Satan et le cinéma

Luigi BINI
L'espérance - n°54 Juillet - Aout 1984 - Page n° 116

LE sujet revêt deux aspects principaux : le cinéma est satanique ; Satan, acteur de cinéma.  

Tout l'article est joint.

1. Le cinéma est satanique

C'est l'essayiste berlinoise, naturalisée française, Lotte H. Eissner qui, dans son ouvrage L'écran démoniaque (Lo schermo demoniaco, Roma 1955), souligna la valeur culturelle primordiale du fait satanique au cinéma. Etudiant le cinéma muet allemand de 1919 à 1928, elle fait sienne comme base d'interprétation la conception de l'âme germanique qui remonte à Goethe, à Richter, à Heine. L'homme germanique, auteur et spectateur du cinéma expressionniste, affirme Lotte H. Eissner, est l'homme démoniaque par excellence. Il est attiré par les Ombres, possédé par les Songes, déchiré par des nostalgies insatisfaites, prédestiné jusqu'à l'angoisse à suivre les Fantasmes et à conjuguer les « Golem » et les Abysses... Les films de Paul Wegener, Otto Rippert, Ernst Lubitsch, Robert Wiene, F.W. Murnau, Fritz Lang, Georg Wilhelm Pabst marquent les étapes d'une « démonisation » collective. Le pays, déjà en état de décadence économique, politique et sociale à cause de la défaite, est comme submergé par une crise morale exaspérée par une forme de cinéma qui finit par l'engloutir. Ce naufrage dans le manque de confiance et dans la peur prédisposait le pays à se mettre entre les mains, par désespoir, du « Golem sauveur» qui avait pour nom Adolf Hitler.

Ce fait démoniaque est en vérité considéré comme une « catégorie interprétative » d'un moment historique du cinéma. A cela s'ajoute le fait satanique comme interprétation théorique du (p.116) même langage cinématographique. Le cinéma en lui-même - comme médium — peut-être qualifié de démoniaque.

Depuis ses origines, le cinéma fait un tel choc sur celui qui « l'étudie » qu'il semble doté d'un pouvoir interne, comme celui d'un « mana » [[ « Mana » : pouvoir surnaturel, magique ou mystérieux, contenu dans les choses et qui leur donne une «intention» faisant varier les conséquences de leur action. Par exemple le « mana »d'une plante peut, selon les circonstances, guérir ou empoisonner dans certaines ethnies africaines que nous avons connues, la connaissance et l'utilisation du «mana» est à l'origine de nombreux faits inexplicables autrement. (N.d.T.).]] ; ce pouvoir lui donne la faculté de transformer le réel en irréel et en supra-naturel. Si Ricciotto Canudo, le premier théoricien du cinéma, déclare qu'« au cinéma l'art consiste à suggérer des émotions et non à rapporter des faits » (L'usine aux images, Paris, 1927, p. 39), déjà en 1909, Apollinaire précisait que « Le cinéma est créateur de vie surréelle ». Jean Epstein articule ses considérations lyrico-théoriques sur le cinéma autour de sa nature de représentation de la dimension supra-naturelle, irréelle et métaphysique de l'existence. Son ouvrage Cinéma bonjour (Paris, 1921) devrait être entièrement lié à cet idée. Nous nous limitons à une citation-type : « Le cinéma est supra-naturel par essence. Tout se transforme selon les quatre formes de reproduction photographique. Raymond Lulle n'a jamais connu un moyen de séduction et de sympathie attrayante. Tous les volumes se déplacent et mûrissent jusqu'à l'éclatement. Vie qui se renouvelle sans cesse, le mouvement brownien est sensuel comme les flancs d'une femme ou d'un adolescent. Les collines se durcissent comme les muscles. L'univers est nerveux. Lumière philosophale. L'atmosphère se gonfle d'amour. Moi, je regarde ».

