Paul-Victor Desarbres et Bernard GENDREL
Le temps de la conversion
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n°290
Novembre - Décembre
2023 - Page n° 9
Le temps de la conversion - Paul-Victor Desarbres et Bernard Gendrel
L’un des plus saisissants récits de conversion du XIXe s. est celui donné par Alphonse Ratisbonne de sa propre conversion, le 20 janvier 1842, à la suite d’une apparition miraculeuse de la Vierge dans l’église romaine de Sant’Andrea delle Fratte. Le décret officiel du 3 juin de la même année, relatif à cet événement, parle d’une « conversion instantanée et parfaite 1 ». Ce caractère subit est de fait bien présent dans la lettre autobiographique adressée au Père Dufriche-Desgenettes : « Tout ce que je sais, c’est qu’en entrant à l’église, j’ignorais tout ; qu’en sortant, je voyais clair 2. » Et le nouveau converti de filer cette métaphore de la lumière, se comparant à « un aveugle-né qui tout à coup verrait le jour 3 ». À y regarder de plus près, pourtant, la lettre de Ratisbonne se veut une inscription de la conversion dans un temps plus long que celui de l’illumination miraculeuse. Une grande admiratrice de Ratisbonne et de sa prose 4, la poétesse italienne Cristina Campo, est peut-être celle qui a le mieux saisi cette évidence, louant dans cette brève narration la convergence des fils, de plus en plus drus, l’accélération de la mélodie quand approche le point culminant de l’aventure et que le limier de la mémoire, retournant à toute hâte sur ses pas, récapitule avec une ardeur teintée d’effroi les nœuds et les tissages qui semblaient jetés au hasard sur la chaîne du tapis : ce train qui resta à quai, ce fiacre qui coupa le chemin, l’ami qui survint à l’improviste, l’étrange soirée, le pari extravagant et très sage 5 [...]. Le « moment » de la conversion n’est qu’un point saillant dans le tissu d’une vie, point qui ne s’explique et ne se comprend qu’en « récapitul[ant] » les « nœuds » et les « tissages ». Ce que montre également l’exemple de Ratisbonne et que souligne, là encore, en passant, Cristina Campo, est la profonde inscription dans l’Église de ce qui semble avant tout une conversion intérieure et personnelle. Le « mort inconnu » dont on prépare les obsèques à Sant’Andrea delle Fratte, cet « être cristallin, le comte de la Ferronays, qui s’était offert en oraison pour Ratisbonne sans l’avoir jamais rencontré » semble « comme une lumineuse victime propitiatoire 6 » : il est le représentant de cette Église qui a accompagné Alphonse dans sa conversion, depuis son frère Théodore, ordonné prêtre en 1830, jusqu’à son ami Théodore de Bussières, en passant par l’archiconfrérie de Notre-Dame-des-Victoires, qui n’a cessé de prier pour lui et sa famille. Et la fin de la lettre de Ratisbonne n’évoque qu’une chose : son désir de faire pleinement partie de l’Église par le baptême, la confirmation et la première communion. Ce grand bouleversement intérieur se manifeste ainsi, extérieurement et ecclésialement, aux yeux du monde. Ratisbonne, on le sait, deviendra prêtre en 1848 et installera, dès 1855, une communauté de Notre-Dame de Sion à Jérusalem.
Nous avons tendance, comme à propos de Ratisbonne, à restreindre notre approche de la conversion au seul moment de l’acceptation de la foi et aux seules questions de psychologie humaine. Ce dossier aimerait étendre notre regard et montrer que la conversion est un phénomène plus vaste, prenant en compte toute l’histoire d’un homme et toute l’histoire du peuple de Dieu.
Le temps long de la conversion
Beaucoup d’articles reviennent, dans les pages qui suivent, sur la nécessaire inscription de la conversion dans le temps long d’une vie d’homme. Même si le « moment » de l’acceptation de la foi semble subit, voire brutal, à l’image de certaines grandes conversions de l’histoire de l’Église, ce moment doit lui-même être replacé dans le tissu d’une existence, avec ses préparations, ses obstacles, ses tensions et ses résolutions. Les récits autobiographiques ou fictifs rendent bien compte de cette accumulation d’événements, intérieurs ou extérieurs, qui sont autant de signes de l’action de Dieu dans nos vies.
