Le présent et le don

Intégration

 En critiquant ou affirmant la présence réelle, quelle conception de la « réalité » suppose-t-on, sinon celle que gouverne la « présence » ? Mais celle-ci désigne-t-elle la prise de possession d'un objet stable et permanent, ou renvoie-t-elle au don qui s'y fait présent - au présent comme don ?

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S'expliquer 

1. EXPLIQUER l'Eucharistie, une naïveté multiforme, inévitable et instructive. En un autre sens, un moment décisif de la pensée théologienne.

Inévitable, puisque le sacrement qui achève ce que visent tous les autres en nous assimilant corporellement au Christ, le sacrement qui mène à son terme le plus évidemment paradoxal la logique de l'incarnation, le sacrement qui rassemble visiblement les hommes pour en « faire l'Église », devient comme le lieu obligé où toute tentative théologique un peu consistante doit venir à la fin s'éprouver : pour l'instant, ne retenons dans cette attirance qu'un défi lancé à toute théologie par le mystère de la foi le plus concret et le moins intelligible de la vie chrétienne. L'Eucharistie devient ainsi le test de toute systématisation théologique, parce qu'à tout rassembler, elle lance le plus grand défi à la pensée.

Naïveté surtout. Pourquoi ? Que voudrait en effet dire ici « expliquer » ? Sans doute quelque chose comme rendre raison d'un mystère de charité à partir d'un ensemble préalable de raisons, supposées à leur tour fondées en raison, donc sur la raison même. L'explication, même théologique, semble toujours finir en une « physique eucharistique » (qu'importe, nous le verrons, si à physique on substitue, par exemple, sémiotique), c'est-à-dire par une tentative pour résorber le mystère eucharistique de charité dans un système conceptuel rationnel. En cas d'échec, pareil effort apparaît soit inutile (s'il se limite, par souci théologique, à reconnaître un pur et simple « miracle » dans la succession des événements physiques ou de langage), soit insuffisant (s'il met son insuffisance conceptuelle au compte d'un mystère qu'il n'a même pas abordé, par un subjectivisme infra-critique et terroriste). Mais, en cas d'apparente (p.50) réussite, cet effort ne s'en expose pas moins — et l'essentiel est là —à deux autres soupçons : n'est-il pas contradictoire de chercher, en principe pour renforcer la crédibilité, à encadrer puis à résorber le fait liturgique et le mystère de charité dans un système (physique, sémiotique, etc.), au risque, là encore, de n'atteindre qu'une idole conceptuelle ? Transsubstantiation, transfinalisation, transsignification font-elles accéder à l'Eucharistie ou s'y substituent-elles ? Surtout, quelle pertinence reconnaître à l'entreprise qui, pour « expliquer », tenterait, volontairement ou non, de considérer comme allant de soi l'équivalence entre le' don que le Christ fait de son corps avec une transmutation conceptuellement retracée ? Un don, et celui-ci par excellence, ne requiert pas d'abord qu'on l'explique, mais bien qu'on le reçoive. L'empressement à expliquer ne décèle-t-il pas aussi une incapacité à recevoir, et donc la perte d'un réflexe théologique primordial ?

Instructive cependant. Car la naïveté inévitable ne suffit pas à disqualifier tout effort de méditation sur la présence eucharistique. Elle incite, au contraire, à prendre bien en vue les conditions auxquelles cet effort ne restera pas vain. Si explication il doit y avoir, que ce soit au sens des mauvais garçons, ou, si l'on préfère, au sens où Jacob eut, au gué du Yabboq, une explication avec l'ange : en une telle explication, il ne s'agit pas tant de parler que de lutter ; ce que chaque adversaire exige de l'autre, c'est l'aveu ou la « bénédiction », donc la reconnaissance. Ici, l'explication devrait admettre la réciprocité : il s'agit moins de savoir si telle explication va parvenir à rendre compte, ou non, de la présence eucharistique, que de voir si l'apparat théorique se laissera critiquer ou non par ce dont il s'agit, pour accéder à la dignité de l'enjeu. Le langage, s'il se veut proprement théologique, doit se laisser reprendre à partir des exigences épistémologiques, ou plutôt mystiques, de ce dont il s'agit (et qui n'est justement pas son objet, la théologie n'ayant aucune des caractéristiques de la scientificité, et surtout pas son objectivité) [[ La théologie n'a rien de commun avec la scientificité et ses processus d'objectivation. Voir M. Heidegger, Phenomenologie und Theologie, Anhang, Gesamtausgabe 9, Wegmarken, S. 68-77 (trad. fr. dans Archives de Philosophie 69/3, Paris, 1969, p. 396-414). En un autre style, voir L. Bouyer, « Situation de la théologie », dans Communio I, 1, septembre 1975, p. 42s.]]. Cette règle vaut en toutes les matières et toutes les manières, pour le mystère de Dieu certes, mais encore pour les figures paradoxales de son advenue dans le Christ ou enfin dans le Christ eucharistique. En un sens, la présence eucharistique du Christ constitue le cas par excellence où cette exigence devient inesquivable : dans les deux autres cas en effet, une théologie qui la transgresse se condamne à l'idolâtrie ou à l'hérésie, mais peut se dissimuler l'une et tenter de se disculper l'autre ; au contraire, face à la présence eucharistique, la sanction ne peut s'esquiver : si le langage théologique refuse l'« explication », ce dont il s'agit — la présence eucharistique — se dissout. L'Eucharistie exige de qui l'aborde une autocritique conceptuelle radicale, et lui impose de renouveler ses normes de (p.51) pensée. Nous tenterons de le montrer à propos d'un cas, précis et fondamental : l'application à l'Eucharistie du concept de « présence ».

L'une ou l'autre idolâtrie ?

Soit la critique habituelle et sans cesse répétée de la théologie de la transsubstantiation. Lui est reproché, entre autres, et le plus souvent, d'utiliser des concepts — substance, accidents, espèces, transsubstantiation — issus d'une métaphysique historiquement définie, celle d'Aristote (à laquelle on assimile bravement la théologie thomiste). Or la « bonne nouvelle de Jésus-Christ » outrepasse toute métaphysique. Donc il faudrait, prenant conscience de la relativité historique d'une théologie eucharistique de la transsubstantiation, y renoncer (tout en la saluant de loin comme « légitime en son temps ») et tenter d'« inventer » une nouvelle théologie eucharistique, fondée sur une pensée philosophique plus moderne. Cette critique, faut-il le rappeler, s'appuie sur des considérations sommaires ou inexactes. Car enfin, substantia s'introduit en théologie eucharistique indépendamment de la lecture d'Aristote [[Outre la traduction de ousia (en Luc 15, 35-36) par substantia, qu'on songe à Fauste de Riez (452478), (Pseudo-saint Jérôme, Ep. XXXVIII, P.L. 30, 272b) : « Visibilis sacerdos visibiles creaturas in substantiam corporis et sanguinis sui, verbo suo secreta potestate convertit, ita dicens... » ; à la confession imposée par le 6e Concile de Rome, en 1079, à Bérenger : « ... Panem et vinum... substantialiter converti in veram et propriam ac vivificatricem carnem et sanguinem Jesu Christi... non tantum per signum et virtutem sacramenti sed in proprietate naturae et veritate substantiae » (Mansi, Collectio XX, 524 ; Denzinger, 355).]] ; transsubstantiatio n'est validé par le concile de Trente que comme un équivalent de la conversio, c'est-à-dire de la metabolè des Pères grecs [[Concile de Trente, Session 13, c. 4 (Denzinger, 877 et 884). Metabolé : Cyrille de Jérusalem, Catéchéses mystagogiques, IV, 2, et V, 7 (P.G. 33, 1097b et 1116a) ; Justin, Première Apologie, 66, 2 (P.G. 6, 429a), etc.]] ; loin que l'explication thomiste (qui, bien entendu, modifie beaucoup Aristote, puisqu'elle en inverse les termes, jusqu'à parler de permanence des accidents et de substitution de substances) ait été au fondement des textes dogmatiques, ceux-ci précèdent celle-là (transsubstantiare intervient dès 1202, et transsubstantiatio dès 1215) [[Respectivement la Lettre d'Innocent III à l'évêque de Lyon, 1202 (Denzinger, 414) ; 4e Concile du Latran, 1215 (Denzinger, 430 ; Mansi XXII. 982s).]] ou la corrigent (substituant les espèces aux accidents, lors du concile de Trente, etc.). L'équivalence de la doctrine tridentine avec la théologie thomiste ne va donc pas de soi [[Voir J.-R. Armogathe, Theologia Cartesiana, L'explication physique de l'Eucharistie chez Descartes. et dom Desgabets. La Haye, 1977, en particulier p. 6, 8, 11, 31-32, etc. — Il est capital de souligner, plus encore que ne le fait Armogathe, que saint Thomas et Duns Scot (a fortiori les Pères) ne proposent aucune explication ou « physique eucharistique », qui prétendrait reprendre le mystère du corps du Christ à l'intérieur d'un corpus théorique non-théologique. Ce pas sera franchi par Descartes et Leibniz. C'est pourquoi l'équivalence des logiques de l'Eucharistie que suppose J. Guitton (« Logique de l'Eucharistie », dans Communio, II, 5, septembre 1977, p. 56-60) semble discutable. Car il y a une évidente dénivellation, et un évident déplacement d'origine du discours : de la contemplation, il passe à l'explication.]]. Quant à reconnaître en cette dernière l'essentiel de la méta (p.52)physique d'Aristote, il faut aussi peu de sens philosophique que de sens théologique pour s'y risquer.

