Père Louis BOUYER
L'Eucharistie
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n°13
Septembre - Octobre
1977 - Page n° 9
Réponse de l'homme à la Parole de Dieu, la prière eucharistique s'est développée à travers l'histoire sainte et a été reprise et transfigurée par le Christ, dont l'Esprit nous permet de rendre grâce au Père : l'eucharistie est ainsi le prototype de toute prière chrétienne.
Tout l'article est joint.
A U courant de dévotion eucharistique qui, au siècle dernier, a produit les congrès comme celui auquel nous participons aujourd'hui [[Ce texte est celui de la conférence qu'a donnée le P. Bouyer lors du dernier Congrès eucharistique international à Philadelphie (U.S.A.). Nous remercions le P. Bouyer et la Downside Review (Grande Bretagne), qui a publié en juillet 1977 la version originale en anglais, d'avoir autorisé la traduction de ce texte dans Communio (N.d.l.R).]], a succédé ce que l'on appelle communément, au XXe siècle, le mouvement charismatique. Ce dernier est une redécouverte spontanée, dans l'Eglise catholique comme dans l'ensemble d'une chrétienté divisée, de la réalité du don de l'Esprit Saint. Et, à la mesure même de la profondeur et de l'intensité de cette redécouverte, a été renouvelée la compréhension de ce que signifie l'eucharistie : combien n'ont-ils pas, par l'intermédiaire de l'Esprit Saint, ravivé leur perception de l'eucharistie comme le moyen d'une réconciliation, d'un rassemblement dans ce Corps mystique du Christ qu'est l'Église, en recevant sacramentellement Son Corps même, autrefois mort sur la Croix et désormais vivant à jamais ?
C'est en effet à la fois la pierre de touche de l'authenticité du renouveau charismatique et un fruit merveilleux de son expansion, à l'intérieur comme à l'extérieur de l'Église catholique, que, d'abord, il ait ramené quantité de catholiques plus ou moins indifférents à comprendre soudain ce que devraient signifier pour eux la messe et la communion ; en même temps sont apparues même parmi les communautés chrétiennes dans lesquelles peu ou rien de la tradition sacramentelle n'était resté vivant, une faim et une soif de ces signes, donnés par le Christ à l'Église, de la permanence de sa présence à elle et de son inhabitation dans ses membres. (p.9)
Or ceci est d'autant plus remarquable que, dans les temps modernes au moins (pour ne rien dire des développements anarchiques du mouvement « pneumatique » dans un passé plus ancien, comme dans le cas du montanisme ou du messalianisme), la tendance générale a été non seulement d'opposer l'Esprit à tout ce qui est institutionnel dans le christianisme, mais encore de tenir pour évident qu'il est impossible de demeurer fidèle à la tradition tout en obéissant à l'expérience de l'Esprit. Remarquons cependant que déjà saint Paul, dans sa controverse avec les Corinthiens, avait maintenu contre eux que le premier signe de l'authenticité de l'Esprit était de nous faire reconnaître Jésus comme le Seigneur - ce qui implique bien sûr notre obéissance intelligente à ses prescriptions, tandis que la révélation finale de l'Esprit est de nous montrer que Dieu n'est pas un Dieu de confusion, mais de paix (cf. 1 Corinthiens 12, 3 et 14,33).
Car l'Esprit, l'Esprit Saint, l'Esprit de Dieu est l'Esprit d'amour : cet amour véritable, cet amour véritablement divin, qui ne peut être répandu en nos cœurs tant qu'ils ne sont pas grands ouverts à la vérité divine, la vérité qui ne fait qu'un avec le Christ, la Parole vivante de Dieu faite chair pour nous réconcilier tous au Père dans son corps même.
S'il en est ainsi, nous devons en même temps attendre de tout renouveau en nous du don de l'Esprit un sentiment renouvelé de la signification de nos célébrations eucharistiques, et de toute véritable dévotion eucharistique un approfondissement de notre expérience de l'Esprit. Plus précisément, notre Amen à la prière eucharistique de la messe prendra toute sa valeur grâce au travail de l'Esprit dans nos cœurs. Comme le dit saint Paul, seul l'homme spirituel est capable de juger et d'apprécier les choses spirituelles (1 Corinthiens 2, 13-14). Quelle réalité peut être plus spirituelle que l'eucharistie, et, dans la célébration eucharistique, la prière même à travers laquelle s'accomplit la consécration eucharistique ? Réciproquement, mieux nous comprendrons ce que nous faisons, et, en premier lieu, ce que nous disons en célébrant l'eucharistie, plus ouverts nous serons à l'action en nous de l'Esprit de Dieu.
