A Patrice de la Tour du Pin

Mme Marie-Hélène CONGOURDEAU
La création - n°3 Janvier - Février 1976 - Page n° 89

Signet

Le poète disparu récemment avait participé à  la rédaction de nouveaux textes liturgiques.
_ Comment faisait-il jouer prière et poésie?
_ Une lettre inédite.

Tout le texte est joint, p.89 à 95

PATRICE de la Tour du Pin n'a jamais été choyé par les moyens de communication de masse, et cela ne le troublait guère. Mais s'il lisait les hommages qui lui ont été rendus à l'occasion de sa mort, il serait sans doute étonné. On peut les résumer dans ces deux conclusions d'articles : « Une grande aventure spirituelle, symphonique et spectaculaire, se termine dans l'intimité et la concision » (Le Monde, 31 octobre 1975). « De longue date, il vivait en roi dans les terres étranges de son rêve. Un rêve d'enfant » (Les Nouvelles Littéraires, semaine du 3 au 9 novembre 1975).

Comment concilier cette image du poète retiré du monde, avec le rôle actif qu'il a joué dans la traduction des prières de la messe, et dans la composition d'hymnes « chantables » par les fidèles ? En fait, Patrice de la Tour du Pin a toujours été l'objet d'un malentendu de la part des critiques littéraires qui, ne pouvant ou ne voulant suivre son évolution, le cantonnent dans le « Premier Jeu » de sa Somme de Poésie (1946). Pourtant, dès 1959, il sortait de sa « vie recluse en poésie », à la rencontre du monde de son temps :

 

De ton Sauvage, fais un témoin pour les hommes,

d'un roi de son poème, une voix de ton peuple,

d'un prospecteur de nuit, ton releveur d'étoiles

(Second Jeu, p. 146).

 

Sa participation au renouveau liturgique n'est donc pas une excroissance de son œuvre, mais son aboutissement. Le premier Jeu : le poète à la quête de joie Dès 1946 (Une Somme de Poésie), Patrice de la Tour du Pin trace le plan de toute son œuvre future : le présent Premier Jeu » est le Jeu (p.89) du Seul, le « Second Jeu » sera celui de l'homme devant les autres et mènera au « Troisième », Jeu de l'homme devant Dieu. Cette ambition de jeunesse se trouvera réalisée, mais tout autrement que prévu, car sur ce chemin « un Autre lui nouera sa ceinture et le mènera où il ne voudrait pas » (Jean 21,18).

 

Mais voici cet univers fabuleux du « Premier Jeu », débordant de personnages et de légendes. Il s'ordonne autour de Lorenquin, fondateur de l'Ecole de Tess, « clôture de chanteurs » qui doivent « chanter pour ceux qui ne chantent pas » et qu'il lance à la Quête de Joie :

Il dit : ' Il faut partir pour conquérir la Joie.

Vous irez deux par deux pour vous garder du mal

Par les forêts, les fleuves, par toutes les voies

Ouvertes sur des solitudes de lumière »

(Quête de Joie, Somme, p. 294).

Cette Joie cachée « aux sources du Vrai Sang » et qu'il s'agit de découvrir, c'est en réalité la possession du Christ, objet de jouissance intellectuelle et spirituelle, par l'intermédiaire de ce Graal qu'est la coupe eucharistique :

Souviens toi de ce vase enfoui sous ton manteau

Que tu remplis toi même à ma blessure !

En as tu honte, ou bien es tu jaloux ?

(La Joie, Somme, p. 333).

Mais cette poursuite de la Joie conquise et non reçue ne mène ses chevaliers qu'à une lamentable mort :

 

Mort de folie -- dans un ravin en fin décembre

Mort de froid et de vertige sur les abîmes ;

Mort de fièvre, dans un marais, en fin décembre...

(Quête de Joie, Somme, p. 295).