Pourtant, la critique ne désarmera pas. Il ne lui reste plus qu'à généraliser une critique que, dans le détail, elle ne peut assurer. Et l'on dira : même si la théologie de la transsubstantiation ne se réduit pas à tel thème importé de telle métaphysique, de toute façon, elle s'expose à un danger autrement grave. En effet, la transposition d'une substance en une autre (celle du pain en celle du corps du Christ) conduit à reconnaître les traits d'une personne sous les apparences (espèces) d'une substance ; la présence substantielle fixe et fige donc la personne en une chose disponible, permanente, maniable et circonscrite. D'où l'imposture d'une idolâtrie qui s'imagine honorer Dieu quand elle encense son dérisoire substitut, « mis en boîte » (réserve eucharistique), exhibé comme une attraction (salut du Saint-Sacrement), brandi comme un étendard (processions), etc. En ce sens, la profanation augmenterait avec l'affairement d'un culte trop évidemment « politique » : politique en ce sens profond que la communauté chercherait à mettre Dieu à sa disposition comme une chose, sa chose, pour y rassurer son identité, y affermir sa détermination. De ce Dieu fait chose, on n'attendrait justement que la présence réelle : présence réduite aux dimensions d'une chose, chose aussi disposée à « honorer de sa présence » les liturgies où la communauté célèbre sa propre puissance, que vidée de toute signification propre à contester, au nom de Dieu, l'auto-satisfaction collective [[La liturgie honorerait ainsi la présence eucharistique comme le Tiers-Etat honorait Louis XVI à la fête de la Fédération : le roi, muet, sanctionne de sa présence réelle une fraternité sûre d'elle-même. et qui, en l'acclamant, comprend qu'elle le tient en son pouvoir, qu'il ne vit que par elle. Ainsi Talleyrand pouvait-il seul y célébrer une eucharistie encore plus profane que profanée.]]. Présence réelle : « Dieu » fait chose, otage sans signification, puissant parce que muet, tutélaire parce que sans titulature, chose « dénuée de toute signification que de présence » (Mallarmé) [[S. Mallarmé, Igitur ou la folie d'Elbehnon, I, Le Minuit, OEuvres complètes, éd. Pléiade, Paris, 1945, p. 435. — On ne s'étonnera de voir ici Mallarmé cité, que si l'on sous-estime certain texte eucharistique, qui mériterait une lecture théologique approfondie : Catholicisme, dans Variations sur un sujet, loc. cit., p. 390-395, dont une séquence aussi remarquable que théologiquement juste. p. 394. — E. Pousset a dénoncé, en termes mesurés et précis, ce risque : « L'Eucharistie, présence réelle et transsubstantiation », dans Recherches de Sciences Religieuses, 1966, 2, en particulier p. 184, 210, etc.]]. CELUI qui prétend dépasser une métaphysique doit en produire une autre. Et celui qui prétend dépasser toute métaphysique risque le plus souvent d'en reprendre, sans en avoir nulle conscience, la caractéristique de fond. Ici même, il s'agirait de dépasser, avec la présence réelle, la réduction idolâtrique de Dieu à une chose muette, présence vainement impuissante. Cette opération se fait habituellement en mobilisant les modèles explicatifs de transsignification. Mais ceux-ci (p.53) restent neutres : ils peuvent parfaitement s'intégrer dans l'optique de la transsubstantiation, qui les leste pour ainsi dire de réalité, tandis qu'eux-mêmes lui donnent toute la dimension « existentielle » requise par le mystère de la charité [[Réintégrer transsignification et transfinalisation dans la transsubstantiation pour les y consolider, ce fut la tentative de J. de Baciocchi (« Présence eucharistique et Transsubstantiation », dans Irenikon, 1959 et L'Eucharistie, Tournai, 1964), E. Pousset (loc. cit.), et F.-X. Durrwell (L'Eucharistie, présence du Christ, Paris, 1971). Nous avions repris cette visée, dont l'évolution théologique récente a sans doute montré les limites, dans « Présence et distance », Résurrection, 43/44, Paris, 1974, p. 31-58.]]. Ces modèles ne comportent donc, pris dans leur usage légitime, aucune rupture avec le modèle précédent, au contraire. Quelle décision ou condition antérieure les rendra donc polémiques ? Le véritable débat porte à l'évidence sur la détermination des nouvelles significations et finalités, ou, plus exactement, sur l'instance qui les détermine. Ou bien c'est encore le Christ, le prêtre in persona Christi, qui donne à la communauté les nouvelles significations et finalités du pain et du vin, précisément parce que la communauté ne les produit pas, n'en dispose pas, ni ne les performe ; alors ce don sera accueilli comme tel par une communauté qui, le recevant, s'en trouvera nourrie et rassemblée. Ou bien, au contraire, il revient à la communauté, à partir des significations et finalités (« valeurs évangéliques », « valeurs humaines », etc.) dont les expériences (« luttes », « cheminements », « recherches », etc.) l'ont enrichie, d'instaurer la nouveauté liturgique du pain et du vin. Parmi ces significations et finalités, Dieu reconnaîtra les siennes ! Mais il se contentera de les y reconnaître, loin de prendre « d'en-haut » l'initiative de (se) consacrer en une chose distincte de la communauté. Pain et vin deviendront les médiations moins de la présence de Dieu dans la communauté, que de la prise de conscience de Dieu et d'elle-même d'une communauté qui « cherche le visage, le visage du Seigneur ». Et justement, au moment de communier, la communauté le cherche toujours, et n'en a rien trouvé de plus que ce que sa conscience collective, à un moment donné du « cheminement », a pu en conquérir [[On comprend alors pourquoi il devenait inévitable de célébrer des eucharisties sous condition : l'unanimité de la communauté n'est plus ici un fruit de la communion, mais, comme conscience collective de soi, sa condition. Toutes les « communautés de base » schismatiques, d'un bord ou de l'autre, ont ce trait commun : la célébration eucharistique reflète d'abord la détermination du groupe ; elle se célèbre contre un adversaire. Le prurit politique ne pourrit pas certaines eucharisties : c'est, au contraire, une théologie faussée de l'eucharistie qui livre ces communautés au prurit politique. — Qu'on puisse prier contre (malgré le non-sens théologique de l'expression), c'est ce qu'entreprend certaine des « prières eucharistiques » réunies par H. Oosterhuis (dans Autour de la table, tr. fr., Paris, 1974, p. 109). Qu'on y dise : « Nous te prions contre nous-mêmes / contre notre préférence de ne pas savoir / contre la paresse de notre politique économique... », cela ne diminue pas l'agressivité de la demande, mais au contraire la renforce, en intériorisant la mise en accusation. Voir R. Brague, « Si ce n'est ton frère, c'est donc toi », Communio, II, 4, p. 73-80.]]. La présence ne se mesure plus à la démesure d'un don irréductiblement autre, jusqu'à prendre l'apparence corporellement distincte d'une chose irrémédiable. Sans doute demeure une présence irrémédiable du Christ, mais elle se déplace de la chose à la communauté : « Il faut passer de Jésus présent dans l'hostie à Jésus présent à un peuple dont l'action eucharistique manifeste sous forme sacramentelle la réalité ». « Le cœur de ce mystère, c'est que la (p.54)communion avec Dieu passe par la communion des hommes entre eux. C'est pour cela que le signe de la communion avec Dieu est le partage entre les hommes... Il ne faut pas oublier que l'eucharistie, c'est avant tout un repas dont le partage est le signe de la communion de ceux qui y participent. Et la communion de ceux qui la partagent est à son tour le signe de la communion avec Dieu. C'est comme un ricochet : il y a une réalité qui est le signe de quelque chose qui, à son tour, est le signe de quelque chose d'autre » [[Respectivement, L. Charlot, « Jésus est-il dans l'hostie ? », dans Foi à l'épreuve, n° 5, C.R.E.R., Angers, 1977. p. 20, et B. Besret, De commencement en commencement, Itinéraire d'une déviance, Paris, Seuil, 1976. p. 176 et 179. Malgré l'écriture rude en même temps que floue, on aura reconnu, dans ce texte, la doctrine de res/sacramentum, strictement inversée : les espèces sont res, la communion sacramentelle est res sacramentum, la communion à Dieu (et non au Christ, détail d'importance 1), sacramentum tantum. Et aussi, le corps qui est l'Église (ici, la communauté déviante) donne consistance, par le corps sacramentel, au corps glorieux (et donc historiquement ressuscité) : reprise; inversée, de la doctrine du corpus trijàrme. — A un tout autre niveau de sérieux et de compétence, C. Duquoc : « La notion de présence risque d'évacuer le substrat humain en lequel elle se réalise : le repas ou le pain partagé », dans Revue des Sciences philosophiques et théologiques, Paris, 1969/3, p. 427. Mais justement : a) S'agit-il d'un substrat humain ? Ne s'agit-il pas, plus encore que du repas ou du pain partagé, du don du Christ, libre et indépendant de nos substrats ? b) S'agit-il d'ailleurs d'un substrat ? Présence et substrat (substratum, hupokeimenon) ne coïncident-ils pas parfois même dès Aristote. en ,sorte que de l'un à l'autre, il n'y ait aucune progression, mais bien stricte équivalence ? Voir R. Boehm, La Métaphysique d'Aristote. Le Fondamental et l'Essentiel, Paris, 1976 (tr. fr. ; éd. originale La Haye, 1965).]]. On remarque aussitôt un point capital. La théologie de la transsubstantiation a beau avoir été récusée, et, avec elle, la présence réelle, la notion même de présence demeure à l'oeuvre. Elle se déplace seulement de la « chose » eucharistique (présence réelle) à la communauté, ou, plus exactement, la conscience présente du moi collectif se substitue à la concentration du présent de Dieu sous les espèces d'une chose.