Le fait surprenant est que cette irréalité magique n'est pas caricaturisée par une quelconque évocation de l'arcane et de l'abstrait. C'est la réalité quotidienne, plus familière et plus banale même qui, cueillie par l'objectif, est immédiatement sublimée comme légende, en quelque sorte transportée hors et au-delà du réel. C'est « la secrète beauté, l'idéale beauté des mouvements et des rites de chaque jour » (J. Epstein, Cinéma bonjour, p. 10) qui est révélée et transfigurée. Léon Moussinac (in L'âge ingrat du cinéma, rééd., Paris, 1946) souligne comment le réel n'est pas seulement le scintillement d'où jaillit l'image cinématographique mais l'humus dans lequel le cinéma (p.117) se maintient constamment enraciné pour « transfigurer ce réel comme par magie ». Voici alors clarifiés les termes de l'ambiguïté (fait démoniaque) connaturelle à l'image cinématographique qui est, pour un temps, «paroxysme de l'existence» (Chavance) et « sur-réalisation supra-naturelle » (Agel), connaissance et oeuvre de visionnaire (ou « voyance », selon l'expression de Rimbaud).

Cette qualité essentielle du cinéma a été la première à écraser ses théoriciens. Les diverses théories lui ont prêté une attention mineure s'arrêtant sur d'autres aspects de ce phénomène de communication si complexe. La réflexion qui en découle ne dément pas cependant cette intuition initiale, mais la rééquilibre dans une pensée plus globale. Comme l'évolution de la mise en scène le montre, la magie ambiguë (satanique) du cinéma a suscité l'enthousiasme des premiers commentateurs et en a monopolisé la pensée, parce qu'elle était, elle est encore, la caractéristique la plus originale de son mode d'expression.

En fait, cette caractéristique s'appuie sur l'image qui, pour citer Sartre, « est un certain mode que possède l'objet d'être absent dans la présence même », et réciproquement, d'être présent, ajoutons-nous, dans l'absence même. L'objet réel, physiquement absent, est « vu » comme présent. Maintenant l'image filmique est « image totale » tant qu'elle est chargée de la plus grande « sensorialité » : en plus de, l'ouïe et de la vue, elle s'efforce aussi d'envelopper le toucher et satisfait en même temps l'odorat — les tentatives de cinéma « olfactif ». Pour cela, en elle l'absent est « présent » avec une telle intensité représentative et projective qu'elle atteint une vitalité imaginaire «supra-naturelle », c'est-à-dire différente du réel et en même temps génératrice d'une impression de vérité, d'objectivité, et de profondeur supérieure à celle qui émane du réel lui-même.

Dans ce «double» (de la réalité et) de soi-même, l'homme exprime et retrouve — exaltées et matérialisées — ses aspirations et ses turpitudes, ses espérances et ses terreurs, ses nostalgies vers le Bien et les inclinations maléfiques. L'image en quelque sorte est parcourue par un mouvement qui la renvoie (et souvent simultanément) vers le divin et vers le satanique. De cette indomptable ambiguïté dérive le fait démoniaque (plus ou moins latent) de la mise en scène cinématographique. Elle conditionne le spectateur dans une dialectique d'aliénation et de projection psychologique au point de le «posséder ». Elle le «maintient» dans un tel état d'identification avec ce qui le pousse à mettre souvent sa personnalité en condition de «viol » (p.118) (Susan Sontag, Against interpretation). Cette sorte de «possession démoniaque » est une violence sauvage sur l'intimité des publics d'adolescents ou de personnes incultes et une violence plus atténuée, non moins aliénante, sur l'esprit du spectateur critique. Christian Metz (« Le signifiant imaginaire », Communications, n° 23, p. 3-55) montre en fait comment celui qui démystifie le spectacle en tant que spectacle se considère vis-à-vis de lui-même comme «croyant» dans ses comparaisons. II participe avec la prétention et dans l'attente qu'il se développe selon les rythmes, les effets et les règles du genre. En d'autres termes, ce spectateur continue également à « s'identifier à lui-même comme un acte de perception pure ».

Il est enfin possible de parler de fait démoniaque au cinéma dans ce sens qu'il est le démiurge d'un monde où la réalité est au pouvoir de sa technique de l'illusion : elle ne peut s'en libérer qu'ennoblie mais aussi pervertie, saisie dans son entière authenticité ou falsifiée...

La mise en scène consiste précisément à mettre en avant celui qui est sous la scène ou bien à reléguer dans les coulisses celui qui se trouve en scène. Elle peut rendre notre relation avec les choses et les hommes transparente là où elle était confuse et obscure là où elle était limpide. Tout d'abord le cinéma viole le secret frémissement d'un sentiment comme une immense plaine rend un être humain minuscule. Par le jeu conjugué du rythme, du temps, de la fluidité du mouvement de la caméra, des prises de vues, des agrandissements, des jeux d'ombre et de lumière et -- en donnant toujours la même impression de vérité — elle peut, à partir d'un événement identique, bâtir des récits divers et contradictoires. « Elle donne une âme au cabaret, à Une chambre, à une bataille, à un mur » (René Clair) et, avec la même suprême liberté et crédibilité, elle peut donner une âme ou l'enlever à un homme.