 

et Lorenquin lui même meurt avant le retour de ses derniers quêteurs. Le «Premier Jeu» s'achève sur le livre de l'Enfer où s'abîment tous les personnages intérieurs du poète. Le second jeu : Dieu à la quête du poète Dans le ' Second Jeu » (1959) P. de la Tour du Pin abandonne les légendes à multiples figures pour l'épopée d'un seul personnage : André Vincentenaire (' « homme du vingtième siècle »). Tout le livre retrace le voyage intérieur d'André à la recherche des hommes et curieusement ce chemin vers les autres le mène tout d'abord au désert. (p.90)

 

Ce désert, le poète expliquera plus tard (« Lettre aux confidents » qu'il exprime symboliquement une impossibilité d'écrire qui l'a longtemps paralysé. Son chant semblait tari :

 

Plus sommaire est mon cri que celui de tes bêtes,

La moindre pierre est plus musicienne que moi (p. 88).

Tu m'assèches, tu me dépeuples, tu me creuses ( ... )

Ne serais je donc plus la chambre de tes cloches ? (p. 107).

 

Sous le soleil de Dieu, le désert n'est pas stérile ; car cet exode est le lieu d'une progressive et irréversible conversion, d'un retournement du coeur du poète par Dieu. Le chant à plusieurs voix du « Premier Jeu »avait pressenti que ' tout gravitait autour du Christ » (Somme, p. 297) et que « plus rien n'est merveilleux s'il ne demeure là » (Somme, p. 414), mais cette soif de Dieu était captatrice, ignorant que le désir du Christ est d'abord le désir que le Christ a de nous :

 

Au départ, j'ai bondi dans l'élan de comprendre,

Tu m'as frappé sans cesse au creux d'être compris

(Second Jeu, p. 122).

 

Le « désert de parole » a forcé P. de la Tour du Pin à revivre à son tour l'expérience de Paul : ' Je poursuis ma course pour tâcher de saisir le Christ, ayant été moi même saisi par le Christ. » (Philippiens 3,12). Il faut d'abord avoir été saisi : « Nul ne peut venir à moi si le Père qui m'a envoyé ne l'attire » (Jean 6,44). Le poète peut alors ' poursuivre sa course », ayant reçu à nouveau, comme don, sa faculté de chant.

 

Le Seigneur contenu m'a tiré vers mon gouffre

Il m'en a préservé, puisse-t-il de son souffle

M'entraîner désormais au Seigneur contenant (Ibid).

 

Dans ce retournement, le poète reconnaît le passage du Seigneur en lui, la Pâque du Ressuscité. Car le véritable renversement, qui rend possibles tous les autres, c'est le Christ qui l'a opéré, lui qui, passant par « l'estuaire resserré » de la mort, l'a retourné vers la vie. « Foudroyé par la Pâque » (Concert Eucharistique, p. 112), « comme un fruit coupé par la Pâque » (Second Jeu, p. 361), et sachant qu'il doit maintenir en lui ce Mystère Pascal de mort à sa propre quête et de résurrection à l'attirance du Père, le poète est désormais prêt à redécouvrir son propre baptême par lequel « nous avons été ensevelis avec le Christ dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle » (Romains 6,4) et l'Eucharistie : le Seigneur « contenu et contenant » est bien celui qui, ayant sacrifié sur la croix « sa chair pour la vie du monde », peut dire : « celui qui (p.91) mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui » (Jean 6, 51 ; 56).

 

C'est alors que P. de la Tour du Pin peut parvenir aux rives de la mer Rouge : le lieu pascal par excellence. Les lectures de la vigile de Pâques rappellent la traversée du peuple à travers les eaux eaux de la mort traversée par le Christ, eaux du baptême où le catéchumène est plongé et d'où il émerge « revêtu du Christ ». La mer Rouge, pour le poète, c'est aussi le coeur ouvert du Christ, d'où jaillissent l'eau du baptême et le sang de l'Eucharistie (cf. Jean 19,34 et l'interprétation de ce passage par toute la tradition patristique).

 

La mer Rouge, comme toute mer, est salée : eau et sel du baptême. Le Christ, après avoir tiré hors de l'eau, dans le désert, ce poisson d'eau douce, l'a relâché dans l'eau marine :

 

L'atroce d'y trouver le sel,

et de sentir la plaie l'attirer dans ma gorge...

Mais c'est la soif qui change et tout devient de mer...

(Second Jeu, p. 126).