IL y a plus : cette substitution ne marque pas tant une équivalence de la présence, ou dans la présence, qu'elle n'accentue le rôle du présent comme l'unique horizon pour le don eucharistique : la présence, qu'aucune chose ne vient ici rendre réelle, ne demeure plus distincte de la conscience collective, mais coïncide strictement avec elle, donc aussi longtemps que, dans cette conscience, perdure la présence. Ou encore : la présence ne vaut qu'au présent, et au présent de la conscience communautaire. La présence — cessant de s'appuyer sur une res — dépend dès lors toute entière de la prise de la conscience qu'en prend, ici et maintenant, la communion communautaire. C'est pourquoi disparaît toute médiation sensible : le pain et le vin servent de simple support sensible à un processus tout intellectuel ou représentatif — la prise de conscience collective de la communauté par elle-même. Le souci du « concret » conduit, comme souvent, à un intellectualisme gnostique qui disqualifie, en fait, toute liturgie : la prière consécratoire (le canon) devient, à la limite, aussi inutile que sa performance par le tenant-lieu du Christ (p.55) (le prêtre) : un geste ou un regard, pourvu qu'il permette la prise de conscience communautaire, suffit [[Voir B. Besret, op. cit., p. 46.]]. La conscience immédiate du moi collectif produit donc le début de la présence de Dieu à la communauté. Le présent (humain et représentatif) commande le futur de la présence divine. Parallèlement, la présence disparaît aussitôt que se définit la conscience du moi collectif : l'insistance avec laquelle pn rappelle que les espèces ne sont, finalement, que des « restes », que la réserve eucharistique n'a pas ou peu de justification théologique, voire que l'on peut jeter ou brûler [[Voir B. Besret, op. cit., p. 182-183. — Avec l'oubli ou la fin de l'attente (disparition subjective du présent dans la conscience immédiate), prend fin la réalité de la présence eucharistique dans les espèces. Non qu'il n'y ait pas du tout de présence, mais elle demeure soumise à la conscience priante ; et ce n'est pas un hasard que B. Besret parle de briller le pain non consommé après « consécration » : l'icône, qui ne comporte aucune présence substantielle (mais seulement hypostatique ; voir M.-H. Congourdeau, « L'outil théologique », dans Communio. II, 5, p. 89-96) pouvait être brûlée quand le support physique (le bois) se défaisait ou se décomposait. Le pain consacré joue ici le rôle du bois peint de l'icône, ni moins, ni plus. La confusion des deux présences, hypostatique (icône) ou substantielle (eucharistie), ou bien assimile l'icône à l'eucharistie (iconoclasme ; voir Ch. von Schônborn, L'icône du Christ, Fribourg, 1976, en particulier p. 223-226), ou bien réduit l'eucharistie à l'icône (déviances contemporaines, idolâtrie du sens) ; dans les deux cas, fait défaut une correcte compréhension de. l'incarnation. (Voir M.-H. Congourdeau, loc. cit.)— Remarquons enfin que l'interprétation réductionniste et déviante du présent eucharistique (Besret, Charlot. « Catéchisme hollandais », etc.) donne à celui-ci la fonction qui revenait, dans la foi des anciens temps. au pain bénit : offert par un membre de la communauté, ce sacramental, béni avant la consécration, était distribué à tous en signe de l'union de la communauté avec elle-même, sans remplacer ni concurrencer le don eucharistique. Qu'on rétablisse cette pieuse coutume, si cela doit éviter d'y réduire la conversio realis du Pain et du Vin ! conversio realis du Pain et du Vin !]] le pain consacré, etc., témoigne à l'évidence que nulle chose ne suffit à maintenir la présence, une fois disparue l'attention consciente. La conscience immédiate du moi collectif provoque donc la fin de la présence de Dieu à la communauté. Le présent (humain et représentatif) décide du passage au passé de la présence divine.

La conscience et l'immédiat

Une double dépendance affecte dès lors la présence eucharistique : parce que le don de Dieu dépend de la conscience humaine, et que celle-ci pense le temps à partir du présent, le don de Dieu dépend encore du présent de la conscience — de l'attention. La présence eucharistique se mesure à ce que l'attention de la communauté humaine lui accorde présentement. Il s'agit d'une parfaite inversion (perversion ?) de l'adoration perpétuelle. Loin, en effet, que la présence eucharistique ne cesse de susciter l'attention d'hommes qui s'extasient hors de leur disponibilité du moment présent, pour s'outrepasser vers le passé et le futur, et tisser, sans fin ni commencement, une perpétuité d'attention au don eucharistique où rayonne la présence de l'Alpha et de l'Omega, ici, au contraire, la conscience présente croit régir toute présence eucharistique offerte à la communauté. Les intermittences de l'attention provoquent l'intérim de la présence.' L'adoration devient dès lors aussi impossible que la perpétuité : chacun sait qu'un groupe ne peut pas concentrer long (p.56) temps son attention, d'autant plus qu'ici nul objet extérieur ne capte ni ne suscite l'attention. Il ne s'agit pas de s'adorer perpétuellement, mais de prendre conscience de soi (« élever le niveau de conscience du groupe »). Mais, disait Descartes, le cogito ne dure que d'instants en instants, et il n'est même pas utile d'y consacrer plus de quelques heures par an. Pour le cogito collectif, il en sera de même : pas de perpétuité, mais des prises de conscience selon les besoins et les occasions. L'attention de la conscience humaine et collective mesure la présence eucharistique à partir du présent qui, ici et maintenant, domine, organise et définit la conception vulgaire du temps.

