Paradoxe sur une doctrine

éditorial

 Comprendre la « doctrine sociale de l'Église » à partir d'elle-même, sans y projeter le soupçon d'une idéologie!

TANDIS que le monde entier constate, avec un mélange de jubilation retenue et d'exaspération surprise devant tant de vitalité imprévue, que les rares hommes qui puissent faire bouger un monde figé dans le désordre glaciaire de la catastrophe programmée appartiennent au Christ - je veux dire Walesa, Esquivel, Mère Teresa, Soljenitsyne, Wojtyla, et ceux que j'oublie, et ceux que le monde ignore provisoirement ou définitivement ; tandis que seul le successeur de Pierre peut parler avec une audience mondiale des véritables questions (et ne s'en prive pas), précisément parce que tous les autres pouvoirs sont à ce point prisonniers de quelques intérêts qu'aucun homme d'État ne peut plus, sans faire hurler de rire indigné, prononcer les mots de justice, paix, bien commun, liberté ou égalité, au point que devant cet homme sans divisions (blindées) ils ne paraissent plus que légers, divisés et enfantins ; tandis que le monde a un besoin vital d'un pape qui le fustige, l'interpelle, le guide en un mot vers cet exhaussement de lui-même que ce monde à la fois redoute et désire - qui ne s'en est pas physiquement aperçu lors de la vacance abyssale qu'a provoquée la mort étrange, providentielle et ténébreuse de Jean-Paul Ier, moment où le principe pontifical s'est fait reconnaître dans un long silence angoissé ? - c'est à ce moment, dis-je, que nous autres, catholiques français et intellectuels, nous nous interrogeons gravement pour savoir si la « doctrine sociale de l'Eglise » est (a) possible, et ensuite (b) légitime.

 

Par exemple en ergotant sur son caractère idéologique ou non. Mais nous pourrions nous poser à nous-mêmes une autre question : dans quelle situation nous sommes-nous mis, pour qu'un fait massif et mondial ait si peu de poids à nos yeux ? La « doctrine sociale de l'Église » n'a peut-être pas le droit d'exister, mais elle parle à l'O.N.U. et à l'U.N.E.S.C.O. ; elle rassemble les pauvres au Mexique, en Afrique, au Brésil ; elle fait reculer le fascisme en Argentine et ailleurs ; elle reçoit, bon an, mal an, un prix Nobel chaque année ; elle fait remporter au syndicalisme une victoire invraisemblable et rare ; elle inspire la lutte pour les droits de l'homme ; elle oeuvre à modifier de l'intérieur les sociétés occidentales. Si, pour nous, la question la plus urgente consiste à débattre de son caractère idéologique, alors que pour des foules de chrétiens elle est devenue une réalité quotidienne, ne serait-ce pas parce que nous en sommes encore à nous désengluer de bourbiers dont nous serons bientôt les seuls et derniers locataires, n'imaginant même plus, dans cette agonie douçâtre, qu'ailleurs on puisse vivre — heureux même.

 

 

QUE se passerait-il si nous tentions de comprendre la « doctrine sociale de l'Église » à partir d'elle-même, sans y projeter le soupçon d'une idéologie — que sans doute nous ne craignons et condamnons si hautement aujourd'hui que parce que nous y sacrifiâmes autrefois, particulièrement en recevant l'enseignement du Magistère comme une contre-idéologie ? Peut-être pourrions-nous reconnaître des évidences assez paradoxales.

 

1. Ce corps de doctrine ne constitue pas une doctrine, si par doctrine on entend une idéologie. Sans doute y repère-t-on des concepts constants, précis et opératoires : bien commun, subsidiarité, propriété privée soumise aux exigences d'une responsabilité plurielle, droit de l'homme à prier Dieu en Eglise, ce qui implique les droits politiques, juridiques, économiques, culturels de se conduire comme un animal raisonnable, libre, responsable, etc. Cet ensemble, utilisé par le magistère romain depuis Rerum Novarum, remonte à des élaborations plus anciennes (Vitoria, Suarez, Thomas d'Aquin, etc.) qui n'ont d'ailleurs pas peu contribué à 1 a constitution du droit moderne. Mais il faut remarquer qu'à aucun moment, même quand toute organisation humaine cherchait à se doter d'une idéologie « performante », l'Eglise n'a prétendu produire avec sa « doctrine sociale » un système achevé et « scientifique » d'explication politico-économique du monde. Jamais elle n'en a fait un modèle idéal de société, qui aurait dû venir à bout des autres. Et d'ailleurs, les échecs retentissants de certains pouvoirs politiques ne s'expliquent que par le contre-sens d'avoir prétendu trouver dans cette « doctrine sociale » un modèle directement applicable dans une situation concrète. On devrait même dire que la « doctrine sociale de l'Eglise » a toujours voulu se cantonner - toutes proportions gardées, comme la morale kantienne - à l'énoncé de normes formelles, par rapport auxquelles doivent se juger les réalités et les réalisations contingentes. Aujourd'hui, cette réserve apparaît d'autant plus remarquable que précisément, on a longtemps reproché à cette même « doctrine » de ne pas « descendre dans le concret ». Que ce refus soit au moins maintenant porté à son crédit ! C'est d'ailleurs justement ce caractère seulement normatif qui a donné à la « doctrine sociale de l'Eglise » de nourrir les vraies résistances aux véritables idéologies du fascisme multiforme et du léninisme.