Saint Augustin, que nous avons décidé de faire figurer en couverture sous le pinceau de Fra Angelico, constitue une référence majeure de toute réflexion sur la conversion. Écrit en pleine crise donatiste, le livre des Confessions a pour but, entre autres, de rendre publics ses errements passés (notamment au sein de l’hérésie manichéenne – ce qui lui était reproché par ses adversaires) et de glorifier Dieu des grâces reçues. Pour le lecteur du XXIe siècle, habitué à réduire saint Augustin aux seules querelles postérieures de l’augustinisme – et à la plus violente d’entre elles, celle qui opposa jansénistes et jésuites au sujet de la grâce –, la première moitié des Confessions peut sembler étonnante : alors que l’on pourrait s’attendre, comme chez saint Paul, à une apparente conversion-éclair, où tout serait rapporté à la seule grâce divine retournant d’un coup Augustin, rien de tel en fait (même si la Tradition a avant tout retenu la scène du Tolle, lege). Nous assistons au long chemin d’Augustin vers la foi, et aux incessants appels de Dieu restés plus ou moins sans réponse. Théoricien de la grâce, mais théoricien aussi du libre-arbitre, Augustin montre, par l’exemple, que Dieu ne contraint pas le libre-arbitre humain, mais le convainc, le persuade et le pousse à choisir le Bien suprême par tout un ensemble d’événements intérieurs ou extérieurs, qui sont autant de motifs susceptibles d’incliner la volonté. Si le pécheur au bout du compte est sauvé, c’est bien l’œuvre unique de Dieu qui, par le travail de la grâce, a vaincu les résistances, mais la grâce ne peut elle-même s’accomplir efficacement qu’à partir du moment où elle trouve une volonté sur laquelle agir.
Kenneth Burke a développé, dans The Rhetoric of Religion 7, une analyse intéressante de cette progression dans la foi : il lui donne le nom de « conversion trinitaire » et explique que les premiers livres, du livre I au livre VII, montrent la conversion du jeune Augustin au Père et au Fils, et le livre VIII (avec la scène du jardin) la conversion au Saint-Esprit. Augustin, de fait, ne cesse de souligner l’action de Dieu, la manière dont celui-ci par divers intermédiaires (sa mère, ses lectures) tente d’influer sur sa vie. Après la crise manichéenne, il retrouve le concept juste de Dieu Créateur et apprend à voir dans le Christ le Verbe de Dieu (livre VII). Il résume cela au début du livre VIII : « j’avais franchi cette étape, et, docile au témoignage de toute la création, je vous avais trouvé, ô vous, notre Créateur, et votre Verbe qui est Dieu auprès de vous, un seul Dieu avec vous, et par qui vous avez créé toutes choses 8 ». Augustin, au début du livre VIII, est déjà en possession du Père et du Fils, il a l’intelligence de la foi, mais il n’a pas encore la foi vive dans l’Esprit : c’est pour cela qu’il est dans l’incapacité de changer totalement de vie, et notamment de demeurer dans la chasteté et la continence. La scène du jardin de Milan, préparée par les récits de Simplicianus sur la conversion de Victorinus (VII, 2) et ceux de Ponticianus sur la conversion de ses deux amis à Trèves, apportera à Augustin la force de se convertir totalement, c’est-à-dire non pas seulement de tourner son intelligence vers les vérités du christianisme mais de changer complètement de vie. Ce schéma d’un long cheminement et d’une longue préparation dans la connaissance des vérités de foi, puis d’un moment décisif qui transforme cette foi purement intellectuelle en foi vive, est intéressant et se retrouvera par la suite dans nombre de récits de conversion.
