La crise et la Croix

Monsieur Jean-Luc MARION
Quelle crise? - n°50 Novembre - Décembre 1983 - Page n° 8

Problématique

L'inflation du discours sur la «crise » est proportionnelle à nos peurs. Mais, en vérité, à quelles conditions pourrions-nous parler de «crise » au sens strict ? Pouvons-nous en affronter véritablement une, au-delà des difficultés du monde, au-delà même de notre mortalité ? Peut-être ne s'en trouve-t-il aucune autre que la Croix silencieuse du Christ ?

La première page, 8, est jointe.

 

1- DE ce qu'il est aujourd'hui convenu de nommer «la crise », deux choses (et sans doute guère plus) sont avérées : d'abord que nous ne savons pas la résoudre ; et que, très vraisemblablement, nous ne savons pas la définir. Ou plutôt, dès qu'il s'agit de l'évoquer, nous la démultiplions en une infinité de « crises » — à l'évidence non décisives de par leur accumula­tion même. Pour les esprits conservateurs, il s'agira d'une «crise des valeurs » » ; pour les progressistes, d'une « crise de croissance » (ainsi Jean-Paul II caractérisait-il l'Eglise qui est en France) (1), ou d'une «crise d'adap­tation » (aux nouvelles théologies, au new deal de la géo-économie, etc.), bref d'une crise de transition ; les sociologues parleront d'une crise de société, les -économistes distingueront entre des crises de l'énergie, des matières premières et du système monétaire international ; on pourra, si l'on préfère décidément le grand style, aller jusqu'à invoquer et prédire une crise de la civilisation occidentale, résultant d'une crise de l'« homme » qu'elle a construit et sur lequel, en retour; elle repose.

Nous n'avons ni le goût ni la compétence de tenter un classement de ces diverses acceptions du terme «crise » suivant leurs pertinences respectives. Remarquons simplement une évidence : la multiplication des occurrences implique la dévaluation du concept. Si nous possédions un concept précis de la «crise» et si nous pouvions l'appliquer rigoureusement à la situation présente, il intégrerait une majorité de ses aspects, qui sont aujourd'hui éclatés et seulement juxtaposés. Il faut donc supposer une crise du concept de «crise », avant même toute crise de notre société ou de notre époque. A moins que la prétendue «crise » de notre monde ne se décèle précisément à la crise de la notion même de «crise ».

(1) Jean-Paul II, « Message au peuple français », 27 mai 1980, Documentation catholique, 15 juin 1980, n° 1788, p. 551.

Jean-Luc MARION


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