Ayant ainsi défini, en ses traits caractéristiques, la conception qui prétendait récuser une idolâtrie — supposée — dans la théologie de la transsubstantiation, nous pouvons lui retourner la question qu'elle-même posait : le danger d'un abord idolâtrique de la présence eucharistique se trouve-t-il maintenant écarté ? A l'évidence, loin de disparaître, l'idolâtrie y connaît son triomphe, et d'autant plus qu'elle se dédouble. — L'idolâtrie dont on accusait, à tort, la théologie de la transsubstantiation portait sur la chosification de la présence eucharistique : Dieu y deviendrait une idole, au sens strict d'une représentation matérielle, inerte et disponible. Ne critiquons pas, pour l'instant, cette sommaire critique. Remarquons seulement que la chose a au moins un immense avantage sur la conscience immédiate de (et comme) présence : elle existe, c'est-à-dire se pose hors des intermittences de l'attention, et médiatise le rapport de la conscience à la présence. En prenant conscience de la chose où prend corps la présence eucharistique, la communauté croyante ne prend pas conscience d'elle-même, mais d'un autre, de l'Autre par excellence. Elle évite ainsi — même au risque d'une éventuelle idolâtrie matérielle — l'idôlatrie, suprême aussi bien que subtilement dissimulée, l'idolâtrie spirituelle où la conscience devient à elle-même l'idole du Christ. En effet, la conscience communautaire, si elle « réalise » ce qui l'anime, devient la seule véritable présence « réelle », sans qu'aucune chose ne doive plus médiatiser son rapport à la présence eucharistique. C'est donc immédiatement que la conscience se prétend présence du Christ : l'idole ne tient plus à une représentation quelconque, mais à la conscience représentative de soi. Ainsi s'abolit tout écart entre la conscience de soi et la conscience/connaissance du Christ parmi nous, entre la révélation et la manifestation. L'absence d'un objet représenté n'élimine donc pas l'idolâtrie, mais instaure la prise de conscience immédiate de la présence eucharistique comme l'idole indépassable.

 

HEGEL voyait précisément dans cette conscience eucharistique sans médiation réelle la grande supériorité du luthéranisme sur le catholicisme. Rien mieux que son reproche ne peut nous faire comprendre, a contrario, comment la présence réelle (cautionnée par une chose indépendante de la conscience) évite seule la plus haute idolâtrie (p.57):

« Dans la religion catholique, cet esprit (c'est-à-dire Dieu) se trouve opposé et figé dans l'errectivité en face de l'esprit conscient de soi. Dieu se présente d'abord à l'adoration religieuse comme une chose extérieure, dans l'hostie ; alors qu'au contraire, dans l'église luthérienne, ce n'est jamais qu'au moment de la consommation, c'est-à-dire de la négation de son extériorité, et dans la foi, c'est-à-dire pour l'esprit qui a, aussi, librement conscience de lui-même, que l'hostie est consacrée, puis élevée vers le Dieu présent [[F. Hegel. Encyclopédie, paragraphe 552. En remplacement de l'hostie catholique, la moralité deviendra la plus haute présence divine, mais comprise au présent de la conscience : « La moralité objective (Sittlichkeit) est l'esprit divin, en tant qu'il habite la conscience de soi prise en sa présence effective (wirklicher Gegenwart), comme conscience de la collectivité et des individus la composant » (Ibid.). Il faudrait donner à ce texte tous les parallèles hégéliens qui en font beaucoup plus qu'une incidente. Dans les Leçons sur la Philosophie de l'Histoire (IV. 11.1). Hegel note que l'hostie interdit que « la présence du Christ soit essentiellement établie dans la représentation et dans l'esprit » ! Jubilhumausgabe, vol. 11, S. 480), et que « pour le catholique, le processus n'a pas lieu dans l'esprit. mais par l'intermédiaire de la choséité qui le médiatise » (Ibid.). De même, dans les Leçons sur la Philosophie de la Religion (III, 11, 3), il souligne remarquablement que « cette extériorité est le fondement de toute la religion catholique » (vol. 16, S. 339). Voir aussi les Leçons sur l'Histoire de la Philosophie (III. ll. 11. B ; vol. 19. S. 146). Cet écart, critiqué par Hegel au profit du luthéranisme. et en vue du savoir absolu, il est parfaitement exact le catholicisme tente de le préserver. C'est ce que nous tentons de cerner sous le nom de « distance ».]]. Ce que l'hostie consacrée impose, ou plutôt permet, c'est l'extériorité irréductible du présent que le Christ nous fait de lui-même dans cette chose qui lui devient corps sacramentel. Que cette extériorité, loin d'interdire l'intimité, la rende possible en lui évitant de sombrer dans l'idolâtrie, ne peuvent le méconnaître que ceux qui ne se sont pas ouverts à la distance. Seule la distance, en maintenant un écart distinct des termes (des personnes), rend possible la communion, et médiatise immédiatement la relation. Ici encore, entre l'idole et la distance, il faut choisir.

L'Eucharistie soumise à la métaphysique

2 MAIS l'idôlatrie, ici, ne s'épuise pas avec cette première insufisance. En effet, la réduction de la présence eucharistique à la conscience immédiate qu'en prend la conscience (communautaire) ne joue sa fonction réductrice qu'autant que la conscience elle-même se saisit comme une présence à soi de la pensée. Ou mieux, comme une pensée au présent, qui mesure le futur et le passé de la présence — et de la présence eucharistique en particulier — à partir du temps présent, du temps comme présent. La présence eucharistique ne vaut ici qu'aussi longtemps que le présent de la conscience la mesure et lui départit le présent à partir de la conscience du présent. Mais, penser le temps à partir du présent, c'est l'office, l'enjeu et la caractéristique non de telle ou telle métaphysique, mais de la métaphysique dans son ensemble, d'Aristote à Hegel (et Nietzsche) — si du moins l'on admet la pensée initiale de Heidegger, c'est-à-dire si l'on y accède. Selon Sein und Zeit, en effet, la métaphysique (p.58) déploie un « concept vulgaire du temps », dont la formulation inaugurale-ment aristotélicienne se retrouve, termes à termes, chez Hegel [[ Sein und Zeit, paragraphes 81-82, dont la célèbre note 1, S. 432-433, mais auparavant les paragraphes 6 et 65. — Ce n'est évidemment point un hasard si Hegel achève la conception métaphysique (« vulgaire ») du temps et récuse la présence réelle catholique : cette présence, à distance de la conscience (de soi et du temps), disqualifie par son indépendance et sa grande perpétuité les deux caractères fondamentaux du « concept vulgaire du temps » : le primat de l'ici et maintenant, la réduction du temps à la perception qu'en éprouve la conscience.]]. Le temps s'y déploie au bénéfice et à partir du présent, lui-même compris comme l'ici et maintenant dont la conscience s'assure ou, plutôt, par où la conscience s'assure de l'étant. Car, par la métaphysique, l'étant ne se déploie dans son Etre qu'autant que dure, dans le présent, sa disponibilité maniable et assurée. La présence disponible au présent — comme l'ici et maintenant — garantit la permanence où l'esprit garde barre sur l'étant. Le présent non seulement détermine le seul mode visible, assuré, mesurable du temps, mais, par là, livre à disposition de la conscience chaque étant qui, ainsi, lui peut devenir objet. Le présent assure une possession objective de ce qui est (au) présent. Cette surdétermination ontologique d'un primat du présent conduit à une double réduction du futur et du passé : l'un finit et l'autre commence dès que le présent commence ou finit. Leurs temporalités respectives ne comptent que comme négativement, comme un double non-présent, voire un double non-temps. Surtout, cette définition négative leur interdit de produire l'emprise disponible et assurée sur l'étant que seul confère le présent. — Il paraît à l'évidence que jamais la présence eucharistique ne se trouve autant soumise à la métaphysique que dans la conception qui critique comme métaphysique la théologie de la transsubstantiation : le primat du présent (comme l'ici et maintenant d'une disponibilité ontique) et celui de la conscience humaine du temps y jouent à nu et à plein. Les normes que la métaphysique impose à tout étant, à partir de sa conception du temps, s'exercent ainsi jusque sur la présence eucharistique, sans exception ni accommodement. L'idolâtrie trouve son achèvement métaphysique dans l'entreprise même qui prétendait critiquer une théologie eucharistique apparemment métaphysicienne. Ce qui prouve, une fois encore, qu'il ne suffit pas, même en théologie, pour dépasser la métaphysique, de l'oublier ou de l'ignorer.

