La chrétienté éclatée

R. P. Guy BEDOUELLE
Appartenir à l'Eglise - n°5 Mai - Juin 1976 - Page n° 92

Écrivain abondant, foisonnant, tumultueux, Pierre CHAUNU est aussi à l'aise dans l'analyse du quantitatif et du document, par exemple dans son monument Séville et l'Atlantique,qu'avec une réflexion personnelle su notre avenir historique ou notre approche de l'éternité (De l'histoire à la prospective; La mémoire de l'éternité).

Les deux premières pages, 92-93, sont jointes

 

 

Mais il excelle surtout dans la synthèse, exposée parfois sans trop de ménagements, comme son livre tout récent, Le Temps des Réformes, en témoigne [[Pierre CHAUNU, Le temps des Réformes. Histoire religieuse et système de civilisation. La crise de la Chrétienté, l'Eclatement (1250-1550), Paris, Librairie Arthème Fayard, 1975, 570 p.]].

 

On s'était bien rendu compte qu'interpréter l'éclatement dramatique de la Chrétienté au XVIe siècle en raisonnant sur un demi-siècle à peine (disons de 1517, lorsque Luther fait connaître ses thèses à Wittenberg, à 1564, quand Calvin meurt à Genève), en l'appelant « Réformation » protestante à laquelle s'opposait ensuite une « Contre-Réforme » catholique, et qu'une « Préréforme » avait préparée, c'était adopter une vue singulièrement mesquine. Pierre Chaunu balaie tout cela en ouvrant les portes du temps et de l'espace.

 

Il nous fait remonter jusqu'à l'horizon le plus lointain de cette crise, vers 1250 ; il nous fait considérer le « monde plein » de l'Europe au Moyen Age, dont la population au XIVe siècle a été multipliée par cinq en sept cents ans, lui donnant cette vitalité qui lui permet de résister aux crises les plus graves des famines et des pestes. Mais cette démarche a une logique : l'historien s'attachera davantage aux continuités qu'aux ruptures, soucieux de restituer sa complexité au Moyen Age, avec sa division entre deux cultures, celle des lisants-écrivants, pratiquement cléricale, et celle des humbles, avec sa piété et sa panique. Cette bipolarité culturelle et spirituelle est supportable tant que demeure dans la vie chrétienne assez d'informulé. elle contient en germe toutes les divisions.

 

Dans son projet d'histoire totale, Pierre Chaunu se fait donc tour à tour démographe, économiste, puis théologien en présentant les courants de pensée qui butent sur cette cassure opérée par Duns Scot et Guillaume d'Ockham. Tout se joue quand s'articulent les rapports de la nature et de la grâce, de la philosophie et de la théologie, et surtout quand le péché et son angoisse reprennent une place plus grande que ne leur avait concédée l'optimisme thomiste, à l'aide d'un Aristote christianisé. Puis l'auteur devient sociologue de la religion, en se penchant sur la vie religieuse des humbles dont la dévotion se nourrit d'une justice entièrement déléguée par Dieu à l'Eglise ; du livre, pour décrire la révolution du papier et de l'imprimerie qui multiplie le nombre des lisants et crée l'humaniste ; des institutions, pour décrire la lutte du Pape et du Concile, avec les premiers « enfants perdus » de l'Eglise, Vaudois et Bohémiens. Il se convertit enfin en psychologue, qui emprunte plus qu'il ne veut l'admettre à la psychanalyse, dans un grand portrait en pied de Luther.

 

La réelle clarté de ce livre tient à ce que les approches sont relativement autonomes, volontairement juxtaposées. Mais autour de Luther, la gerbe se noue, bien au-delà d'une compréhension socio-économique, à travers les courants intellectuels et spirituels, les schismes et les réformes, en cet extraordinaire « destin » (Lucien Febvre) de celui qui a enclenché, sans le vouloir, la séparation qui a fait éclater la Chrétienté en ces deux Réformes qui vont s'épauler par leur division même. C'est pourquoi, après le grandiose chapitre VI, s'esquisse « une théorie générale de la Réforme protestante » qui, dans la multiplicité des nations, des théologies et des confessions de foi, passe d'une phase « évangélique » à une période plus « ecclésiale ». Puisque la via media luthérienne s'est changée en lutte contre « l'Antéchrist », peuvent naître Réforme catholique et orthodoxies protestantes.