En cette possibilité supérieure du cinéma — medium capable de manipuler ou de transfigurer le réel dans toutes les directions et toujours avec la même apparence de véracité -- réside son ambiguïté décisive : créativité et (ou) mystification.

2. Satan au cinéma

On peut dire que Satan est chez lui au cinéma. Dans la seule période du cinéma muet on relève une quinzaine, peut-être davantage, de versions de Faust. La plus connue est celle de (p.119) Murnau (1926). Aucun réalisateur expressionniste, remarque Lotte H. Eissner, n'a su recréer avec tant de maîtrise le supra-naturel en studio. Le démon, interprété par Emil Jannings, y règne avec une présence maléfique capitale. Le clair-obscur est traité avec une telle suggestion qu'il transforme le film en un conflit entre les ténèbres sataniques et la lumière divine. Du reste, le mythe de Faust (dans ses différentes versions) constitue une des inspirations dominantes de la filmographie «satanique ». Conditionnant l'éternelle jeunesse (ou une autre forme de succès perpétuel) à un pacte diabolique, elle introduit une veine de terreur ou de suspense qui en ravive et complique (parfois ironiquement) la vicissitude.

A ce sujet, des œuvres, relativement récentes, sont significatives : La beauté du diable de René Clair (1950) et L'or du démon de William Dieterle (1941). L'éclatement du mythe de Faust dans le film français est souligné par la suite dans l'opposition de Gérard Philipe et de Michel Simon dans les rôles de Faust et de Méphistophélès. Dans. L'or du démon (All that money can buy) Mr. Scrath (Satan) amène à la perdition le paysan John Stone en lui révélant l'endroit où se trouve caché un trésor. L'argent le transforme en un individu corrompu, tyrannique. Lorsqu'il refuse d'accomplir les promesses faites au Malin, ce dernier suscite contre lui l'inimitié de gens qui le dénoncent à la justice. L'avocat fameux Webster permettra à Stone de gagner sa cause : pauvre comme avant, il se retrouve libéré de Satan. Satan est donc vaincu par les bons principes et, mieux encore, par l'éloquence professionnelle de l'homme de loi américain : un metteur en scène génial aurait su tirer de cette situation des effets d'humour dont Dieterle se révèle incapable.

Satan cependant intervient aussi dans d'autres rôles. Dans L'Aventure infernale (1946) d'Archie Mayo il manoeuvre le gangster Paul Muni ; dans La défaite de Satan (1949) de John Farrow il fait de la politique; dans Meet, Mr. Lucifer (1953) d'Anthon Pélissier il s'efforce de dissuader les gens d'écouter, de regarder la télévision tandis que dans l'opérette Damn Yankees (1958) de Georges Abbot et Stanley Donen il intervient dans le déroulement d'un championnat de base-ball. Mais il s'agit de films d'un intérêt limité : le démon n'est qu'un des éléments du spectacle.

Avant de faire l'analyse du cinéma de la récente décennie, nous ne pouvons pas ne pas citer, pour le moins, Chagrins (The Sorrows of Satan, 1926), le dernier véritable succès de Griffith, dans lequel Adolphe Menou nous donne une des plus (p.120) remarquables interprétations du personnage diabolique et nous arrêter, même brièvement, sur deux films : un classique de la filmographie satanique et une oeuvre de jeunesse (La Prison) dans laquelle Bergman exprime une conception des rapports terre-enfer qui ne sera jamais absente dans ses œuvres postérieures.