Le présent donné

Il reste donc à tenter de penser la présence eucharistique sans céder à l'idolâtrie — que ce soit celle, supposée, de la chose transsubstantiée, celle, évidente, de la conscience de soi (collective), ou celle, métaphysique, du « concept vulgaire du temps ». S'agit-il pour autant de reprendre le slogan d'une « théologie sans métaphysique » ? Evidemment non, car le dépassement de la métaphysique, outre que loin d'impliquer le moindre mépris de la pensée conceptuelle, il en redouble l'exigence, ne relève (p.59) pas de la théologie, mais de la seule pensée philosophique, à condition qu'elle accède à l'essence non-métaphysique de la métaphysique. Notre tâche reste ici théologique. Elle revient à une question précise : la présence eucharistique du Christ comme pain et vin consacrés peut-elle déterminer à partir d'elle-même et d'elle seule les conditions de sa réalité, les dimensions de sa temporalité et les dispositions de son accès [[Il ne faut ni majorer, ni minimiser que Heidegger ait commencé à envisager une alternative au « concept vulgaire du temps », après la lecture privilégiée des Epîtres de saint Paul, particulièrement de I Thessaloniciens 4 et 5 et de 2 Corinthiens 12, I -10. Voir O. Poeggeler, La pensée de Heidegger. Paris, 1967, p. 43s (tr. fr.), citant un cours encore inédit de 1921-1922. On consultera avec profit la mise au point théologique, mesurée et respectueuse, de K. Lehmann. « Christliche Geschichtserfahrung und ontologische Frage helm jungen Heidegger », dans Philosophisches Jahrhuch der Gürresgesellsehall, 1966, 74/ I , p. 126-153.]] ? La présence eucharistique suffit-elle à sa propre compréhension ? Et, premièrement, de quelle présence s'agit-il ? Non d'abord d'une temporalisation privilégiée du temps (l'ici et maintenant du présent), mais du présent, c'est-à-dire du don. La présence eucharistique doit s'entendre à partir certes du présent, mais le présent doit s'entendre d'abord comme un don qui se donne. Il faut mesurer les dimensions de la présence eucharistique à l'ampleur de ce don. La principale défaillance des interprétations réductionnistes tient précisément à leur traitement exclusivement anthropologique, c'est-à-dire métaphysique, de l'eucharistie. Elles n'entreprennent jamais de penser la présence à partir du don qui, théologiquement, la constitue au présent. Car les dimensions du don peuvent se terminer, au moins en esquisse, selon une approche strictement théologique. La rigueur du don doit commander les dimensions de la temporalité où le présent se fait. don. Or il se trouve que le don eucharistique, que le Christ fait de lui-même sous les espèces du Pain et du Vin consacrés, comporte les termes fondamentaux d'une temporalité du don. Cette temporalité ne s'y ajoute point par l'artifice d'un zèle indiscrètement apologétique. Elle sourd des analyses les plus concrètes que l'exégèse nous peut donner. Le présent du don eucharistique ne se temporalise point à partir de l'ici et maintenant, mais comme mémorial (temporalisation à partir du passé), puis comme annonce eschatologique (temporalisation à partir du futur), enfin, et enfin seulement, comme quotidienneté et viatique (temporalisation à partir du présent). Au contraire du concept métaphysique du temps, le présent ne commande pas ici l'analyse de la temporalité dans son ensemble, mais en résulte. Ce renversement, qu'il nous reste à retracer, implique qu'on entendra la présence eucharistique moins à la façon d'une permanence disponible que d'une nouvelle manière d'advenue.

Pour une temporalité proprement christique. Le mémorial.

Temporalisation à partir du passé : si l'Eucharistie chrétienne reprend de la bénédiction juive le mémorial, ce n'est pas pour appeler à la mémoire (p.60) subjective de la communauté un fait passé, qui se définirait par sa non-présence, par la cessation de la présence en ce qui le concerne [[Voir J. Jeremias, La dernière cène, les Paroles de Jésus, Paris, 1972 (tr. fr.), p. 283-304 ; L. Bouyer, Eucharistie, Paris, 1966, p. 87-88, 107, etc, et Le Fils éternel, Paris, 1973, p. 140-152. A l'inverse, l'Introduction à la foi chrétienne (« Catéchisme hollandais »), Paris, 1968 : «... la raison essentielle pour laquelle l'Église fait elle-même ce que fit le Seigneur. Elle le fait en souvenir de Lui, pour penser à Lui » (p. 429) et B. Besret, op. cit., p. 50. Au contraire, le Mémorial de Pascal obéit spontanément aux exigences théologiques : certes, Pascal le garde toujours sur soi, « pour conserver le souvenir d'une chose qu'il voulait toujours présente à ses yeux et à son esprit » (Note du P. Guerrier, dans le 3e recueil, cité dans Pascal, Œuvres complètes, éd. L. Lafuma, Paris, 1963, p. 618) ; mais cette mémoire subjective concerne un fait de salut (l'union à Dieu qui l'atteint au milieu même de la séparation) absolument réel, qui détermine radicalement l'instant présent de la remémoration (le « petit parchemin » maintient en fidélité), et vise un achèvement éternel : « Eternellement en joie pour un jour d'exercice sur la terre. Non obliviscar sermons tuos. Amen ». On pourrait trouver une définition du mémorial tel qu'il culmine avec le présent eucharistique, dans l'approche pascalienne de l'espérance, c'est-à-dire de la temporalité chrétienne : « L'espérance que les chrétiens ont de posséder un bien infini est mêlée de jouissance effective aussi bien que de crainte, car ce n'est pas comme ceux qui espéraient un royaume dont ils n'auraient rien étant sujets, mais ils espèrent la sainteté, l'exemption de l'injustice, et ils en ont quelque chose » (Pensées, éd. Brunschwig, 540).]]. Il ne s'agit point de commémorer un mort, pour lui éviter la seconde mort de l'oubli. Dans ce cas, le passé reste encore radicalement pensé en vue du présent (maintenir une présence de second ordre, l'immortalité dans le souvenir des hommes : idolâtrie par la conscience collective), et à partir de lui (comme une non-présence dans l'ici et maintenant). Il s'agit de faire appel, au nom d'un, vénement passé, à Dieu, pour qu'il sé souvienne d'un engagement (une alliance) qui détermine l'instant présentement donné à la communauté croyante. Que ce soit la traversée de la Mer Rouge ou la conquête de la Terre Promise, « le mémorial de nos pères, le mémorial de Jérusalem..., le mémorial du Messie, fils de David ton serviteur, et le mémorial de ton peuple ».[[Prière juive du soir de la Pâque, citée par J. Jeremias, loc. cit., p. 300-301, et L. Bouyer, loc. cit., p. 87, d'après B. Italiener, A. Freimann, A.L. Mayer, A. Schmidt, Die Darmsttïdter PassachHaggadah. Leipzig, 1928, fol. 326-33a.]], l'événement est moins un fait passé, qu'un gage donné dans le passé pour, aujourd'hui encore, en appeler à un avenir — une advenue, celle du Messie — qui ne cesse de régir de fond en comble cet aujourd'hui. L'Eucharistie chrétienne ne rappelle pas au souvenir la mort et la Résurrection du Christ — serions-nous « chrétiens », si nous les avions oubliés ? — ; elle s'appuie sur un événement dont la réalité passée n'a pas disparu de nos jours (l'Ascension fait intrinsèquement partie de la mort et de la Résurrection), pour demander avec instance — l'impatience eschatologique — que le Christ revienne, c'est-à-dire que sa présence régisse aussi bien le futur qu'elle s'enracine dans le passé. Loin donc que le passé se définisse comme un non-présent, ou comme une effectivité révolue, il commande de sa « donne » irréductiblement antérieure et définitivement accomplie un aujourd'hui qui, sans lui, resterait insignifiant, indifférent, en un mot nul et non avenu — irréel. Le mémorial fait du passé une réalité décisive pour le présent, parce que « si le Christ n'est pas ressuscité, notre foi est vaine, et vous êtes encore présentement (éti) dans vos péchés... Car si (p.61) c'est seulement pour cette vie-ci (présente, tautê) que nous espérons dans le Christ, nous sommes les hommes les plus misérables de tous » (1 Corinthiens 15, 17-18). Le présent n'oppose plus sa suffisance claire et consciente face à un passé immémorial. C'est le mémorial qui, depuis un événement réel au passé, rend tenable l'aujourd'hui. Le passé détermine la réalité du présent. Ou mieux, le présent s'entend comme un aujourd'hui à qui seul le mémorial, comme un gage effectif, donne sens et réalité.

