix
Pour en finir sur ce sujet délicat, je dois aborder une des questions les plus discutées des temps modernes : la Lettre pastorale conjointe de l'épiscopat espagnol en juillet 1937, pendant la guerre civile. Sans entrer dans une analyse du document, ni des circonstances historiques de sa parution, ni de sa justesse ou de son opportunité, on constate sans équivoque que les évêques y conçoivent la violence comme nécessaire à certains moments. Ils affirment : « Telle est la condition humaine et tel est l'ordre de la Providence — et jusqu'à maintenant, rien n'a pu les remplacer — que, tout en étant un des fléaux les plus terribles de l'humanité, la guerre est parfois un remède héroïque, unique pour remettre les choses à leur place, dans la justice, et les rendre au règne de la paix. C'est pourquoi l'Église, bien qu'étant fille du Prince de la paix, bénit les emblèmes de la guerre, a fondé les ordres militaires et organisé des croisades contre les ennemis de la paix ».

 

Le problème est de savoir s'il s'agit là d'un langage évangélique ou seulement humain. Nous qui vivons de la parole du Prince de la paix, pouvons-nous l'imposer par la force, écarter celui qui ne la comprend pas de la même manière, nous défendre avec les mêmes armes et les mêmes méthodes que les hommes de ce monde ? Les chrétiens des premières communautés voyaient très clairement qu'ils ne pouvaient pas faire partie de l'armée. Ce qu'on voit moins clairement, c'est comment les rois et les hommes politiques, même chrétiens, peuvent continuer à gouverner judicieusement sans armée, sans oppression, sans contrainte. Mais si l'on admet ce fait, qui niera le bien-fondé de tant de révolutions, celui du soulèvement de tant de peuples opprimés, et la nécessité du tyrannicide ? Peut-être le scandale qu'a causé chez beaucoup cette Lettre (p.70) pastorale ne réside-t-il pas dans son langage, mais dans le fait que ce sont des hommes d'Église, hérauts de l'Évangile, qui l'utilisent.

Justification des doctrines et des attitudes

Les deux tendances de tolérance et de rigueur trouvent, dans l'Ancien et dans le Nouveau Testament, des exemples et des textes qui corroborent leurs affirmations. D'une part, il semble démontrable que toute l'histoire du salut est jalonnée d'actes violents : ce que fait Abraham pour libérer Lot est violence, comme ce qu'on raconte d'Israël en Égypte, et les récits de l'Exode ; l'occupation de Canaan par Israël est un pur acte de violence contre ses légitimes et pacifiques détenteurs. Dans les Évangiles, nous trouvons aussi des pages qui pourraient confirmer les deux attitudes, bien que la ligne pacifiste domine nettement. De toutes façons, la manipulation des textes cautionnera la fixation des différentes attitudes.

L'identification de l'État, qui comporte nécessairement une violence institutionnalisée, avec le Royaume de Dieu apparaît lourde de conséquences néfastes : une société unitaire ne peut admettre ni hérétiques, ni dissidents, que ce soit en parole, en acte ou en pensée. Passer de cette conception à l'idée de religion gendarme, de religion de l'ordre, de christianisme de la paix sociale, est facile et presque spontané. Napoléon et d'autres ont utilisé la religion dans ce sens,comme frein au mécontentement, à la révolte, à l'insubordination, comme instrument de paix sociale.

Au long de l'histoire on constate un manque grandissant de respect envers l'homme. Dans l'histoire de l'Église, souvent la vérité a été plus importante que la personne et que l'amour. La vérité avait des droits, l'erreur aucun. Les conséquences de cette affirmation sont évidentes à tous les siècles. Cependant, l'Évangile donne à la personne une place prééminente, et à toutes les époques, des théologiens, prêtres et laïcs, ont proclamé les droits de la conscience dans l'erreur. Francisco de Vitoria, l'archevêque Carranza, Juan de la Pena et tant d'autres ont demandé qu'on n'oblige pas les peuples à se convertir. Mais en même temps, considérant les Mayas et les Aztèques comme des peuples inférieurs, ils pensaient qu'on pouvait faire pression sur eux. Autrement dit, les choses dépendaient aussi de la connaissance des peuples et de l'anthropologie que l'on avait. Bartolomé de Las Casas défendit les Indiens de toutes ses forces, mais ne montra pas le même intérêt pour les Noirs, probablement parce qu'il les considérait comme inférieurs.

La complexité même des situations politiques et religieuses, ainsi que la. multiplicité des théories et des systèmes, nous invitent à ne pas juger d'un regard trop simpliste les réalités de notre histoire. Nous devons tenir compte de la manière dont ce que nous appelons aujourd'hui « dissidence » est compris à chaque époque. La société repose toujours sur des « règles du jeu », qui ne sont pas en tous temps les mêmes. Pendant des siècles, la société a cru voir très clairement où se trouvait la vérité, et pour elle le dissident, écarté de mille manières, s'obstinait dans l'erreur. Aujourd'hui on persécute non plus les hérétiques, mais les anarchistes, les homosexuels et même les chrétiens. Il y a toujours des règles du jeu, et celui qui les met en pratique finit toujours par appliquer la violence. (p.71)

La question initiale et la question finale sont identiques : l'Église peut-elle se servir des mêmes moyens, des mêmes règles du jeu que la société humaine ? Si oui, cela ne suppose-t-il pas l'abandon de la nouveauté chrétienne, et l'acceptation de ce monde que le Christ refusa ? Pour celui qui croit au Christ désormais, ni la nécessité, ni la fatalité, ni les lois, ni les normes acceptées dans les relations humaines, ne sont le dernier mot.


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