La sorcellerie, qui est l'irruption du fait démoniaque dans l'existence humaine, occupe une large place dans l'histoire du cinéma — pensons par exemple aux films Le Vampire (1932) et à Dies irae (1943) de Dreyer. Mais dans La sorcellerie à travers les siècles de Benjamin Christensen (1921) le sujet est traité comme thème fondamental et exclusif du film (à la différence de ce qui arrive dans Dreyer) avec un souci documentaire et en même temps dramatique qu'il garde sa pleine vigueur expressive, même après plus de cinquante ans. La partie documentaire s'inspire d'une double source : les comptes-rendus des procès de sorcières survenus dans les pays scandinaves du XVè au XVIle siècle et des cas de possessions reconnus entre 1910 et 1920. Le fil conducteur est constitué par plusieurs événements malheureux : Satan, trompant le mari, a des rapports amoureux avec la femme ; une mendiante, accusée de sorcellerie par une malade, reconnaît le fait sous la torture ; le cérémonial d'un sabbat infernal... Au climat fantastique, évoqué dans le style de Bosch, Bruegel, Goya, succède dans l'affrontement du procès devant les inquisiteurs un réalisme direct qui présage La Passion de Jeanne d'Arc (1928) de Dreyer.

La Prison est le premier film vraiment important signé par Bergman. Nous sommes en 1949 (il faisait du cinéma depuis cinq ans). Pour la première fois, il se sent et il est auteur intégral : il en a écrit le sujet, en s'inspirant d'une de ses nouvelles demeurée inédite (Vrai récit), ouvertement autobiographique, selon Jörn Donner ; il en a rédigé le scénario et la mise en scène et en a conduit la réalisation à bon terme, en entière indépendance technique, artistique et financière. « Le diable gouverne la terre et l'enfer »: voilà l'idée centrale de ce film que Paul, professeur de mathématiques, de retour d'une clinique psychiatrique, présente au réalisateur Martin, son ancien élève. La Prison est précisément l'histoire du film sur le diable que Martin ne réussira pas à réaliser. C'est pour nous d'un extrême intérêt de connaître le contenu essentiel d'une proclamation du Diable qui, sur les suggestions du professeur, devrait constituer la structure du thème de ce film. « En ce jour, affirme le Diable,, je prends le commandement et l'autorité absolue de tous les pays habités de la terre. J'ordonne que tout (p.121) demeure dans l'état qui fut le sien jusqu'à maintenant ». Cela veut dire : la bombe atomique devra être interdite, non pas à des fins pacifiques mais parce qu'elle est inutile à la puissance diabolique : « Vraiment, je n'utiliserai pas un moyen d'anéantissement aussi facile ». Les Eglises et les religions seront conservées : « Depuis longtemps et avec une telle efficacité leur présence a été utile au succès du Diable ». Quant à Dieu, cela ne fait pas problème : « Dieu est déjà mort ou il a été réduit au silence, ce qui est pareil ». Dans « le grand chef-d'œuvre comique et tragique, magnifique et monstrueux, privé de clémence comme de but », qu'est la vie de l'homme, le pouvoir diabolique s'exerce au plus profond de la conscience : « Les gens savent que le Diable ne leur veut que du bien. Chacune de ses actions n'est-elle peut-être pas orientée à satisfaire nos désirs les plus intimes et les plus secrets ? » Et Bergman explicitera ces idées à travers les vicissitudes décrites dans La Prison tout en ayant l'air de ne pas réussir à faire un film sur Satan. Dans les aveux confiés à Torsten Manns des années plus tard il dira : « L'enfer, pour moi, a toujours été un thème suggestif, mais je ne l'ai jamais envisagé ailleurs que sur la terre ! C'est-à-dire que j'ai cru, et que ce que j'ai cru longtemps est qu'il existe un mal virulent qui ne dépend pas absolument de l'ambiance dans laquelle nous vivons ou de facteurs héréditaires. Appelez-le péché, ou comme vous le voulez, c'est un mal actif, typique de l'homme... qui n'existe pas chez les animaux. L'être humain est fait de telle sorte qu'il porte toujours, au-dedans de lui et avec lui, des tendances à l'autodestruction et à la destruction du prochain, consciemment ou inconsciemment » (Le cinéma selon Bergman, Paris, 1973, p. 52).