Inutile de critiquer ici le style hâtif, les quelques erreurs (importe-t-il que Lefèvre d'Etaples n'ait jamais travaillé sur l'hébreu ? p. 334) ; les à peu près (le Concile de Trente n'a jamais dit que la Vulgate était « inspirée » mais « authentique », c'est-à-dire officielle, même s'il est vrai que les deux termes ont pu être confondus de fait par certains catholiques - p. 421) ; l'éventail limité des sources (excellentes mais toutes françaises, alors qu'après tout, Joseph Lortz, qui n'est pas cité, a écrit sur le sujet de fort estimables choses). Il vaut bien mieux relever l'admirable souffle religieux dont est animé le livre. En toute rigueur scientifique, sans parti pris confessionnel, Pierre Chaunu, historien protestant, présente, avec l'accent de la foi, l'aventure de l'homme, de tous les hommes, en marche vers le visage du Dieu vivant. « Puisqu'une histoire de l'Eglise ne peut être ce qu'elle devrait être : l'histoire de tous les hommes qui ont rencontré le Christ mort et réellement ressuscité sur le chemin qui conduit à la Vie éternelle, nous dédions ce destin à tous les hommes que nous avons exclus et qui auraient, tout autant que Martin Luther, mérité de retenir notre attention », écrit-il au seuil de son chapitre sur le Réformateur (p. 369).

 

M. Chaunu interroge le temps de l'Eglise comme on scrute les Ecritures, ou, mieux, il le scrute à travers les Écritures. Mais il lit cette histoire dans la dialectique chrétienne du péché et de la grâce. C'est ce qui explique sans doute les ruptures de ton de ce livre. Voilà aussi pourquoi M. Chaunu s'intéresse si peu aux conflits entre le Sacerdoce et l'Empire : cette montée de l'autonomie de l'Etat qui finit par nier, plus ou moins consciemment, le péché de l'homme. Exprimée par le premier Dante ou par un Marsile de Padoue, elle ne lui parait pas fondamentale. Ainsi se comprend pourquoi n'est nommé qu'une seule fois Joachim de Flore, ce prophète posthume qui a charrié les espoirs de tant de primitives utopies qui animaient les « spirituels » de l'époque. Nous comprenons mieux aussi pourquoi la Guerre des Paysans, lieu privilégié de l'historiographie de la Réforme, est à peine mentionnée, alors qu'elle fonde, par exemple, l'interprétation marxiste (avec Bloch ou Smirin comme le rappelle un récent livre d'Abraham Friesen). Voilà pourquoi les humanistes comme Érasme ne sont décrits qu'avec une sympathie réticente, et surtout pourquoi M. Chaunu nous libère de la description moralisante de ces « abus » de l'Église de la fin du Moyen Age, où les historiens du XIX° siècle, confondant le « mal vivre » et le « mal croire », voyaient les « causes de la Réforme ».

 

C'est que rien de tout cela n'importe vraiment dans le face à face du croyant avec son Dieu, véritable combat de Jacob qui fut celui de Luther, avec le si grand danger auquel il n'échappa point, de refuser la grâce de l'ecclésial. Ce qui intéresse Chaunu est le but que poursuivait Saint-Augustin en écrivant la Cité de Dieu : l'Église. Mais ici l'apologétique géniale d'Augustin s'est faite plus purement confession ».

 

Ainsi Pierre Chaunu a-t-il commencé devant nous à mettre en œuvre son « projet d'histoire religieuse sérielle » (p. 39). Accessible au lecteur cultivé tout en fourmillant d'intuitions, ce Ivre a surtout le mérite de contempler avec la lucidité de la foi les temps d'une Chrétienté éclatée au moment où, aux yeux de beaucoup, elle semble non seulement se diviser encore, certes autrement, mais surtout se dissoudre.


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