Ce lien étroit entre l'expérience de l'Esprit et l'eucharistie, et particulièrement entre la prière eucharistique et la prière dans l'Esprit, est clairement attesté à la fois par le Nouveau Testament et par la tradition et l'enseignement de l'Église primitive. Il est d'abord tout à fait remarquable que, lorsque saint Paul cherche à décrire ce que devrait être, dans toute assemblée chrétienne, la conduite de ceux qui se vantent d'être divinement inspirés, il souligne les caractéristiques dont devrait faire preuve leur prière eucharistique. Bien sûr, en employant ici l'expression eucharistia, saint Paul ne désigne pas la prière eucharistique au sens « technique » du terme, c'est-à-dire la prière de la consécration à la messe, mais toute espèce de prière selon le même modèle. Par là néanmoins sont nettement affirmées l'affinité qui existe entre le don de l'Esprit et la célébration eucharistique et, plus largement, la nécessité de modeler toutes les formes de prière chrétienne sur la prière eucharistique. (p.10)
De la même manière, lorsque la Didachè, le plus ancien manuel de discipline ecclésiastique, voudra distinguer entre les vrais et les faux prophètes, elle s'attachera à la manière dont est célébrée l'eucharistie.
Ceci deviendra plus clair en essayant d'abord de montrer ce qui est essentiel à ce modèle de la prière eucharistique, et pourquoi ce n'est qu'à travers une telle prière que l'eucharistie peut être valablement célébrée. Nous serons alors tout naturellement amenés à méditer sur le rôle de l'invocation de l'Esprit dans la prière de consécration eucharistique, et, au-delà, sur le rôle de l'Esprit dans la prière de l'Église rassemblée comme dans celle de chacun de ses membres pris individuellement. Nous en viendrons alors à envisager plus généralement ce qui doit être entendu par prière dans l'Esprit, et par conséquent à reconnaître pleinement pourquoi cette prière est si intimement liée à la célébration eucharistique.
LE premier point à clarifier est que, tandis qu'aujourd'hui, lorsque nous parlons d'' eucharistie », nous pensons d'abord au sacrement et ensuite au sacrifice qui lui est si étroitement lié qu'il n'y a pas de messe sans communion ni aucune possibilité d'une communion qui ne serait pas la conclusion plus ou moins directe d'une célébration de la messe, au contraire, dans la célébration eucharistique véritablement originelle de l'antiquité chrétienne, le mot eucharistia s'appliquait directement à ce que nous appelons maintenant la prière de consécration, le canon de la messe ou la prière eucharistique. C'est donc à partir de là que le terme en est venu à désigner à la fois le sacrifice eucharistique et la communion. Il sera alors très éclairant de dégager la signification de cette évolution sémantique.
Il apparaît tout d'abord que, dans la messe et avant qu'elle ne conduise à la communion, il doit y avoir une prière, et une prière d'un genre bien défini. Nous pouvons dire qu'à la racine de toutes les prières eucharistiques, et par-dessus tout de la prière de consécration au cours de la messe, il y a une prière qui est la réponse adéquate à la Parole de Dieu adressée à l'homme, et une réponse formée dans nos cœurs humains par cette Parole divine en même temps que par l'Esprit de Dieu, - la Parole et l'Esprit, ici comme toujours et plus que jamais, s'avérant inséparables.