 

Le voilà devenu « poisson d'eaux marines » et le sel du baptême peu à peu brûle tout ce qui en lui n'est pas de Dieu ; alors seulement son baptême devient désaltérant :

 

Tu as rempli ma coupe avec l'eau du baptême

(Psaumes de tous mes temps, p. 60).

 

Ayant bu, le poète ne devra pas garder pour soi l'eau vive ; il entend, comme baptisé, le premier appel à la mission :

 

Ce n'est pas moi qui désaltère

Mais j'ai mon baptême à répandre

Et sa source est inépuisable

(Second Jeu, p. 361).

 

Cette mer, salée comme le baptême, est rouge comme le sang eucharistique. Dès son apparition, le thème de l'Eucharistie va se trouver au centre de l'œuvre poétique de P. de la Tour du Pin. C'est là que se trouve effectivement, objectivement réalisé le retournement esquissé au désert.

 

Dans le discours du Pain de Vie (Jean 6), le Christ promet à ceux qui le mangent et donc qui le reçoivent en eux, de demeurer en lui. C'est « l'admirable Échange » :

J'ai bu de ton sang, qu'il me boive

Juste le temps d'un battement (Second Jeu, p. 346).

 

On est loin du « vase enfoui sous le manteau » que le poète du « Premier Jeu » remplissait furtivement, et par force, à la blessure du (p.92) Christ : cette révolution est explicitée dans la préface de Psaumes de tous mes temps (1974) : « ... Je ne prétends plus depuis longtemps conquérir le Graal, mais recevoir et assimiler plus profondément l'eucharistie ; ainsi la recherche de Dieu par moi se lie-t-elle de plus en plus à la recherche de moi même par Dieu » (p. 10). On ne peut être plus clair.

 

P. de la Tour du Pin ne s'en tient pas là. L'eau baptismale et le sang eucharistique jaillissant du coeur ouvert du Christ manifestent la naissance de l'Église, et le poète traduit concrètement, physiquement, cet enfantement :

 

... à nous tes adoptés,

Tes gratifiés de l'eau de la maternité

Qui ruissela de ton côté... (Second Jeu, p. 476).

 

C'est ainsi que le coeur de Jésus conduit le poète à son troisième Jeu, celui de l'Église. Troisième jeu : le service de louange Née du coeur du Christ, l'Église y reste organiquement liée : le sang eucharistique qui circule dans le Corps du Christ et en irrigue les cellules (que nous sommes) sourd de son coeur et y revient. Par le lien du corps eucharistique, le corps mystique du Christ est l'image vivante et vraie de son corps humain :

 

Et que le même Esprit qui menait ton corps de chair et de sang

Mène le corps que tu t'es fait avec des hommes

(Concert Eucharistique, p. 24).

 

Ce corps doit tendre à englober progressivement tous ceux qui ne sont pas encore « de son sang ». Mais la réalisation de cette unité des hommes dans le Christ ne peut venir de nous (aspiration montante) mais de Dieu qui descend vers nous par le canal de la liturgie.

 

Comme l'Incarnation qui en est le modèle, le temps liturgique a un mouvement de descente, de kénose. De même que la première venue du Christ fut à la fois ' descente au sein de sa création » (Concert Eucharistique, p. 17) et abaissement jusqu'à la croix, de même le temps liturgique qui est sa venue présente, actuelle, s'ordonne autour de Noël (Dieu parmi nous, ' ciel descendu ») et de Pâques (abaissement puis exaltation du Christ). Ce n'est pas un hasard si l'Avent inaugure l'année liturgique : notre temps est celui de la venue de Dieu : (p.93)

 

Ton souffle a soulevé le souffle de nos voix

Jusqu'aux régions du ciel où les anges contemplent

L'éternelle mission d'amour de ton amour

Descendant de la joie de vivre auprès de toi

Vers ceux qui n'ont pas de quoi vivre

(Concert Eucharistique, p. 85).

 

Le temps liturgique, c'est le temps descendant rencontrant l'aspiration qui monte de l'homme :

 

Mon secret n'est pas au silence

Mais dans ton secret qui descend

(Concert Eucharistique, p. 52).

