Sacré et sacrifice

Henri CAZELLES
Après la mort - n°29 Mai - Juin 1980 - Page n° 76

Les deux premières pages, 76 et 77, sont jointes.

LES livres de René Girard, La violence et le sacré, Paris, 1972, et Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, 1978, ont du succès, et c'est heureux. Ce philosophe religieux qui s'intéresse à l'ethnologie oblige à réviser le vocabulaire et certaines notions courantes ; dans son second volume, il s'ouvre à l'originalité du témoignage biblique même si, comme nous allons le voir, ce témoignage biblique nous offre plus que n'entrevoit l'auteur.

La violence et le sacré est dominé par les problèmes de la Grèce antique et les rites des religions primitives, avec référence aux analyses psychologiques de Freud et sociologiques de Lévi-Strauss. Conformément aux perspectives du langage courant, le sacrifice est, pour René Girard, une immolation, à tout le moins un renoncement, fût-ce à soi-même, pour le bien commun ; la société fonde son unité par un sacrifice de fondation. Puis, lorsque cette unité est mise en péril, elle sacralise un de ses membres et en fait le bouc émissaire, chargé des Miasmes de division que suscite en cette société la mimèsis d'appropriation, cette notion platonicienne selon laquelle « le sujet désire l'objet parce que le rival lui-même le désire » (p. 204).

Dans un second temps de sa pensée (Des choses cachées...), René Girard découvre que la pensée biblique est hostile à cette sacralisation par défoulement et immolation. Il en déduit qu'il ne doit plus rien y avoir de sacrificiel dans un judaïsme et un christianisme qui se réclament de la Bible. Les prophètes ont condamné tout sacrifice (p. 473, note 54). Dans la ligne du prophète Osée (6, 6), « c'est la miséricorde que je veux et non les sacrifices » (cf. Matthieu 9, 13), la Passion du Christ a pour fonction de «subvertir le sacrifice, de l'empêcher à jamais de fonctionner en contraignant le mécanisme fondateur à sortir de son retrait... en exposant au grand jour le mécanisme victimaire ». Le Dieu de l'Évangile est un Dieu non-violent qui propose aux hommes « une réconciliation sans arrière-pensée et sans intermédiaire sacrificiel... L'harmonie des rapports entre les hommes n'exigerait plus les sacrifices sanglants » (p. 207). La lecture sacrificielle que fait l'Épître aux Hébreux de la Passion du Christ «laisse échapper l'essentiel... Toute l'entreprise démystificatrice, comme le christianisme sacrificiel lui-même, repose sur la confusion entre l'épître et le texte évangélique » (p. 252). « La mort du Christ est la fin du sacré » (p. 254). Reste à savoir s'il n'y a pas dans les expressions, sinon dans la pensée de René Girard, une certaine confusion entre l'emploi moderne des termes de sacrifice et de sacré, et les notions bibliques de sacrifice et de sacré auxquelles la fidélité des chrétiens leur demande de tenir. Tout en étant favorable aux recherches de René Girard, qui différencie ethnologie et Bible, et à sa lutte contre l'instinct qui pousse les groupes à chercher des boucs émissaires, les recenseurs ont dû se poser la question de savoir si René Girard avait bien compris l'Épître (p.76) aux Hébreux, et s'il fallait condamner le langage sacrificiel du Nouveau Testament et de la Tradition chrétienne. M. Bouttier se le demande tout en prenant allègrement son parti de l'éclatement du système sacrificiel et, au nom de l'Épître aux Hébreux, il «répudie toute reconstitution du sacré ». Reste pour lui la question : «L'Évangile ainsi reçu est-il capable d'engendrer une culture et une civilisation ?» [[Etudes théologiques et religieuses, 54 (1979, 4), p. 600.]]. J. Guillet est plus qu'hésitant sur la définition du sacrifice donnée par René Girard, et il se demande si «en négligeant l'aspect positif du sacrifice, il ne fausse pas une donnée essentielle dans l'expérience quel humanité fait de Dieu et sil ne réduit pas l'action du Christ à celle d'un maître et d'un modèle de conduite morale » [Etudes, juillet 1979, p. 91-102 ; citation p. 98.]].

Il est certain que, dans le langage courant, les notions de sacrifice et de sacré ont besoin d'être fortement clarifiées si on veut les utiliser pour définir le message biblique.« Sacrés ils sont, car personne n'y touche », disait Voltaire des poèmes de l'un de ses adversaires, auteur de «poèmes sacrés ». Par ailleurs, l'« amour sacré de la patrie », que l'on chante avec la Marseillaise, implique un amour que les citoyens devraient posséder et qu'il faut garder précieusement. Peut-être cette même Marseillaise exigeait-elle que le citoyen se «sacrifiât », même au prix de sa vie, pour défendre ce «sacré ». Sacralisait-elle pour autant les aristocrates que la patrie envoyait à l'échafaud ?

Il est certain que les prières eucharistiques de la messe catholique n'hésitent pas à parler de « sacrifice » et de « sacrifice parfait » à propos de l'action liturgique qu'elles expriment. Elles sont ici tributaires des traductions latines du Nouveau Testament où, dans six cas sur sept (Matthieu 9, 13 ; 12, 7 ; Marc 12, 33 ; Luc 13, 1 ; Hébreux 5, 1 ; Philippiens 2, 17), sacrificium rend le grec thusia. Mais ce thusia grec est beaucoup plus répandu (quinze fois rien que dans l'Épître aux Hébreux). Le mot sacer est très rare (2 Timothée 3, 15) et correspond au grec hieros, lui aussi relativement rare dans le grec de la Septante et du Nouveau Testament. Il est généralement supplanté par hagios (sauf pour le Temple) quand il s'agit de traduire la même racine hébraïque qdsh. Le lien entre sacré et sacrifice que fait le français n'est donc pas d'origine biblique. Si nous voulons découvrir s'il y a ou non, selon la Bible, un sacré authentique, il nous faut donc éviter les connexions du langage moderne et étudier le processus biblique : 1) quant à la racine qdsh qui signifie à la fois «saint» et « sacré » ; et 2) quant aux termes hébreux zébah et minehah, que les Grecs ont rendus tous deux par thusia, d'où a procédé le sacrifice de la tradition chrétienne.

 

NOUS ne pouvons naturellement qu'esquisser ici ce processus. N'étant pas bibliste, René Girard ne pouvait faire ce travail, d'autant que le vocabulaire et les rites bibliques se greffent non pas sur la préhistoire obscure où a commencé le processus d'hominisation, mais sur des cultures religieuses orientales évoluées où l'on a de la peine à découvrir des sacrifices de fondation et une sacralisation des victimes, notions qui sont à la base de l'argumentation de René Girard. La mimèsis qu'on y rencontre est beaucoup moins la mimésis (p.77)

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