Car la Parole de Dieu, cette Parole qui a atteint sa plénitude dans l'incarnation du Fils de Dieu, le Verbe divin fait homme, n'est pas simplement un message qui transmet une information ; c'est une parole agissante. Il va de soi que, si Dieu veut nous parler et quand Il s'adresse à nous, c'est d'abord pour nous faire connaître et nous enseigner quelque chose de précis. Ce n'est cependant jamais pour porter à notre connaissance des informations sophistiquées, plus ou moins abstraites et éloignées de notre vie quotidienne et concrète. Mais c'est au premier chef pour nous faire découvrir, et nous faire connaître intimement, qui Il est (p.11) Lui-même, sa personnalité, si l'on peut dire. Et ce n'est pas moins pour nous communiquer le dessein qu'Il a formé pour nous. Mais ces deux choses sont étroitement liées : son dessein est de nous rendre semblables à Lui, — plus exactement de nous associer à sa vie divine, de nous y assimiler. Lui, Dieu, est de toute éternité le Père, dans une plénitude et une pureté de la paternité dont notre expérience et notre conception très imparfaites et appauvries ne peuvent nous donner qu'une idée bien faible et insuffisante. Et pourtant, dans son Fils, son Fils éternel devenu notre frère dans la chair, il nous a été donné de comprendre ce que la paternité de Dieu doit signifier pour nous, — quel genre de vie nous devons mener, sachant que nous sommes destinés non seulement à être appelés enfants de Dieu, mais à l'être vraiment. Non seulement tout ce que Jésus a pu dire, tout ce que Lui seul a pu faire, mais encore, plus simplement, tout ce qu'il est apparu être dans toute son existence parmi nous, comme l'un de nous, est la meilleure et la seule expression possible de ce que signifie pour Dieu d'être le Père et pour nous de devenir ses enfants. Cela veut d'abord dire que Dieu est de toute éternité capable d'engendrer un Fils tel que le Christ. Mais, comme ce Fils a pris notre propre chair, cela veut aussi dire que nous pouvons et que nous devons devenir tels que Lui. Ainsi 'que le dit saint Jean : « Ce que nous serons n'a pas encore été manifesté
Nous savons que lors de cette manifestation, nous Lui serons semblables, parce que nous Le verrons tel qu'Il est » (1 Jean 3, 2) [[Cf. l'entretien du P. Bouyer avec une jeune laïque sur ce même sujet dans Communio, n° II, 1, p. 11-20 (N.d.l.R.).]]. Le Verbe divin, qui est allé jusqu'à éveiller en nous un espoir si merveilleux, ne se limite pas à nous dire ce que nous pouvons attendre, ce que nous devons faire, non seulement par un prodigieux effort d'imagination, mais aussi dans la réalité concrète de notre vie quotidienne. Car cette Parole veut et peut, en fait est seule à pouvoir réaliser tout cela, accomplir en nous ce qu'elle promet aussi bien que ce qu'elle demande. Comme l'a dit Jésus : « Mes paroles sont esprit et vie » (Jean 6, 63). Lorsque Dieu nous parle, et surtout lorsqu'Il nous parle en Jésus et par son intermédiaire, nous devons croire que la puissance de l'Esprit divin, de l'Esprit de la vie, la vie commune du Père et du Fils, est immédiatement à l'oeuvre en nous, eh sorte que peut et doit s'accomplir en nous ce qui est porté à notre connaissance par Dieu Lui-même, à savoir inséparablement la révélation de Lui-même et la révélation de Son dessein de faire de nous ses enfants. Rien de tout cela, cependant, ne se réalisera jamais sans la foi. Seule. la foi peut nous ouvrir à la puissance divine et nous faire accomplir le dessein divin. Par suite, il ne suffit pas que la Parole de Dieu nous soit adressée, se fasse connaître de nous, même dans sa plénitude, comme c'est le cas dans la venue en notre monde du Fils incarné. Elle doit (p.12) s'emparer de notre être le plus intérieur par l'intermédiaire de l'Esprit. Et ceci, répétons-le, ne peut s'accomplir que par la foi qui s'éveille en nos coeurs et, petit à petit, les imprègne entièrement, si l'on peut dire, de la rosée divine de la grâce.
Dans son fond, la prière eucharistique n'est rien d'autre que l'expression de cette foi, qui croît en nous de cette communication intime de l'Esprit de Dieu à notre propre esprit : la foi qui ouvre à la Parole, à ses promesses, à ses exigences, — qui obéit au dessein divin, — qui accueille l'hôte divin, — qui se prête à la totale transformation de tout notre être dont toutes les pensées et affections doivent être enracinées dans l'Esprit.
Il s'ensuit que la prière eucharistique est, à proprement parler, la réponse totale de l'homme à la Parole de Dieu, et une réponse qui procède elle-même de la puissance propre à la Parole divine, lorsqu'elle s'exprime vraiment en nous avec la puissance de l'Esprit dont elle ne peut jamais être séparée.