 

Mais cette descente, comme la première, est kénotique : « La lumière de Dieu s'abaisse » (Concert Eucharistique, p. 91). Il faut donc que les « hommes de son sang » suivent le chemin de leur chef :

 

Car je suis le Seigneur qui s'abaisse et se dépouille

Et à cela je reconnais les miens

(Psaumes de tous mes temps, p. 86).

 

C'est dans ce temps liturgique que le poète trouve sa place d'Église « jusqu'à ce que mon chant s'évanouisse au sien » (Second Jeu). L'appel de l'Église qui demande à P. de la Tour du Pin de participer à l'humble travail de traduction et de composition de prières pour les fidèles vient étonnamment à son heure ; là aussi, il s'agit d'un retournement pascal.

 

Au commencement la Création était un hymne à la Trinité. Mais la Chute, introduisant l'esprit critique « dans les intervalles nécessaires pour que chaque mot d'amour irradiât » (Second Jeu p. 180), a transformé cet hymne en un « psaume déchirant ». Voilà pourquoi, dans la nuit de la recherche de Dieu, le poète composait des psaumes, recherchant à tâtons le « fragment d'hymne » que chacun est en Dieu. Parce qu'il revit dans l'Église, sacramentellement, la Résurrection du Christ « qui rend accès à l'hymne », (Second Jeu, p. 180), il peut désormais composer des hymnes. L'hymne n'est pas, comme le psaume, la traduction d'une aspiration montante, mais la soumission à un thème imposé par la liturgie, c'est à dire par la descente du Jour de Dieu.

 

C'est ainsi que, poursuivant par ailleurs le déroulement de son œuvre poétique, P. de la Tour du Pin a passé les dernières années de sa vie à composer des hymnes, pour l'Église, mais aussi pour tous les hommes, ' mots perdus... chercheurs de leur sens » qui ne se trouve que « dans la bouche divine », et enfin pour la Création tout entière : (p.94)

 

Montagnes qui sans voix bénissez le Seigneur,-- où

prendrez vous des cœurs pour bénir le Seigneur,-- si

ce n'est aux cœurs liés par la loi de monter ?

(Second Jeu, p. 389).

La création renouvelée s'exprime dans la figure de Marie, « la mère dans l'ombre du Seigneur la choisissant pour mère, la donnant pour mère (à saint Jean) et situant sa mère en tous ceux qui écoutaient sa parole » (Petit Théâtre Crépusculaire, p. 147). P. de la Tour du Pin a écouté cette parole et s'est laissé modeler par elle. C'est pourquoi « le monde ne le connaît pas » (Jean 15, 19). Mais nous croyons que celui qui l'a rappelé à lui après l'avoir appelé au long de sa vie, aura reconnu en lui l'image de sa mère : « Celui qui fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui là m'est un frère et une soeur et une mère » (Mathieu 12, 46).

 

Oui, les experts auront beau m'accuser

De m'asservir à ton Église,

moi je te bénirai pour ta promesse qui s'étend

De ta mère à tout le corps d'humanité

Malgré le glaive déchirant

Vers le jour où il doit enfanter

(Concert Eucharistique, p. 64).

 

 

Lettre inédite de Patrice de la Tour du Pin à l'auteur

Pour le moment, je travaille à une part bien difficile de ma vieille Somme, part de prose parallèle à la part de poésie, et je m'égare quelquefois, je reprends indéfiniment pour arriver à une expression au moins convenable. Je cherche aussi du côté des hymnes, en ce temps de renouveau liturgique (vous savez que j'ai été invité à faire partie de /a commission de traduction) : le genre littéraire est presque perdu, et il faudrait le réactiver, le renouveler Là aussi, les difficultés s'amoncellent, mais j'y mets de la passion, car çà a toujours été mon rêve depuis mon enfance de composer des hymnes : maintenant, au pied du mur après avoir été décontenancé un moment, j'attaque Toujours pont la beauté, pour la gloire, pour le poids de Dieu. Il y a tant de forces trop dégagées, à rengager, à rassembler sur le même point.

C'est à quoi je me sens appelé, invité...


 Marie-Hélène CONGOURDEAU

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