Jean MOUTON
Mourir
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n°2
Novembre - Décembre
1975 - Page n° 51
La première page, 51, est jointe.
La critique contemporaine a promulgué des distinctions formalistes entre l'écrivain et l'écrivant, distinctions qui ne présentent que peu de rapports avec le domaine de la vie spirituelle. Si l'on tenait cependant à maintenir leur usage, pourquoi n'appliquerions‑nous pas le terme d'écrivant à celui dont on peut dire « ça parle », c'est‑à‑dire celui qui ne dit rien ? Le terme d'écrivain serait réservé à celui qui constate, et d'abord avant tout celui qui prend acte du fait de la mort; constatation qui pousse certains écrivains à jeter un cri. Tout mourant serait par excellence un écrivain; car ses paroles lui appartiennent en propre; même si celles‑ci répètent assez souvent celles qui ont déjà été employées par d'autres humains soumis à l'épreuve commune. Il n'existe pas de formule pour signaler le dernier départ.
Les cris de protestation n'ont d'ailleurs pas été entendus de bonne heure, pas même sous la forme d'un gémissement. L’Ecclésiaste enregistre la condition humaine avec un apparent sang‑froid : « Un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort ». Et l'Achille de l'Odyssée confie à Ulysse que l'état d'esclave sur terre est plus enviable que celui de prince au royaume des ombres. Mais ni Qohéleth, ni Homère ne disent ce qu'affirmera un Berdiaeff : « la mort est intolérable ». Qohéleth félicite même « les morts qui sont déjà morts » plutôt que les « vivants qui sont encore vivants ».
Par un extraordinaire paradoxe, c'est le Christ, en triomphant de la mort, en la rendant vaine, qui a fixé notre attention sur elle, et qui a ainsi fait éclater au grand jour ce qu'elle avait d'inacceptable. Jacques Madaule, dans sa Considération de la mort, affirme : « Quand la pensée de la mort nous a frappés, la vie devient impossible » (1). Et chez Claudel, Cébès, mourant près de Tête d'Or, s'exalte dans sa plainte :
0 mon corps, tu m'as été d'un petit avantage.
Car tu meurs et il faut que je meure avec toi.
Je mourrai comme un quadrupède, et je n'existerai plus.
Pourquoi alors m'a‑t‑il été donné de savoir cela ? (2).
Il appartenait à La Rochefoucauld de marquer en termes intenses l'attitude de l'écrivain, et d'ailleurs de tout homme, devant la mort : « Ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face ». Mais Vladimir Jankélévitch, qui cite la célèbre maxime, se demande si, en regardant de côté, ou en promenant obliquement le
(1) Jacques Madaule : Considération de la mort, Corrêa, 1934, p. 87.
(2) Paul Claudel : Tête d'Or, 2è version, Pléïade, 1, p. 222.
p.51
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