N peut le voir clairement dès les tout débuts de la Parole de Dieu dans l'histoire biblique. Les exégètes ont déjà depuis longtemps relevé certaines prières très anciennes, qui ont été conservées, apparemment sans modification aucune, dans le récit plus tardif, systématique et synthétique de l'histoire du salut, tout particulièrement dans les cinq premiers livres de l'Ancien Testament. Lorsqu'Eliézer, le serviteur d'Abraham a été envoyé au pays des ancêtres de son maître afin d'y trouver une femme pour son fils Isaac, et lorsqu'il comprend combien il est providentiel qu'il ait été conduit à la maison de la famille de son maître, et ait rencontré Rébecca, la fille du propre frère d'Abraham, le brave homme se répand en louanges, dans sa joie de toucher du doigt la réalité de la promesse de Dieu au croyant : « Béni soit le Seigneur, Dieu de mon maître Abraham, qui n'a pas ménagé sa bienveillance et sa bonté à mon maître. Le Seigneur a guidé mes pas chez le frère de mon maître ! » (Genèse 24, 27). Nous pouvons dire qu'ici déjà se trouve en germe toute la substance de cette prière de foi qui sera appelée l'eucharistie, et qui est avant tout et restera par-dessus tout une louange de Dieu pour Sa fidélité à Sa Parole. Ici, néanmoins, l'obéissance de l'homme lui-même à la puissance de la Parole est seulement implicite. Elle ne sera pleinement exprimée que dans le second exemple que nous trouvons dans la Bible d'une prière de ce genre. Il s'agit de la prière de Jéthro, le beau-père de Moïse, lorsqu'il est venu voir toutes les merveilles que Dieu a accomplies par l'intermédiaire de Moïse dans le désert, où Dieu a mené les Hébreux, pour les libérer des Egyptiens et renouveler en eux la connaissance de Lui-même par et dans la connaissance de Sa Loi qu'ils devaient porter, comme l'empreinte même de Son Nom sur tout leur être. « Et Jéthro dit alors : 13 ' Béni soit le Seigneur qui vous a tirés des mains des Egyptiens et de celles de Pharaon, qui a libéré le peuple de la sujétion égyptienne. Je sais maintenant que Yahvé est plus grand que tous les dieux '. Et Jéthro, beau-père de Moïse, offrit à Dieu un holocauste et des sacrifices. Aaron et tous les anciens d'Israël vinrent, en la compagnie du beau-père de Moïse, participer au repas pris en présence de Dieu » (Exode 18, 10-12). Nous voyons donc ici pour la première fois l'homme s'exprimer dans une prière eucharistique, en rassemblant le peuple des croyants. Nous voyons aussi la prière eucharistique liée au sacrifice et au repas de communion. ç
Mais ce n'est que dans le Livre de Néhémie, c'est-à-dire après le retour d'exil, que nous voyons quel développement devait trouver cette forme de prière, en harmonie avec les développement de la Parole salvatrice de Dieu elle-même. Nous sommes alors au moment décisif où l'expérience de la souffrance, qui est devenue celle du Peuple élu, doit le préparer à la venue du Messie, annoncé comme le Serviteur souffrant du second Isaïe (chapitre 53). La restauration de ce Peuple, cependant, selon la prophétie d'Ezéchiel (chapitre 37) sur les ossements desséchés rendus à la vie par la puissance de la Parole et de l'Esprit, est comme un premier gage de la résurrection du Messie lui-même. Et c'est à ce moment précis que, après avoir lu la Loi désormais complète, nous voyons le scribe Esdras conduire le Peuple dans une prière eucharistique pleinement développée, qui fournira la définition et le modèle aussi bien de la prière eucharistique chrétienne elle-même que, auparavant, de la grande beraka, la grande action de grâces de la liturgie de la synagogue, laquelle devait préparer directement l'eucharistie chrétienne, de même que la conclusion de l'office des lectures et la solennisation des repas communautaires, surtout le repas pascal.