Beaucoup de commentateurs l’ont montré, c’est la Parole qui se fait l’intermédiaire entre Augustin et Dieu : Jacques Robert 9 a souligné le rôle des récits de conversion et de l’Écriture dans le livre VIII (et plus généralement dans Les Confessions). Victorianus est converti par la Bible et l’Évangile, saint Antoine lit saint Paul et part au désert, les deux amis de Ponticianus lisent la Vie de saint Antoine et décident de changer de vie, Augustin lui-même entend ces récits et ouvre saint Paul avant d’être définitivement illuminé. Mais ces éléments ne sont pas juste de simples motifs dans Les Confessions, ils définissent le style même de l’œuvre. Catherine Mohrmann a vu ainsi dans l’écriture psalmique et dans l’orientation exégétique de l’ensemble l’unité profonde des treize livres. Comme elle le rappelle, et malgré notre défaut actuel de perception, Augustin ne cherche pas tant à se raconter qu’à méditer sur l’action de Dieu dans sa vie. Ainsi il n’évoque pas toute son enfance, mais uniquement les événements dont il va pouvoir tirer un sens spirituel (comme dans l’exégèse) : « ce qui est toujours là, à la base de la narration et de la méditation, c’est la double, ou plutôt triple confession : peccati, laudis... mais aussi fidei 10 ». Or la confessio laudis et la confessio peccati sont les deux constituants principaux des Psaumes, ce qui explique, outre les emprunts nombreux aux poèmes présumés de David, cet aspect de prière-méditation (avec adresse directe à Dieu) de l’ouvrage. La confessio fidei est quant à elle l’élément clé de l’interprétation biblique : la relecture de l’Ancien Testament à la lumière de la foi dans le Christ. C’est cette exégèse qu’Augustin pratique sur sa propre vie, relisant sa destinée à la lumière de la foi reçue définitivement dans le jardin de Milan. Nous ne sommes pas loin ici de la vision lubacienne de la conversion, décrite par Marie-Gabrielle Lemaire, comme similaire au processus exégétique des quatre sens de l’Écriture 11. L’on comprend mieux, dès lors, la présence des trois derniers livres des Confessions, consacrés au commentaire de la Genèse, dans la continuité du commentaire de sa propre vie par Augustin. Nous touchons peut-être là l’une des distinctions majeures que nous trouverons entre récit de conversion (où le converti, tel Augustin, récrit sa propre vie dans la lumière de sa foi nouvelle) et roman de conversion (où le texte est tendu vers la possible conversion, sans que celle-ci soit encore assurée).
Ce qu’apporte une fiction comme Augustin ou le Maître est là, évoquée dans ce dossier, c’est, outre l’inscription de la conversion dans le temps long d’une existence, la plongée au cœur de la « nuit » vécue par le héros 12. Le tour de force de Joseph Malègue est de faire également sentir au lecteur que l’expression de Marthe citée partiellement dans le titre (« Le Maître est là, il t’appelle », Jean 11, 28) se vérifie à chaque moment de la vie d’Augustin. Et s’il faut considérer le temps en amont de l’instant décisif, comme chez l’Augustin réel et l’Augustin fictif, il faut aussi considérer le temps en aval : les vies de Pascal et de Péguy, présentées ici par Laurent Thirouin et Nicolas Faguer en sont la preuve 13. La conversion n’en finit pas pour le chrétien, elle est un perpétuel commencement, et cette prise en compte de la durée est une clé certaine pour entrer dans l’œuvre du philosophe et du poète. La conversion peut être un « déchirement », mais elle est aussi et surtout un temps de joie, ainsi que le montre Simon Icard en méditant sur les quarante jours de conversion que constitue le Carême et sur les quarante ans du peuple élu dans le désert 14.
À cette inscription dans l’existence humaine s’ajoute l’inscription dans le temps plus englobant de l’histoire sainte. Ce phénomène est éminemment illustré par Joseph Malègue, qui laisse deviner nombre d’épisodes de l’Écriture derrière la vie de conversion de son héros ; il est au cœur aussi de la relecture par Philippe Cazala 15 de la Première lettre de saint Pierre à la lumière du quatrième chant du Serviteur dans le Livre d’Isaïe, ou encore du commentaire, par Marie-Gabrielle Lemaire, de la conception lubacienne de la conversion comme passage de l’Ancien au Nouveau Testament et comme passage d’un sens de l’Écriture à un autre. Le converti participe d’une histoire plus haute et plus grande que lui, et à travers sa reconnaissance du Christ comme Messie se trouve mystérieusement récapitulée toute l’histoire du salut.
Conversion et Église
À rebours de l’idée moderne d’une conversion avant tout personnelle, et le plus souvent intérieure, beaucoup d’articles mettent en valeur la dimension profondément ecclésiale de la conversion. On le comprend parfaitement si l’on admet l’inscription de toute conversion dans la grande histoire du peuple de Dieu. Pour Philippe Cazala, le converti reconnaît moins ses péchés que la participation commune au péché et, en confessant le Christ, il voit en celui-ci le Salut offert au monde. Selon sa belle expression, la conversion « suscite un peuple » : l’Église. Pour le cardinal de Lubac, comme le souligne Marie-Gabrielle Lemaire, « c’est ensemble, les uns par les autres et dans l’esprit du Christ, que nous revenons à Dieu ». Le mystère eucharistique est central dans cette conception d’une « incorporation au Christ les uns par les autres » où la conversion est œuvre de l’Église.