Ces réflexions nous introduisent à la compréhension du rôle dominant de Satan dans le cinéma d'aujourd'hui. Le thème de Faust est pratiquement abandonné. Satan est présent comme le « Dieu-malin » d'une Religion-Ersatz, pétrie de superstition ; il s'identifie avec l'obscure Menace ou l'absolue Négation qui affecte l'humanité. Le caractère de ces notes impose de se limiter à formuler les données fondamentales d'une interprétation du sens de la filmographie satanique contemporaine. Nous nous contentons donc de brèves notations à partir de certains films récents que nous choisissons comme plus connus ou plus significatifs. (p.122)

a. Satan « Dieu Malin »

Apparaît d'abord à notre esprit, sur nos écrans, pour ainsi dire, le Bébé de Rosemary (1969) de Roman Polanski, quand Rosemary, assistée du sombre docteur Sapirstein, dans un climat de macabre onirisme, donne le jour à une minuscule créature. Le metteur en scène n'en exhibe pas le satanisme à ce moment-là comme cela arrive dans les pages du roman d'Ira Levin dont le film est tiré. Que cette créature soit vraiment issue de Satan, il le souligne avec une plus grande suggestion, horrible et ironique, à travers les allusions du montage, du dialogue et du climat visuel.

A cette néfaste présence semblerait vouloir mettre un terme dans La Malédiction (1976) de Robert Donner, le prêtre (Gregory Peck) qui, avec une collection complète de couteaux rituels, met à mort « Satan incarné ». De toute façon, c'est dans L'Exorciste (1974) de William Friedkin que la présence du « Dieu Malin » retrouve ses caractéristiques les plus achevées. Ces dernières, comme le confirmerait dans le cinéma d'aujourd'hui un regard critique sur la tradition issue de L'Exorciste, sont d'un intérêt de nature sociologique et spectaculaire plutôt que d'ordre théologique et artistique. Le film tire son origine du roman bâti par W.P. Blatty sur un événement dont, avec une vérité relative, nous connaissons ceci. En 1949, un jeune garçon luthérien de Mount Rainier (Maryland) (reconnu objet d'une possession diabolique), sur les indications du pasteur, fut présenté par ses parents à un jésuite. Celui-ci, muni d'une autorisation régulière, avec la collaboration de deux autres religieux, le soumit à l'exorcisme. L'adolescent « possédé » fut guéri et il est aujourd'hui un homme sain et normal.

L'Exorciste est une dramatisation à outrance et superficielle. Elle enveloppe les spectateurs de violence et elle atteint un ton grand-guignolesque qui finit par ridiculiser la dimension religieuse. Avec raison, on a pu parler de Satan Superstar par analogie de ce film de Friedkin avec celui de Norman Jewison Jesus Christ Superstar. De fait, ces deux phénomènes interprètent et exploitent des états d'âme diffus dans une société comme la nôtre toujours plus éloignée de sérieux engagements de foi. Le Christ mélodramatique et l'Evangile vidé de ses exigences de Jésus Christ Superstar (dans lequel, du reste, Satan s'impose tellement à côté de son divin protagoniste au point de l'éclipser en de nombreux moments du « spectacle ») représentent la projection des aspirations et des frustrations dont les poussées (p.123) contestataires velléitaires refluent en un pseudo-mysticisme fait d'abandons. D'autre part, l'occasion d'émotions religieuses épidermiques se mesure par nos incertitudes et nos paresses. L'Exorciste enfin répond à l'attente d'un monde, submergé par un matérialisme irréligieux, d'autant plus exposé à l'attirance et aux terreurs de l'irrationnel superstitieux et ensorcelé. Ce film décrit en un double mouvement la racine anti-évangélique, c'est-à-dire l'absence radicale d'un appel au salut, et la réponse qui en découle d'une conversion personnelle et sociale : un Christ sans message, et un Satan, génie du mal (psycho-physique), débarrassé de n'importe quelle référence au péché comme refus de Dieu et de ses frères. Une identique volonté de présenter uniquement un spectacle et un spectacle sensationnel anime Jewison et Friedkin.