Nous trouvons ce texte au chapitre 9 du Livre de Néhémie. Il commence par une louange de Dieu pour toute l'oeuvre de Sa création, et se poursuit par une louange de Son oeuvre de rédemption, partant de la vocation d'Abraham et aboutissant aux souffrances de l'exil, reconnues comme l'épreuve par laquelle le Peuple devait être préparé à son renouveau. La conclusion est la reconnaissance de l'incapacité où se trouve le Peuple de répondre par ses propres moyens à sa vocation et une prière à Dieu pour qu'il intervienne et transforme les croyants en ce qu'ils ne peuvent devenir par eux-mêmes. Le passage se termine avec l'acceptation renouvelée d'une Alliance renouvelée, c'est-à-dire un consentement à l'accomplissement d'espérances qui ne peuvent être satisfaites sans un abandon total à la volonté de Dieu manifestée dans sa Parole salvatrice.
Nous avons montré ailleurs, essentiellement dans notre livre sur l'eucharistie [[ Cf. Louis Bouyer, Eucharistie, Paris, Desclée, 1966 (N.d.l.R.).]], comment Jésus, ayant fait sienne cette prière au cours de son dernier repas avec ses disciples, après leur avoir fait ses ultimes (p.14) recommandations, y avait exprimé à la fois son abandon personnel à la volonté de son Père en acceptant de mourir en sacrifice, et la manière dont il transfigurait ce qui avait été jusque là le mémorial des actions salvatrices de Dieu, pour en faire, par la puissance du Verbe et de l'Esprit, le mémorial perpétuel de Sa mort et de Sa résurrection, jusqu'à Son retour où il entraînerait ses disciples avec Lui dans sa Parousie, dans son apparition et sa victoire finales sur toutes les forces du mal.
NOUS avons également montré, à la suite du grand exégète allemand Joachim Jeremias [[Cf. Joachim Jeremias, Die Abendmahlsworte Jesu. Göttingen, 1960 ; trad. fr. : La dernière cène ; Les paroles de Jésus, Paris, Cerf, 1972 (N.d.l.R).]], que le terme de mémorial signifiait ici quelque chose de totalement différent du rappel exclusivement psychologique auquel les tendances rationalistes de certains protestants ont dans le passé réduit la célébration eucharistique. En premier lieu, le véritable sens du mot mémorial, à la fois dans la Bible et dans la liturgie juive, renvoie à ce que nous pourrions appeler une réalité sacramentelle, — qui pour être sacramentelle n'en est assurément pas moins réelle. Car le mémorial biblique est un gage donné par Dieu lui-même, avec sa Parole, de ce que cette Parole conservera et même développera dans l'avenir une efficacité dont elle a déjà fait preuve dans le passé. En conséquence, ce que nous commémorons dans la liturgie, à savoir les actions rédemptrices accomplies une fois pour toutes par Dieu, demeure efficace hic et nunc. Comme il est déjà dit dans la Haggadah destinée à expliquer aux jeunes Juifs le sens et le contenu du repas pascal qu'ils célèbrent pour la première fois avec leurs parents : « Nous, aujourd'hui, sommes délivrés du joug de la captivité d'Égypte ; nous quittons la terre de l'esclavage pour la terre promise de notre liberté... ».
Mais ce n'est pas assez dire. Dans la prière eucharistique par excellence, le mémorial a été placé par Dieu entre nos mains, pour Lui être représenté, comme notre sacrifice parfait, comme le gage de ce qu'Il a fait pour nous, tout spécialement dans la mort et la résurrection de Son Fils unique, qui nous donnent la pleine assurance de ce que nos prières seront exaucées.
Et ceci est particulièrement vrai du mémorial contenu dans cette prière, et qui n'est pas la conclusion, mais, pouvons-nous dire, l'épanouissement de toute la prière eucharistique. Dieu a été béni pour avoir créé toutes choses par sa Parole, pour avoir repris l'homme et le monde entier avec lui, par la mort et la résurrection de ce seul et même Verbe divin fait chair. Et maintenant, nous demandons : ce Fils de Dieu peut-il revenir parmi nous, pour nous prendre avec Lui, pour consacrer notre (p.15) abandon total au dessein du Père sur nous : nous rendre parfaitement un avec Lui dans son Fils éternel, mort et ressuscité pour nous ?