L'épectase

Aussitôt, on voit comment la temporalisation de l'aujourd'hui, par son passé, renvoie intimement à une temporalisation encore plus essentielle — par le futur. Car le mémorial ne vaut lui-même que comme un appui pour que la prière puisse implorer du Père l'innovation et l'achèvement d'une advenue eschatologique. Le mémorial vise la Parousie : « Vous ferez ceci pour faire mémoire à mon propre propos » (Luc 22, 17), « jusqu'à ce qu'il vienne » (1 Corinthiens 11, 26). Il ne s'agit d'ailleurs pas là seulement d'un délai futur qui se dévoilerait en attendant que (re-) vienne le Christ, mais bien — comme en conviennent les exégètes — d'un appel qui demande et, en un sens, hâte le retour du Christ : « ... afin qu'il revienne », devrait-on presque traduire [[Voir J. Jeremias, loc. cit., p. 301-305.]]. La présence à venir ne délimite pas l'horizon d'une simple possibilité, utopie tangentielle ou terme historique, comme s'il s'agissait d'une simple non-présence qu'il resterait à mener, finalement, à la présence. Au contraire, c'est sur le mode même de l'advenue que le futur détermine la réalité du présent. Le don eucharistique s'appuie, pour ainsi dire, sur la tension qui le soulève depuis et pour le futur. Le futur, en tant que futur, gouverne, traverse et polarise le don eucharistique, lui aussi « tendu (epekteinomenos) vers ce qui lui arrive » (Philippiens 3, 13). Le gage, que met en œuvre le mémorial, anticipe maintenant sur le futur, en sorte que le présent soit lui-même tout entier reçu comme cette anticipation vécue concrètement. L'épectase eschatologique qui temporalise le présent eucharistique par le futur s'énonce de multiples manières dans la tradition chrétienne. On dira que l'Eucharistie constitue la première parcelle de la création nouvelle, le pignus (gage) que le Christ nous en donne par son corps ressuscité sacramentellement présent [[Jean Damascène : « Ce pain offre les prémices du pain à venir, qui est epiousion. Epiousion veut dire soit ce qui est à venir, le temps à venir, soit ce que nous ferons pour sauvegarder notre être » (De la Foi orthodoxe, IV, 13 ; voir tr. fr. par E. Ponsoye, Paris, 1966, p. 1975). Récemment, G. Martelet a développé ce thème avec vigueur et rigueur dans Résurrection, Eucharistie, Genèse de l'homme, Paris, 1972.]]. On dira encore que l'Eucharistie, corps du Vivant par excellence, introduit à la vie éternelle, puisqu'elle « est le remède d'immortalité, l'antidote qui nous épargne de mourir, (p.62) nous fait vivre dans le Christ Jésus en tout » [[Ignace d'Antioche, Ephésiens 20, 2.]]. On peut dire aussi que, dans l'Eucharistie, nous nous trouvons nous-mêmes en figure : l'opinion suppose tout naturellement qu'il manque quelque chose à l'Eucharistie pour manifester la présence corporelle du Christ, que l'évidence se dissimule à des regards avides ou curieux ; elle envisage, espère ou s'imagine des « miracles eucharistiques » ; en fait, c'est plutôt le don absolu dont la perfection anticipe sur notre mode de présence, qui surpasse notre attention, éblouit notre regard et décourage notre lucidité. L'Eucharistie anticipe sur ce que nous serons, verrons, aimerons :figura nostra, la figure de ce que nous serons, mais surtout nous-mêmes, face au don que nous ne pouvons pas encore accueillir, tel, au sens strict, que nous ne pouvons 'pas encore nous le figurer. Ainsi, « quelquefois l'avenir habite en nous sans que nous le sachions » (Proust) [[M. Proust, A la recherche du temps perdu, éd. Pléiade, t. 2, Paris, 1954, p. 639.]].

Le quotidien

Le mémorial et l'épectase traversent donc, de part en part, le présent. Loin qu'ils se définissent comme deux absences ou défaillances de l'ici et maintenant, leurs deux temporalisations absolument originaires déterminent, en tant que telles, ce simple entre-deux que nous privilégions d'habitude sous le nom de présent. Dès lors, au juste, qu'en est-il du présent ? L'exigence initiale — penser la présence comme un présent, et le présent comme un don — trouve maintenant un contenu infiniment plus concret. La présence doit se recevoir comme le présent, c'est-à-dire comme le don que gouvernent le mémorial et l'épectase. Chaque instant du présent doit nous advenir comme un don : le jour, l'heure, l'instant nous sont départis par charité. Il en serait du temps présent (don donné) comme de la manne : il faut le recueillir chaque jour, sans jamais pouvoir en faire provision, ni l'amasser jusqu'à se dispenser de le recevoir comme un don. La manne du temps aussi nous est quotidienne. « Le temps est d'une précision littérale et tout miséricordieux » (Hölderlin) [[Hölderlin, Lettre à sa mère, n° 307, G.S.A., 6, 1 S. 467 ; tr. fr. dans Œuvres, éd. Pléiade, Paris, 1967, p. 1062.]]. Si le chrétien nomme son pain le « pain quotidien », c'est d'abord parce qu'il reçoit le quotidien lui-même comme un pain, une nourriture dont nulle réserve n'épargnera de la recevoir, chaque jour, comme un don. La quotidienneté du pain donné à chaque instant, d'un don qui le rend (un) présent, culmine dans la demande du Pater : « Donne-nous aujourd'hui même notre pain quotidien », notre pain de ce jour et que ce jour seul peut nous donner, en même temps que ce jour même nous est donné. La quotidienneté du pain le constitue comme un don définitivement provisoire, toujours à répéter et reprendre ; elle garantit contre toute (p.63) prise de possession du présent : « ... renfermant ce pain réellement à un seul jour, afin que, à cause de celui qui nous a révélé cette prière, nous n'ayons pas l'audace d'étendre notre demande à un second jour » (Maxime le Confesseur) [[Maxime le Confesseur, Expositio Orationis Dominicae, P.G. 90, 900 c-d.]]. Du temps au présent, on peut bien dire qu'il faut le recevoir comme un présent, c'est-à-dire un don. Mais cela implique que le présent du Pain consacré soit lui-même reçu comme le don, à chaque instant, de l'union au Christ ([[Saint Cyprien : « Et c'est pourquoi nous demandons que nous soit donné chaque jour notre pain, c'est-à-dire le Christ, afin que, nous qui vivons du Christ et demeurons en Lui, nous ne régressions pas loin de sa sanctification et de son corps » (Dedominica oratione, XVIII. P.L. 4, 531a).]].

 

LE présent eucharistique nous advient, à chaque instant, comme le don de cet instant même, et, en lui, du corps du Christ auquel il faut s'incorporer. Le présent temporel devant lequel dure le présent eucharistique lui ressemble : comme une gloire nimbe une apparition icônique, le temps se fait don présent pour nous y laisser recevoir le présent eucharistiquement donné. Le temps et le présent eucharistique ne durent en une apparente continuité, qu'autant qu'à notre regard myope se confondent les instants donnés et les dons instantanés. Ou plutôt, si le Pain et le Vin consacrés nous semblent emprunter leur indiscutable permanence à un présent permanent (sur le modèle de l'ici et maintenant), c'est que notre charité n'a pas assez de lucidité pour déconstruire ce présent subsistant en un don présent, sans cesse abandonné et repris, transi et fondé, jeté et projeté entre le mémorial (temporalisation par le passé) et l'épectase (temporalisation par le futur). Le présent eucharistique organise ainsi en lui, comme condition de sa réception, la temporalité proprement chrétienne, et ceci parce que le don eucharistique constitue le paradigme ultime de tout présent. — Cette interprétation suppose une dépossession de l'ici et maintenant, donc une critique de son primat dans le « concept vulgaire du temps ». Cette critique repose à son tour sur la réinterprétation du présent à partir du mémorial qui le donne comme un gage, et de l'appel eschatologique qui en provoque l'accomplissement. Plus, l'importance du mémorial qui rend le temps présent (donné) toujours antérieur à lui-même dépend de l'irrépressible épectase eschatologique : si l'on veut,, la temporalisation par le futur détermine tout, ici aussi [[Voir M. Heidegger, Sein und Zeit, paragraphe 65 : « Le phénomène primordial de la temporalité originelle et authentique est le futur ». Nous ne prétendons évidemment pas soutenir ici le moindre concordisme. Reste que ce n'est sans doute pas par un hasard insignifiant que la théologie catholique du présent eucharistique soit amenée, dans sa rupture avec la conception métaphysique du temps, à emprunter un chemin non inconnu à la « destruction de l'histoire de l'ontologie ». Mais l'influence n'est peut-être pas celle que l'on pense. Voir la note 15.]]. Temporalité où le présent, toujours déjà antérieur à, et anticipation sur lui-même, se reçoit pour autant que le (p.64) passé et le futur, au nom de l'Alpha et de l'Omega, le donnent. Ce qui veut dire : ce qu'on nomme (et critique à tort) sous le nom de « présence réelle », sombre dans l'idolâtrie métaphysique de l'ici et maintenant, ou bien doit se recevoir selon la temporalité proprement chrétienne.