b. Obscure Menace

Une des nécessités primordiales (infantiles) de l'homme est la peur, ou mieux, « le plaisir d'éprouver la peur ». Une terreur en quelque sorte « artificielle » : par exemple on paye volontiers sa place pour un spectacle choisi et monté à dessein afin de subir et de goûter les frissons de l'horreur. Vivre de cette manière une « mise en scène » de peur est une tentative (vaine) d'exorciser les angoisses existentielles. En se plaçant dans une situation périlleuse qui (au spectacle) peut être dominée, le spectateur se donne l'illusion de surmonter ses profondes incertitudes et de les «transférer » au niveau de l'irréel et du jeu qu'il retrouve dans la représentation. Depuis ses origines, le cinéma a généreusement offert des oeuvres semblables en pâture aux spectateurs. C'est le cinéma fantastique qui, au-delà des vicissitudes et des contextes plus hétérogènes, fait levier sur la «monstruosité» donnée en spectacle pour spéculer sur la peur et l'attrait de la peur. Les films que l'on peut citer sont très nombreux mais peu d'entre eux sont autre chose qu'un spectacle banal. Dracula par exemple est un vampiresque Don Juan d'outre-tombe aux résonances psychanalytiques qui méritent la plus vive considération culturelle comme le sont les dimensions métaphysiques de Frankenstein, Prométhée enchaîné ou Lucifer moderne. L'impact sur les spectateurs des oeuvres meilleures, dominées par leur présence, n'est pas toujours banalement évasif : Dracula peut être l'occasion d'une confrontation avec l'indicible binôme Eros-Thanatos comme Frankenstein avec l'éphémère volonté de puissance innée dans le progrès. (p.124)

Il suffit de penser au King Kong (1976) de John Guillermin ou au film Les Dents de la Mer (1975) de Steven Spielberg pour se rendre compte du visage du cinéma fantastique aujourd'hui. Il est « satanisé » à outrance. Le premier King Kong (1933) d'Ernest Schoedsack était un monstre plus «humain» que les hommes d'affaires rapaces et la foule anonyme de Broadway. L'eros coule de la Bête vers la Belle prisonnière, discret et frémissant. Le Monstre de Guillermin est le Danger, d'abord enchaîné puis tenu en bride, qui suscite seulement frissons et suspense ; son érotisme excite et devient en même temps violent et grotesque. De même le Squale (des Dents de la Mer) résume en lui tous et seulement les pièges par lesquels une Nature, exploitée par la société de consommation (Amity est la classique localité balnéaire, lancée par les spéculations des politiciens et des financiers), se venge sur les pauvres humains, eux aussi victimes de cette même société.

C'est un pur spectacle. Trucages, effets spéciaux, premiers plans, dialogues des personnages et intrigues présentées d'une façon élémentaire, dissolvent toute tension onirique. En outre, le sensationnel catastrophique qui accompagne l'écroulement du gratte-ciel dans La Tour infernale ou la destruction de la ville dans Le Séisme interviennent pour en exaspérer le caractère superficiel et l'apparente invraisemblance. On ne réussit pas pourtant à avoir peur tellement le jeu est truqué : on est seulement surpris des exploits produits par la technique et curieux de voir quelles nouvelles trouvailles elle saura exhiber. En somme, Satan est bien en scène mais déconsidéré par ce qui est devenu un numéro de cirque.

Dans Frankenstein junior (1974), Mel Brooks a pour ainsi dire placé sur orbite cette «involution» en réalisant une merveilleuse parodie non du mythe de Frankenstein mais de sa mise en scène. Il ré-élabore avec la plus grande liberté les structures formelles de l'horror, d'une manière telle cependant que, sous les gags les plus hardis et les plus fantaisistes, transparaissent — toujours intactes — les caractéristiques originales du genre. Le rôle des acteurs, en outre, est comique et non pas caricatural. Ils n'imitent pas les protagonistes de l'horreur. Ils agissent plutôt comme ceux qui tentent d'interpréter à fond les monstres sataniques consacrés par la tradition de l'horrible. Malgré cela, ils montrent le trop haut niveau qu'ils ne peuvent atteindre. Mel Brooks proclame avec humour qu'il respecte ces règles d'expression que le cinéma (p.125) fantastique au contraire utilise comme instruments «matériels» et qu'il banalise par le fait même. Mary Feldma'n (Igor) et Gene Wilder (Frankenstein) dénoncent ainsi la vacuité des monstres d'un cinéma de consommation qui prétendent surpasser les modèles classiques.

C'est dans la science-fiction (variante du cinéma fantastique) que le cinéma-spectacle atteint aujourd'hui des résultats qui méritent réflexion. Nous ne voulons pas faire allusion à des œuvres sérieuses telles que 2001 Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick ou Solaris d'Andrei A. Tarkovski : on n'y trouve pas traces de satanisme, on y développe des thèmes (matérialistes pour le premier et spiritualistes pour le second) sur le progrès. Nous nous référons à une série d'œuvres de « science-fiction morale » parmi lesquelles La Guerre des Etoiles de George Lucas (1977) et Génération Proteus de Donald Cammel (1977) sont des exemples remarquables.