C'est exactement ce que saint Paul voulait dire en écrivant : « Chaque fois que vous mangez ce pain et buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne » (1 Corinthiens 11, 26). Il a été prouvé de manière convaincante, toujours par Jeremias, que cette « annonce » de la mort du Seigneur dans l'eucharistie ne consiste pas tant en une proclamation au cours d'une célébration commémorative (bien que cela soit, sans doute, plus impressionnant que toute autre prédication), qu'en une annonce, une re-présentation à Dieu lui-même au cours du mémorial, afin que Dieu poursuive jusqu'à son terme son action rédemptrice en nous et pour nous. Et « jusqu'à ce qu'il vienne », les derniers mots de la phrase de saint Paul, qui sont une manière de rendre littéralement en grec l'original hébreu ou araméen, ne signifient pas seulement « jusqu'à ce que », mais encore « pour que », si l'on veut bien les comprendre. En d'autres termes, c'est la célébration eucharistique, si elle est vraiment accomplie dans la foi, la foi de l'Eglise, qui à la fois nous prépare à la venue finale du Seigneur, et, plus et mieux que toute autre chose, peut hâter la parousia, la consommation ultime de toutes choses dans le royaume éternel.
NOUS sommes ici au centre même de ce qui, par excellence, apparaissait aux premiers chrétiens comme l'oeuvre de l'Esprit. Car, d'après l'enseignement de Jésus lui-même, surtout dans les derniers chapitres de L'évangile de saint Jean, c'est l'Esprit qui doit nous rappeler tout ce que le Christ a dit, et non seulement nous le rappeler, mais encore le faire de manière telle que nous puissions, enfin, le comprendre, parce que c'est devenu ce dont nous faisons l'expérience. Et c'est pourquoi nous sommes désormais en mesure de rappeler à Dieu ses propres promesses, avec la certitude d'être entendus : l'Esprit s'est emparé de notre être le plus intime, de notre volonté en même temps que de notre intelligence, pour nous faire nous ouvrir véritablement à l'accomplissement, en nous et par nous, des dernières choses que Dieu avait le dessein de réaliser au moyen de ce que le Christ avait fait pour nous. En d'autres termes, c'est par l'Esprit que le Christ se révèle être en nous, maintenant et à jamais, le même qu'il s'était montré pour nous sur la Croix et au tombeau vide.
Nous voyons ici la raison pour laquelle, en développant son expérience et sa méditation sur l'Esprit Saint, l'Eglise primitive a été amenée à placer l'anamnèse, la commémoration de ce que Dieu avait accompli dans le Christ, au coeur de la prière eucharistique, dans une épiclèse, c'est-à-dire une invocation, et plus particulièrement une invocation de l'Esprit, à la fois sur nos offrandes du pain et du vin, pour les consacrer en Corps (p.16) et Sang du Christ, et sur nous, pour nous consacrer et nous rendre capables d'accomplir parfaitement son sacrifice, en sorte que nous soyons parfaitement un avec Lui et en Lui parla communion.
En même temps, nous pouvons former enfin une vision synthétique de cet enseignement unanime des Pères de l'Église, que la prière eucharistique consacre le sacrement et le sacrifice, mais aussi comprend une répétition devant Dieu des paroles de l'institution et encore l'épiclèse, l'invocation, la prière adressée à Dieu par l'Église et supérieure à toute autre prière.
L'Occident a tendu, à travers le Moyen Age, à réduire cet enseignement à celui d'une consécration de l'eucharistie, accomplie dans une simple répétition des paroles du Christ. L'Orient a simultanément et parallèlement tendu à le réduire à une consécration par l'invocation formelle de l'Esprit. Mais la tradition véritablement catholique comprend ces deux éléments ou aspects dans l'unité d'une prière qui est, plus que n'importe quelle autre, une prière pour que s'accomplisse pleinement en nous ce que le Christ a une fois pour toutes obtenu pour nous, en nous abandonnant totalement à la signification et au pouvoir de la Parole divine : la Parole de la création et du salut, la Parole dans laquelle Dieu s'est totalement exprimé et a accompli, par l'incarnation rédemptrice de son Fils unique, son dessein éternel de faire de nous tous ses fils adoptifs, et pourtant véritablement ses enfants, dans le corps du seul Fils qu'il ait engendré, devenu le premier-né de nombreux frères, comme il avait été le premier-né de toutes les créatures et est déjà le premier d'entre les ressuscités.