L'engagement de la charité

3L'ÉCART entre cette exigence et notre abord spontanément idolâtrique peut-il se combler ? Dans un tel effort, la théologie de la transsubstantiation mérite-t-elle une attention privilégiée ? La première question trouvera un commencement de réponse si la prière peut transformer notre abord du présent eucharistique. Mais, avant d'esquisser en quel sens cela pourrait se réaliser, il faut satisfaire à une condition préalable : je ne puis transformer mon abord du présent eucharistique — et me modeler sur ses dimensions — que si le présent eucharistique lui-même se distingue de moi, et de la conscience que je prends de moi (que nous prenons de nous) à son occasion. Il faut admettre une distance pour que l'autre y déploie les conditions de mon union à lui. Or la théologie de la transsubstantiation offre seule la possibilité de la distance, puisqu'elle sépare strictement ma conscience de Celui qui la convoque. Dans la distance ainsi ménagée [[Nous entendons ici la distance au sens où nous l'avons thématisée dans L'idole et la distance. Paris, 1977, particulièrement p. 225-258. La théologie eucharistique nous semble (comme aussi celle des deux volontés du Christ) l'un des lieux privilégiés pour aborder la distance comme rigoureuse, contraignante et quasi expérimentale.]], l'Autre convoque, depuis son corps sacramentel irrémédiablement concret, mon attention et ma prière. La réponse à la première question suppose ainsi la seconde, tranchée au profit de la théologie de la transsubstantiation. Reste, pour avancer, à mieux comprendre l'aporie et, en un sens, à la construire. Le présent eucharistique persiste, selon la théologie de la transsubstantiation, au-delà de notre attention consciente, et pourtant cette persistance ne ressortit pas à l'interprétation du temps selon le primat (métaphysique) de l'ici et maintenant. Il faudrait donc concevoir l'irréductibilité factuelle — ce pain et ce vin comme Corps et Sang —, sans pour autant recourir à la perdurance du présent. Se trouverait-il comme une déduction (au sens kantien) de la persistance eucharistique à partir de la logique de la charité (donc de la Croix), sans emprunt ni détour ? Peut-être. Esquissons-la en trois temps.

 

PREMIÈREMENT, si le Corps et le Sang persistent dans une altérité qui va jusqu'aux espèces et à l'aspect du pain et du vin, ce n'est point pour assurer une permanence (idolâtrique et impérialiste) — Dieu n'« assure pas la permanence », même celle de l'Histoire —, (p.65) c'est pour continuer à se donner sans retour. Le Fils n'a pris corps de l'humanité que pour lui jouer humainement le jeu trinitaire de l'amour ; pour cela aussi, il a aimé « jusqu'au bout » (Jean 13, 1), c'est-à-dire jusqu'à la Croix ; pour que la démonstration irréfutable de la mort et de la Résurrection ne cesse de nous provoquer, il s'est donné avec insistance dans un corps et un sang qui persistent en chaque aujourd'hui que nous départit le temps. — Il ne consacre ce vin comme son sang qu'autant que ce sang est « répandu pour vous » (Luc 22, 20 ; voir Matthieu 26, 28 ; Marc 14, 24). Il ne consacre ce pain comme son corps qu'autant que ce corps est « donné pour vous » (Luc 22, 20) [[1 Corinthiens 11. 24 donne, selon les variantes, « corps rompu/broyé/donné/livré ». Livré, ou encore trahi : le corps du Christ a été donné pour nous, au sens où le Christ a été « donné » par un traître, qui nous représentait tous. La liturgie de saint Basile dit : « Ceci est mon corps. qui est brisé pour vous en rémission des péchés » (voir dans A. Hamman. Prières eucharistiques des premiers siècles à nos jours, cols.. « Foi Vivante ». Paris, 1969, p. 20). Les canons II, III et IV (en ceci plus traditionnels que le canon I. « romain ») mentionnent tous le « corps livré pour vous » (ibid., p. 120, 125. 132).]]. L'engagement du Christ jusqu'au pain et au vin, le risque ainsi encouru du blasphème ou de l'idolâtrie (qui, en un sens, reviennent au même) relèvent uniquement, comme l'ensemble de la kénose, de la condescendance et de la « philanthropie » trinitaire. Il ne s'agit pas ici de je ne sais quelle « sécurité » qu'assurerait la permanence, mais de l'engagement absolument irrévocable de l'amour qui « endure tout » (1 Corinthiens 13, 1). Dans le présent eucharistique, toute la présence se déduit de la charité du don ; tout le reste n'y est qu'apparence pour un regard sans charité : les espèces sensibles, la conception métaphysique du temps, la réduction à la conscience, tout n'est que figure (ou caricature) de la charité : « Tout ce qui ne va point à la charité est figure. L'unique objet de l'Ecriture est la charité. Tout ce qui ne va point à l'unique but en est la figure » (Pascal) [[Pascal, Pensées, éd. Brunschwig, n° 670 (voir aussi 655 et 677). Sur l'engagement de la charité dans le présent, voir Jean Damascène : « Le pain et le vin ne sont pas le symbole du corps et du sang (loin de moi 9 ; c'est le corps même du Seigneur déifié » (loc. cit.), et Théodore de Mopsueste : « Il n'a pas été dit : ' Ceci est le symbole de mon corps, ceci est le symbole de mon sang ', mais bien : ' Ceci est mon corps et mon sang ' » (Fragments sur Matthieu 26, 26, P.G. 66, 713).]]. Le pain et le vin consacrés deviennent l'aspect ultime sous lequel la charité se livre corps et âme. Si nous sommes incapables d'y reconnaître cette ultime avancée de l'amour, la faute ne lui en incombe pas — l'amour est donné, même si « les siens ne l'ont pas reçu » (Jean 1, 11) ; l'amour accomplit entièrement le don, même si l'on méprise ce don : elle nous revient, comme le symptôme de notre impuissance à lire l'amour, c'est-à-dire à aimer. D'où notre tendance à réduire le présent eucharistique à tout, sauf à l'amour qui y prend corps ultimement. Si le Christ endure de prendre un corps sacramentel, de s'aventurer dans l'ici et maintenant qui pourra le blasphémer et/ou l'idolâtrer, c'est que, déjà, il a pris un corps physique jusqu'à « ne pas résister, ne pas reculer en arrière..., ne pas soustraire (sa) face aux outrages..., rendre (son) visage dur comme la pierre » (Isaïe 52, 3). Le corps sacramentel achève l'oblation du corps, oblation qui incarne l'oblation trinitaire — « Tu n'as voulu ni sacrifice, ni oblation, (p.66) mais tu m'as façonné un corps » (Psaume 40, 7 selon les LXX, repris en Hébreux 10, 5-10) ; le présent eucharistique se déduit de l'engagement de la charité.

L'assimilation en l'Eglise

Deuxièmement, le présent eucharistique ne s'enfonce pas avec persistance dans les interstices répétés de notre quotidien, pour y demeurer passivement, mais bien pour nous transformer, de gloire en gloire. Car ce pain — les déviances contemporaines sont justifiées à y insister — ne se donne que pour nourrir, ne se fait présent que pour sa consommation. Mais ce que manquent ces mêmes déviances, c'est ce que nourrir, ici, veut dire. En consommant cette nourriture, ce n'est pas le Christ que nous nous assimilons — à notre personne ou à notre « corps social », qu'importe — comme la nourriture qui trouve en nous sa fin et sa seule justification. C'est, au contraire, nous qui sommes assimilés par le corps sacramentel du Christ à son corps ecclésial. Celui qui communie dignement « ne transforme pas en lui le Christ, mais, bien plutôt, se trouve transformé dans son corps mystique » [[Saint Bonaventure, Breviloquium, VI, 9, 6. Ce texte fait écho à celui, fameux, de saint Augustin : « Cibus sum grandium : cresce et manducabis me, nec tu me in te mutabis sicut cibum carnis tuae, sed tu mutaberis in me » (Confessions. VII. 10, 16). Voir aussi Guillaume de Saint-Thierry, De Natura et Dignitate Amoris. XIII. 38 (P.L. 184, 403) ; Richard de Saint-Victor, Declarationes... ad B. Bernardum (P.L. 196, 262c), etc.]]. La matérialité que provoque la transsubstantiation ne vise qu'à nous unir, par l'Esprit qui l'opère, au corps spirituel du Christ qu'est l'Eglise. Corps spirituel, c'est-à-dire corps infiniment plus uni, plus cohérent, plus consistant, en un mot plus réel, que tout corps physique. La condescendance du Christ jusqu'à la matérialité de l'ici et maintenant, jusqu'au risque de la chosification, vise à l'incorporation spirituelle par excellence : au Corps achevé, ce corps que l'Eglise nous permet de « compléter » (Colossiens 1, 24) par la conformité qu'il nous dispense de notre volonté à celle du Christ accomplissant le dessein du Père. Le détour par la matérialité du présent eucharistique joue un rôle bien précis : telle que, spontanément, nous la concevons, l'union dite « spirituelle » contraint à moins de sérieux, de fidélité et d'engagement que l'union « matérielle » ; aussi, par le fait violent et insurpassable du corps eucharistique, — « ce discours est trop rude ! », cette remarque réagit au Discours sur le Pain de Vie (Jean 6, 60) —, le Christ nous indique une communion spirituelle non pas moins, mais plus étroite encore que toute union, à notre sens, « spirituelle ». Le pain et le vin doivent être consommés certes, mais pour qu'y soit consommée notre union définitive au Père, par la communion au corps ecclésial de son Fils. Le présent eucharistique se déduit de l'éducation réelle du corps ecclésial du Christ. (p.67)