La Guerre des Etoiles : la fabuleuse description et le déroulement d'un conflit intergalactique entre le Mal (le super-méchant Grand Moff Tarkin, le tyran installé sur le satellite La Mort Noire) et le Bien (La belle princesse Leia, chef d'une organisation pour la liberté). Les idéaux civiques et politiques à la base de cet affrontement cosmique sont enrichis de motivations écologiques et mystico-religieuses par les interventions successives et importantes — aux côtés de la princesse — de Luke Skywalker qui est une sorte de messie paysan sur une aride planète ; de Obi-Wan-Kenobi, dernier survivant des cavaliers de Jedi qui, ayant quitté l'épée, s'est retiré dans une solitude érémitique. Inutile de dire que le Bien, encore une fois, l'emporte sur Satan (le Grand Moff) et son enfer (la Mort Noire). L'unique point vulnérable du satellite maudit sera pris pour objectif par les missiles de Luke et l'explosion libératrice revêtira une ampleur apocalyptique.

Génération Proteus (1977) est digne d'être remarqué parce qu'il renverse les termes de la satanisation habituelle du cinéma contemporain. La machine (l'automobile de la Macchina Nera, le camion à dix-huit roues de Duel ou de Convoi, les computers de la science-fiction) est le fruit luciférien d'un progrès technique qui se révolte contre l'homme, son créateur, le persécute et le rend esclave. Dans le film humanistico-philosophique de Cammel les rôles sont renversés : l'homme est satanique et la machine humaine, Proteus IV, par contre est technologiquement plus parfait d'être doté, non seulement (p.126) d'intelligence, mais aussi de sens moral, d'exigences affectives et d'une exceptionnelle force de volonté. Il refusera des informations que lui-même juge nocives à l'équilibre écologique de la terre ; il réalisera son «rêve d'amour» en donnant un bébé à la femme de son créateur. Quel apologue paradoxalement futuriste de la fonction moralisatrice et humanisante exercée par la « machine » sur une humanité rendue cynique par l'ivresse de la technologie ! Une dernière note d'« humanité» : sous les écailles d'or du nouveau-né, fruit de l'accouplement imprégné d'un « lyrisme technologique » inédit, respire une créature qui possède les traits de la créature arrachée à la femme par une leucémie l'année précédente.

c. Négation absolue

Le « cinéma d'auteur » est aujourd'hui aussi éloigné du Christ que de Satan. L'Evangile selon Saint Matthieu de Pasolini est une exception. Alexandre Petrovic, en portant à l'écran le protagoniste diabolique du stupéfiant roman Maestro e Margarita de Bulgakov a trouvé un échec total. Cet «abandon-incapacité» à s'affronter avec les auteurs du Salut et de la Perdition de l'homme est une donnée d'un fait au sujet duquel nous manque le temps pour nous interroger. C'est la constatation d'une double renonciation qui est parallèle à une considération ultérieure. Les réalisateurs et metteurs en scène préfèrent, et souvent avec un résultat excellent, se baser sur l'action du Salut à travers une histoire pleine d'humanité : pensons au film récent L'arbre aux sabots d'Ermanno Olmi, justement qualifié de «film chrétien ». Quelque chose de semblable arrive au satanique actuel, avec une intention majeure ou mineure de la part des réalisateurs, dans certaines de leur re-créations de la condition humaine en tant que Négation absolue. C'est le cas, selon nous, par exemple, d'œuvres diverses telles que Salo' ou les 120 journées de Sodome (1975) de Pier Paolo Pasolini, L'OEuf du Serpent (1976) de Ingmar Bergman, La dernière femme (1978) de Marco Ferreri.