SI tout ceci a un sens, trois enseignements sur l'Esprit en découlent. Le premier est que nous devons voir dans l'Esprit Celui qui nous permet de faire nôtre le contenu de la Parole divine, en créant en nous la, foi qui, spécialement dans les sacrements, et par-dessus tout dans le sacrement eucharistique, rend actuelles et efficaces les promesses de Dieu. Le second est que c'est essentiellement par l'Esprit que nous pouvons être assimilés au Christ, ou plutôt en Lui, en devenant les membres vivants de son corps mystique par une réelle participation à son corps physique en même temps qu'à sa mort et à sa résurrection. Le troisième enfin est que c'est l'Esprit, et l'Esprit seul, qui peut nous faire prier de manière vraiment chrétienne, qui ne revienne pas à tenter d'obtenir de Dieu tout ce qui nous passe par la tête, mais plutôt à nous abandonner à la volonté pleinement révélée de Dieu, telle qu'elle s'est manifestée à nous par sa Parole et surtout dans sa Parole faite chair : Jésus-Christ.
Revenons sur chacun de ces trois points.
Lorsque Jésus dit aux Juifs : « C'est l'esprit qui donne la vie, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et elles sont (p.17) vie » (Jean 6, 63), il va sans dire qu'il n'entend pas diminuer l'importance de l'eucharistie qu'il vient précisément de révéler dans son discours sur le « pain de vie ». Il est clair qu'il veut plutôt nous faire prendre conscience de la façon dont ce pain, pour reprendre les paroles de saint Paul, (1 Corinthiens 11, 29) peut être non pas notre condamnation, mais véritablement notre entrée dans la vie divine devenue nôtre. Ce cheminement est à proprement parler celui de la foi. Et la foi n'est rien d'autre que d'accepter vraiment, en toute liberté, la Parole divine, autrement dit laisser volontairement cette Parole pénétrer à la racine même de notre être. Cette ouverture de notre être le plus profond au dessein de Dieu qui nous est manifesté par Sa Parole n'est pas la destruction, mais bien plutôt le seul plein exercice possible de notre liberté, par lequel ces vivantes images du Fils de Dieu que nous étions destinés à être sont restaurées, et non seulement restaurées, mais encore amenées à participer vraiment à la vie de leur modèle. Telle est toujours, fondamentalement, l'oeuvre en nous de l'Esprit. Car l'Esprit est l'accomplissement de la liberté même de Dieu dans un parfait amour. C'est donc très précisément l'Esprit qui, en nous consacrant au même amour, nous donne notre pleine liberté. C'est l'Esprit accueilli en nos coeurs dans l'amour et la foi qui transforme la Parole de Dieu en parole de vie. Sans l'Esprit, nul ne peut croire ; ce qui signifie que sans l'Esprit, tous les dons de Dieu, même s'ils nous sont dispensés réellement dans la célébration eucharistique et dans la communion, demeurent comme des trésors enfermés dans un coffret bien scellé. Avec l'Esprit, ces dons sont pour ainsi dire libérés ; ils envahissent notre être tout entier et en prennent possession ; notre liberté est élevée et exaltée dans la participation à la liberté et à la libéralité mêmes de Dieu.
Dans les sacrements, et spécialement dans le sacrement eucharistique, ceci a deux conséquences. Tout d'abord, les éléments visibles du sacrement eux-mêmes, pour être porteurs du contenu de la Parole divine, doivent être intégrés, pour ainsi dire, dans la vie et l'activité mêmes de Dieu afin de devenir le lieu où II se communique librement et généreusement Lui-même. Et ceci implique que les actions humaines et les éléments terrestres soient imprégnés de l'Esprit Saint. Mais ceci, en lui-même, pour des êtres tels que nous sommes, qui sont ce que nous sommes parce que nous avons été faits à l'image de Dieu et donc libres, ne servirait de rien si, en même temps, cet Esprit de Dieu qui est aussi l'Esprit de liberté, ne venait pas restaurer notre liberté ruinée par le péché, pour l'élever à une obéissance parfaite qui est la plénitude achevée de notre être nouveau, et par laquelle nous sommes en communion avec le Fils de Dieu réellement présent, devenant ainsi fils dans le Fils.