Une réalité mystique

Enfin, le présent eucharistique ne peut s'accueillir, sous le double rapport de l'engagement sacramentel et de l'édification ecclésiale, que compris comme corps mystique. En sa plus traditionnelle acception, en effet, la locution de corps mystique concerne le corps eucharistique du Christ — à l'encontre de son corpus verum, le corps ecclésial. La sémantique moderne a transféré le premier adjectif au second substantif [[Voir la démonstration qu'en donne H. de Lubac, dans Corpus Mysticum, Paris, 2e éd., 1948.]]. C'est que nous, qui privilégions le point de l'ici et maintenant comme la dimension par excellence du temps et donc de l'Etre (de l'étant), ne pouvons guère attribuer la réalité qu'à une chose disponible et permanente. Ou plutôt, nous ne pouvons guère concevoir qu'une réalité se déploie hors de l'ici et maintenant disponible et permanent. Au contraire, un regard proprement théologique considère le présent eucharistique comme mystique, sans qu'il s'agisse là d'une réduction de sa réalité à quelque « mysticisme » vague ; le caractère mystique du présent eucharistique implique une pleine réalité ; ainsi peut-on parler de « la véritable manducation de la chair mystique du Christ» (Anastase le Sinaïte) [[In Hexameron, XII (P.G. 89, 1069c), cité dans H. de Lubac, op. cit., p. 55.]] : la chair, pour être mystique, n'en reste pas moins réellement consommable. Plus, le caractère mystique du présent eucharistique non seulement n'en détruit pas la réalité, mais la porte à un achèvement insoupçonnable, face auquel la réalité de l'ici et maintenant devient elle-même simple relais et support ; la réalité commune devient mystagogique pour la véritable réalité, celle du présent eucharistique comme don, qui lui, se donne comme mystique. Il faut ici raviver la doctrine commune, quoique tombée en désuétude, du couple res et sacramentum [[Voir la Lettre d'Innocent III à l'évêque de Lyon (Denzinger, 415) ; saint Thomas, Somme théologique. Illa, q. 73, a. 3, ad. resp. ; a. 6, ad. resp. — Explications limpides dans H. de Lubac, Catholicisme. Paris, 1938, p. 63-65.]]. Le pain et le vin consacrés et transsubstantiés au Corps et au Sang sont res — le Christ réellement donné en présent eucharistique —, mais, en même temps, ils restent encore un sacramentum à l'égard du corps ecclésial du Christ, l'Eglise, qu'ils visent et construisent ; seul ce Corps ecclésial doit s'appeler purement res. Que comprendre sinon que, du point de vue de l'ici et maintenant, la distribution des termes res et sacramentum s'inverserait radicalement ? Pour notre regard naturellement aveugle, le pain et le vin sont réels, le pain et vin consacrés sont réels en tant que pain et vin, sacramentels .(« mystiques » au sens vulgaire) en tant que Corps et Sang du Christ, tandis que le corps ecclésial reste, purement sacramentel (« corps mystique », selon une acception moderne). Or seul l'inverse est correct, théologiquement. Seul atteint à la réalité « ce que l'oeil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté au cœur de l'homme », mais que « Dieu nous a révélé par (p.68) l'Esprit » (1 Corinthiens 2, 9) — tout le reste n'a fonction que sacramentelle et indicative. Seul atteint à la réalité ce qui semble « mystique » au regard vulgaire — le Corps du Christ et son corps ecclésial. Quiconque craint qu'une idolâtrie de la présence selon l'ici et maintenant s'ensuive de la théologie de la transsubstantiation, avoue par là même qu'il ne voit pas que seul le présent eucharistique touche, dans l'hostie consacrée, au « réel », et que ce dont il craint la surestimation n'y joue qu'un rôle de sacramentum. En un mot, l'objection commune ne peut être adressée que du point de vue le plus radicalement non-théologique, le seul à partir duquel on peut, ne serait-ce qu'un seul instant, s'imaginer que la théologie de la transsubstantiation s'intéresse à l'ici et maintenant des espèces, alors qu'elle tente d'approcher par les espèces la res mystique du Corps et du sang. Le présent eucharistique se déduit de la seule « réalité » théologique, qui est mystique.

L'urgence contemplative

Cette triple déduction du présent eucharistique manifeste, au moins en esquisse, que sa présence dépend de la charité, vise le corps ecclésial, ressortit à une réalité mystique. Nous retrouvons ainsi les trois temporalisations (engagement kénotique, gage antérieur de l'Incarnation et de la Résurrection ; réalité mystique, épectase de la gloire eschatologique ; corps ecclésial, don quotidien de nos jours). Les éléments fondamentaux qui permettent de conjoindre notre abord subjectif avec les exi­gences objectives du présent eucharistique reproduisent à leur tour les dimensions d'une temporalité proprement chrétienne. En sorte que cha­cune des justifications du présent eucharistique renforce l'originalité de cette temporalité. Nous en concluons, provisoirement, deux indica­tions. — Ce qui sépare bon nombre des chrétiens d'une compréhension théologiquement correcte (sinon adéquate) du présent eucharistique, ce n'est rien de moins que le « concept vulgaire du temps .,, et donc le dis­cours métaphysique sur la présence. Que certains reproches visent la théologie de la transsubstantiation comme « métaphysique », cela ne prouve pas qu'elle le soit, mais, au contraire, révèle que les critiques sont si pénétrés de l'essence et du destin de la métaphysique qu'ils ne peuvent s'empêcher d'y réduire même un discours aussi radicalement théologique que celui du présent eucharistique. Rien d'étonnant à cela : ici, comme en d'autres domaines moins décisifs, mais plus visibles (poli­tique, épistémologie, etc.), les chrétiens affrontent, consciemment ou non, l'épreuve de la fin de la métaphysique. Et comme c'est à eux que le salut ne cesse d'advenir, c'est d'abord pour eux que le danger croît. Jamais sans doute la pensée théologique n'a été convoquée aussi impérieusement à produire sa propre logique, radicalement théologique (ce qui ne veut surtout pas dire « théologie dialectique », etc.) ; jamais peut-être sa res­ponsabilité n'a été aussi grande à l'égard de toute pensée en attente d'un « nouveau commencement » ; mais jamais peut-être la pensée (p.69) théologienne ne s'est avec autant d'effroi dérobée à sa tâche théologique. — La conversion de la pensée théologienne (et donc ecclésiale) à sa tâche et, ici, à la méditation du présent eucharistique, demande d'abord la prière. En ce sens, ce qu'on entend sous le nom de contemplation eucharistique prend ici son sens véritable : convoqué à la distance par le présent eucharistique, l'orant entreprend d'y laisser convertir son regard, donc, par surcroît, d'y modifier sa pensée. Dans la prière, seule devient possible une « explication », c'est-à-dire une lutte entre l'impuissance humaine à recevoir et l'insistante humilité de Dieu à combler. Et sans défaite en ce combat, jamais la pensée ne remportera la moindre victoire spéculative. La contemplation eucharistique, en ce sens, deviendrait une urgence : t Non seulement nous ne péchons pas en L'adorant, mais nous péchons en ne L'adorant pas » (saint Augustin) (33).


Jean-Luc MARION


(33) Saint Augustin, Commentaire du Psaume 98. 9 (P. L. 37, I264).


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La prière et la présence l'eucharistie (II) - pdf Gratuit pour tout le monde Télécharger