M. Jean-Marie SALAMITO
L'enfance
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n°58
Mars - Avril
1985 - Page n° 4
Commencer ce cahier par quelques mots d'histoire, ce n'est pas fuir la réflexion. C'est en dire l'enjeu culturel et social. L'Eglise a répandu, dès ses origines, une conception nouvelle de l'enfance : legs dont il semble aujourd'hui possible et urgent de comprendre l'ampleur. Possible, parce que l'histoire des mentalités, les travaux d'un Philippe Ariès ont aiguisé notre regard ; urgent, parce que cet héritage menace ruine. Le sentiment moderne de l'enfance — perception attendrie ou amusée des traits propres au jeune âge — apparaît manifeste dans le monde romain. Les XVIe et XVIIe siècles ont donc moins inventé qu'ils n'ont redécouvert. Par ce goût de contempler et de représenter la grâce et la fragilité enfantines, nos contemporains ressemblent plus aux hommes de l'Antiquité qu'à ceux de l'ère médiévale. Indice de ce que ce sentiment-là de l'enfance contrairement au souci de la pudeur envers les enfants, issu principalement de la Réforme catholique — n'a pas de lien particulier avec le christianisme. L'apport de l'Eglise se situe ailleurs. Le monde antique juxtapose le «mignotage» et l'abandon des enfants : contraste plutôt que contradiction. En effet, on croit jouir d'autant plus d'un enfant qu'on l'a délibérément choisi ; et l'on pense préserver le bonheur des premiers venus en éliminant les indésirables. Grecs ou latins, les témoignages de cet esprit abondent. Bien sûr, il faut faire la part de la misère et du peu de prix d'un nourrisson aux yeux de sociétés où les naissances sont nombreuses et la mortalité élevée. Mais on rencontre déjà, promises à un brillant avenir, les « convenances personnelles » : les héros du roman de Longus, tous deux enfants trouvés, ont été exposés pour des motifs différents. Le père de Chloé se jugeait trop pauvre ; celui de Daphnis ne souhaitait que trois enfants. Souvent, le bébé porte sur lui quelque signe de reconnaissance, pour favoriser des retrouvailles en des jours meilleurs. Peut-être décèle-t-on là un trait commun aux diverses pratiques par lesquelles on se débarrasse d'un enfant : la recherche d'une moindre responsabilité. A l'enfant abandonné, on croit laisser une chance de survie ; l'étouffement d'un bébé dans le lit de ses parents reçoit du sommeil nocturne l'apparence d'accident. Quant à l'avortement, on le banalise, puisqu'on ne voit pas l'enfant, puisqu'on veut lui dénier toute humanité. Plus profondément, derrière l'abandon, on discerne une importante idée païenne : le nouveau-né reçoit de son père le droit à la vie. Les limitations imposées peu à peu à la puissance paternelle n'abolissent pas ce principe sous-jacent : un humain décide de l'humanité d'autrui. Pratique que les sociétés occidentales ont récemment redécouverte. L'essentiel, alors, n'est pas tant que les empereurs chrétiens aient progressivement interdit les diverses manières de se débarrasser des enfants nés ou à naître. Ce qui importe le plus, c'est que les chrétiens — ainsi que le montre notamment l'Epïtre à Diognète (5, 6) — se soient distingués comme des gens qui accueillent leurs enfants. Invention d'une attitude nouvelle ; diffusion massive d'une morale inédite. L'autre nouveauté vient directement des paroles de Jésus donnant les enfants en exemple à ses disciples (Matthieu 19, 13-15 et parallèles). Les sagesses anciennes, même en milieu juif, tiennent l'enfance pour un moment à dépasser le plus vite possible et définitivement. Quand Sénèque parle d'attitudes enfantines, c'est en général pour montrer ce qu'il faut éviter, ou pour ridiculiser certaines actions des adultes en les comparant à celles de marmots. Souvent imprégnés de stoïcisme, les Pères de l'Eglise s'attachèrent à souligner la maturité et la difficulté de cette enfance spirituelle, écartant tout soupçon de puérilité. L'enfance devenait l'une des images pour définir la vie intérieure. Pour un esprit antique non-chrétien (juif ou païen), l'enfant, c'est toujours autrui ; c'est le poupon que l'on cajole, le fils que l'on éduque ou bien l'adulte indigne. L'Eglise a donné à l'homme de sentir et cultiver l'enfance en lui-même. Le christianisme aurait-il ainsi fourni une arme à ses ennemis ? A l'idée de l'enfance spirituelle, les Lumières — essentiellement avec Lessing — et le positivisme opposent 4
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