Nous sommes alors à même de comprendre pourquoi, alors que seule la prière accomplit tout cela, ou, pour mieux dire, une prière qui suppose que notre volonté rencontre parfaitement celle de Dieu et Lui obéisse, seul l'Esprit peut nous enseigner comment nous devons prier, ou, plus (p.18)exactement, se prie Lui-même en nous, bien mieux que, de nous-mêmes, nous pourrons jamais prier.
Paul a parlé des « gémissements ineffables » de l'Esprit (Romains 8, 26), dans lesquels toutes les aspirations doivent finalement trouver leur expression achevée et leur satisfaction ultime. Nous pouvons dire qu'en fait, ces aspirations n'ont trouvé leur expression parfaite que dans l'eucharistie chrétienne, dont le modèle s'est imposé à toute notre vie de prière. Ou plutôt, c'est notre vie tout entière qui, devenue prière, atteindra par là son plein épanouissement.
Ceci nous mène directement au dernier point de notre méditation : que devons-nous entendre au juste par « prière dans l'Esprit » ? Et pourquoi cette « prière dans l'Esprit » est-elle si étroitement liée à la célébration eucharistique de l'Église catholique ?
SI tout ce que nous venons de dire est vrai, il en ressort clairement que la « prière dans l'Esprit » ne saurait être simplement n'importe quelle prière supposée inspirée, c'est-à-dire le produit d'une improvisation sur le moment, ou la création systématique quoique libre (libre signifiant ici essentiellement sans précédent) de prières par un individu ou un groupe d'individus. La « prière dans l'Esprit » est une prière où le souffle de l'Esprit de Dieu, qui est toujours à l'œuvre au plus profond de notre être, nous fait rencontrer et accueillir la Parole divine qui nous a été adressée comme de l'extérieur, et dans laquelle Dieu nous a concrètement exprimé Sa volonté de nous voir reproduire le modèle divin de la vie et de l'être de Son Fils fait homme, Jésus-Christ.
Ceci signifie deux choses.. La première est que, loin d'impliquer que l'Esprit doive sans cesse produire de nouvelles formes de prière spectaculaires et inattendues, la « prière dans l'Esprit » trouvera sa meilleure expression dans une harmonie ou une convergence spontanée, voire dans une identification pure et simple avec les grandes formes de la prière eucharistique que l'Église a progressivement mises au point et conservées dans sa Tradition, comme l'expression la plus achevée de l'acceptation dans la foi, de la part de l'homme, du contenu entier de la Parole divine, manifestée pleinement une fois pour toutes en Jésus-Christ, et principalement dans ce qu'Il nous a Lui-même révélé de Son Père en nous le faisant connaître à travers Sa mort et Sa résurrection.
Si telle est bien la « prière dans l'Esprit », cela signifie d'autre part que seul l'Esprit peut nous faire sonder toutes les richesses cachées sous les mots dans lesquels ces prières traditionnelles ont pour ainsi dire pris corps. Et surtout, seul l'Esprit peut nous donner accès à tout cela. Seul l'Esprit, finalement, peut saturer notre prière, et, à travers elle, toute notre vie, corps et âme, dans ce monde qui est le nôtre, en imprégnant tout de ce que nous appelons justement l'Esprit de prière. Et cet (p.19) Esprit est précisément l'Esprit de la prière eucharistique, — ce qui signifie d'abord un esprit de joie, de cette joie unique qui procède de la foi, la vraie foi en la vraie Parole du seul vrai Dieu ; — ce qui signifie ensuite et par conséquent un esprit d'amour, de charité réaliste pour tous nos frères les hommes, chrétiens ou non, connus ou non, l'esprit d'un amour qui nous rend capables d'œuvrer pour leur vrai bien, dans toute sa complexité et aussi dans toute son authenticité, — en d'autres termes le véritable esprit de service, non pas le service imposé à des esclaves, mais le service rendu entre frères libres et responsables.
Pourtant, et nous pourrons terminer par là, parce que c'est l'un des aspects aujourd'hui les plus oubliés, bien que le plus important, un tel esprit d'amour et de service ne peut survivre et ne peut même probablement pas être authentique, s'il ne procède pas d'un esprit de louange, de louange incessante du seul vrai Dieu, Père de Notre -Seigneur Jésus-Christ, le seul Père dont toute paternité digne de ce nom puisse à jamais procéder.
(Traduit de l'anglais par Jean Duchesne) ...
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