 

2. Cette doctrine ne porte pas sur le « social », si par « social » on entend ce par quoi est officiellement garanti un « minimum » de survie, ou encore cet hybride humanitaire dont s'occupent des services gouvernementaux ad hoc - lesquels, coincés entre les ministères « politiques » et les ministères « économiques », n'ont guère de prise sur un domaine qu'ils s'emploient à cerner. La « doctrine sociale de l'Église » vise au contraire immédiatement ce qu'administrent le politique et l'économique : la société comme telle, dont la gestion du bien commun donne sa seule légitimité au pouvoir. L'Eglise demande à la société de rester une société d'hommes. Ce qui ne va pas de soi, puisque les sociétés que nous connaissons nourrissent moins les hommes qu'elles ne se nourrissent d'eux, pour les consommer et les anéantir en leur humanité, en les soumettant - évidemment pour leur bien - aux lois de l'économie, ou au désordre de la violence institutionalisée, ou aux décrets délirants de l'idéologie. Les sociétés modernes n'ont pas toujours besoin que les hommes restent des hommes, même si certaines n'ont pas besoin qu'ils deviennent tous des sous-hommes. L'Eglise ne s'intéresse qu'aux hommes comme tels et n'a pour fonction de les libérer que d'eux-mêmes, de leurs souffrances (et d'abord la spirituelle, la pire). Elle n'a donc qu'une chose à dire aux sociétés : qu'elles laissent le plus possible les hommes avoir une âme. Son dessein n'est pas de « faire du social », encore moins de « faire de la politique », mais de faire respecter les conditions politiques et sociales de l'humanité des hommes [[C'est ce qu'a développé et illustré, à partir de l'exemple du Chili, le R.P. François Francou, s.j., dans L'Évangile d'abord (Centurion, Paris, 1980).]]. Non qu'elle-même se réserve d'ailleurs la tâche de faire des hommes, ainsi disponibles à son action, des « hommes nouveaux ». Elle vise beaucoup plus haut : à laisser les hommes se redécouvrir à l'image et à la ressemblance de Dieu - c'est-à-dire se découvrir comme ils sont, comme ils sont créés. L'Église ne propose aux hommes que de devenir eux-mêmes, à savoir christiques et fils du Père. Et elle ne demande aux sociétés qu'une chose : ne pas empêcher ce qui les dépasse (et qui peut éventuellement les détruire si elles prétendent s'en charger). 3.Cette « doctrine sociale » ne vient pas de l'Église, sauf si on la comprend comme le corps du Christ, qui ne parle qu'en son nom et qui ment aussitôt qu'il veut parler sans la Tête. Ce que l'on a nommé, de façon contradictoire, le « christocentrisme » ou l'« anthropocentrisme » de l'enseignement donné par Jean-Paul II trouve son explication dans une sorte de déduction sans cesse reprise de l'homme à partir du Christ. Cette déduction est parfois expressément articulée sur une déduction trinitaire du Fils, puisque dans les deux cas, l'exemplarisme de « l'icône du Dieu invisible » (Colossiens 1, 5) et de « l'image et ressemblance » (Genèse 1, 26) manifeste le mystère unique de la filiation. Tout ce qui ne se ramène pas à ce mystère se trouve disqualifié. Par quoi la « doctrine sociale » trouve un critère infaillible, qui reste celui de toute théologie chrétienne, et donc l'intègre de plein droit, mais non sans épreuves, à la théologie comme telle. Sans doute, une double contingence relativise l'énoncé des normes sociales de la vie humaine des fils adoptifs de Dieu : d'abord la contingence de l'histoire, où aucun modèle ni concept ne devient parfaitement effectif ; ensuite la contingence de l'eschatologie, où le retour glorieux du Christ frappe d'infini, et donc en un sens de vanité, toutes les approximations de sa venue. C'est pourquoi les interventions du Magistère restent contingentes et doivent sans cesse recevoir confirmation de leur cohérence dans le temps, de leur compatibilité avec l'ensemble du dogme et surtout de leur réalisation de fait par les chrétiens. Mais c'est sous nos yeux justement cette réalisation qui manque le moins et qui dépend le plus de nous. Ce qui nous manque, c'est de voir ce qui se fait, c'est d'entendre ceux qui le disent — bref d'avoir assez de foi pour admettre la réalité.

 

POUR une fois que l'Église non seulement ne manque pas son rendez-vous avec les hommes, mais le fixe elle-même et les y précède, serons-nous les derniers à nous y rendre ? Il est vrai que nous avons eu si longtemps l'habitude de n'être jamais les premiers, et même de supplier pour être les derniers, que nous effraie un peu la simple idée que des chrétiens puissent recouvrer l'initiative, dans un monde qui n'attend que cela.

Qu'en est-il de la pertinence de l'interrogation des catholiques et intellectuels français sur la « doctrine sociale de l'Eglise » comme possible, et légitime.

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Aux sociétés ce que dit l'Eglise - pdf Gratuit pour tout le monde Télécharger