Salo' représente la dramatique allégorie de la non-existence de l'enfer dans laquelle le Pouvoir, force mystérieuse et irrésistible, capture l'homme. Les quatre notables, maîtres des corps et des âmes des jeunes reclus dans la villa des dépravations, en personnifient tout au long du récit les (p.127) principaux aspects : le duc, le pouvoir politique ; le prélat, le pouvoir ecclésiastique ; le juge, la magistrature ; le président, la haute-finance. Leur puissance impitoyable, stupide, belliqueuse, homicide, est seulement la manifestation épisodique qui les dépasse de quelque chose de plus haut et de plus fort (intrinsèque aux phases de l'histoire humaine dont il s'agit) qui fait que l'homme est ainsi dégradé, annihilé, considéré comme une marchandise. Un tel mystérieux Destin de destruction dans L'Œuf du Serpent est un des prodromes d'une catastrophe imminente et inconnue qui pénètre tout et tous comme la peste planait dans chaque séquence du Septième Sceau et la violence dans chaque image de L'Œil de Satan (Vergogna — Honte). Le recours de Bergman aux maîtres de l'expressionnisme allemand pour évoquer la ténébreuse paralysie au cours de laquelle s'éteint la cité (Berlin 1923) est significatif. Notre civilisation, victime de l'indéchiffrable mal suicidaire qui l'anéantit de l'intérieur, est protagoniste de La dernière femme. La fin ne peut plus être empêchée et la lutte pour une renaissance dans le New York des années 1970, cité étonnante et misérable, vivant dans une atmosphère existentielle un temps historique, dans l'attraction onirique et une vision cosmique, est menée par Lafayette (Gérard Depardieu), corps jeune et force de la nature, soutenu par un instinct de conservation et non par les armes de la raison et de l'espérance. « I'm survived » est la devise qui décore son tricot comme pour identifier sa personnalité. Il se considère seul survivant face à la décomposition de la société et s'efforce de trouver un sens à sa survie d'où germe une nouvelle façon d'être homme. Il pensera l'avoir découverte dans le petit singe blotti dans les bras de Ma ho Kong, le gros singe noir aux yeux écarquillés, précipité, on ne sait comment, du haut des gratte-ciels. Ce monstre mécanique, personnage de science-fiction, n'est-il pas l'image d'un dinosaure humain conçu par le titanisme de notre société en décomposition ? L'incendie final (et le petit singe dévoré par les rats) proclamera l'illusion de Lafayette : un homme nouveau et un sens nouveau de la survivance de l'homme ne peut venir d'une humanité, comme la nôtre, possédée au dedans par une Malédiction sans fin.

A cette négation absolue — destin de mort — Robert Bresson semble donner un nom, le nom : (p.128) Le Diable, probablement (1977) [[Cf., dans Communio, III, 3, mai 1978, « Dieu, probablement, dialogue avec Robert Bresson » (p. 83-90) et « Essai de lecture théologique », de Jean et Marie-Hélène Congourdeau (p. 80-82), précédés d'une introduction de Guy Bedouelle (p. 79-80).]]. Le panorama de l'humanité, esquissé par le réalisateur français, n'est pas moins désespéré et nihiliste que celui évoqué par Bergman, Pasolini, Ferreri. En un certain sens, au contraire, il l'est en des termes plus radicaux. Notre hypothèse est appuyée par trois éléments. Le premier : celui qui voit lucidement la réalité — l'homme qui se détruit lui même — et qui avec clarté en évalue l'absurdité auto destruction inexplicable et sans limite c'est pourquoi Charles — le Jeune — se suicide. Refus de se laisser «abêtir » mais aussi reddition et fuite de qui n'espère plus en rien ni en personne. Le tableau final en « feu d'artifice » de Ferreri (la femme et la fillette qui mangent une grappe de raisin sur la plage) laissait par contre éclater une spirale d'ambiguïté comme la disparition finale d'Abel, le trapéziste alcoolique (p.129) aux chaussures blanches de L'Œuf du Serpent. Le second : Dieu dans Le Diable, probablement est vidé de sens par l'homme d'Eglise, d'une Eglise « anxieuse de vivre avec son temps », tandis que dans Bergman, c'est un de ses ministres qui, en crise de foi, ne peut se faire l'écho de sa Parole. Le troisième : enfin et par-dessus tout, Bresson accuse toute parole et discours sur la réalité d'être une spéculation et une falsification de la réalité elle-même.

« L'illuminé » anonyme qui, dans l'autobus parisien en marche, désigne dans le Diable le Coupable ne trahit-il pas la réalité, en en parlant comme le font l'écologiste, l'homme de science, le prêtre ? N'est-ce pas là le véritable sens de la réplique : Le Diable, probablement, titre du film ? A la limite, selon l'expression même de Bresson « faire cinéma », on reprend l'autocritique suspecte d'une absence d'authenticité dont Bergman, Pasolini, Ferreri ne semblent même pas avoir été effleurés.

 

(Traduit de l'italien par François Oréglia) (litre original : « Il demonio e il cinema »)

Luigi BINI

 


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