L’article de Régis Burnet 16 nous permet aussi de mieux comprendre cette dimension ecclésiale de la conversion en retournant au sens premier du mot dans l’Écriture : celui d’un changement d’alliance et d’un rattachement à une communauté. Le mot a pris pour nous un sens psychologique, mais il est avant tout, dans l’Antiquité, manifestation extérieure et politique d’une nouvelle loyauté. Il s’accompagne d’ailleurs d’un imaginaire spatial, loin des subtilités de l’âme décrites à l’époque moderne. Sans renoncer aux développements récents de la pensée sur la conversion, ces considérations nous permettent sans doute de replacer l’Église à sa juste place, qui est première, dans le processus de conversion.
C’est donc en définitive à une théologie de la conversion qu’appelle ce cahier : au-delà des distinctions somme toute peu opérantes entre conversion graduelle et brutale, on peut voir à travers une variété de cas de figure la conversion comme l’élément décisif de la vie chrétienne. Si on a pu donner assez exclusivement un sens institutionnel au terme (entrée dans l’Église catholique ou retour à une observance), on tend à privilégier de nos jours le besoin de conversion des baptisés (en témoigne, entre mille exemples, la formule introduite dans la liturgie pour la messe du mercredi saint : « convertissez-vous et croyez à l’évangile »). Dans la théologie moderne, le verbe convertir a curieusement perdu son emploi transitif. Et l’on parle plus volontiers de conversion ad intra, de conversion pastorale, ecclésiale. Or dans nos temps où l’on rêve d’une conversion de l’Église, on aurait tort d’oublier le modèle sur lequel une conversion collective ne peut jamais être pensée que par analogie : la conversion de chacun au Christ, conversion personnelle qui à ce titre même est ecclésiale. On comprend dès lors comment, pour reprendre les mots de Marie-Gabrielle Lemaire présentant la pensée de Lubac, « la conversion au Christ désigne la vie propre de l’Église ». La conversion, poursuit-elle, est assimilation par un mystère à la fois personnel et intimement collectif, selon un processus que décrit la doctrine des quatre sens de l’Écriture. Si la conversion au Christ est la vie de l’Église, il nous faut sans doute tâcher de repenser ou rappeler le rapport entre les sacrements et la conversion. Dans un numéro de Communio (septembre-octobre 1978), Karl Lehmann évoquait la crise du sacrement de pénitence et, à sa racine, celle de la pénitence en elle-même. On peut aussi penser que le premier signe et moyen de la conversion n’est autre que le baptême. Toute conversion peut s’envisager comme une anticipation, une actualisation ou un approfondissement de celui-ci. Ainsi peut se comprendre le paradoxe de la conversion de Péguy. La conversion serait dès lors toujours une assimilation au mystère pascal, inauguré par la mort, c’est-à-dire déprise, et même sacrifice, pénitence, épreuve ou prix apparent à payer. On aurait tort d’oublier le moment essentiel à cette dialectique, qui est déjà présent d’une façon ou d’une autre : avant de voir, il y a la nuit. La résurrection est ensuite résurrection, vie éternelle, déjà commencée et gagnée d’avance. Le passage de l’un à l’autre moment, passage définitivement ouvert, ne demande qu’à être franchi plus avant. Mais la vie dans le temps laisse, y compris au baptisé, la possibilité de s’arrêter sur le seuil.
1 « Décret constatant la conversion miraculeuse de Marie-Alphonse Ratisbonne », dans Théodore de BUSSIÈRES, Relation de la conversion de M. A.-M. Ratisbonne, Paris, Camus, 1842, p. 71 « Décret constatant la conversion miraculeuse de Marie-Alphonse Ratisbonne », dans Théodore de BUSSIÈRES, Relation de la conversion de M. A.-M. Ratisbonne, Paris, Camus, 1842, p. 7.
2 Ibid., p. 30 (la pagination n’est pas continue entre le récit de Théodore de Bussières et la lettre d’Alphonse Ratisbonne).
4 Cristina Campo parle d’« un des grands prosateurs inconnus de tous en raison d’une loi dénoncée, je crois, par Hello, et qui veut que l’odeur des choses divines mette en fuite la multitude » (« La flûte et le tapis », dans Les Impardonnables, [1987], trad. Francine de Martinoir, Jean-Baptiste Para et Gérard Macé, Paris, Gallimard, « Tel », 2023, p. 157)
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