L'exemple de Pic de la Mirandole

Louis BOUTER
Appartenir à l'Eglise - n°5 Mai - Juin 1976 - Page n° 94

Tout l'article est joint.

LA figure de Pic de la Mirandole est généralement passée en symbole soit de la curiosité universelle des hommes de la Renaissance (on en retient alors surtout les langues innombrables qu'il aurait connues — en fait, elles n'étaient pas si nombreuses que cela), soit de leur prétention, héritée sans doute des théologiens médiévaux, mais, nous dit-on, poussée jusqu'à l'absurde : de tout savoir sur tout (c'est la plaisanterie de Voltaire qu'on répète sans s'être donné la peine de vérifier : Pic aurait ambitionné, dans ses fameuses « thèses », de traiter De omni re scibili... et ajoutait son commentateur goguenard, quibusdam aliis!).

 

Pour nombre de seiziémistes récents, cependant, Pic, avec son De dignitate hominis, est devenu le symbole anticipé d'une humanité qui se fait le centre du monde et prétend à en être le seul maître, évinçant déjà, implicitement au moins, le Dieu créateur. Plus exactement encore, il aurait devancé tel de nos existentialistes, pour qui l'essence de l'homme, c'est de ne pas en avoir de fixe, mais de pouvoir devenir librement tout ce qu'il ambitionnera. Ainsi, dès l'aube de la Renaissance, le programme de Feuerbach aurait été esquissé : reconquérir et s'attribuer tous les pouvoirs imaginaires que l'homme a jamais projetés sur la figure divine, pour les faire effectivement siens et s'établir lui-même à la place de ce Dieu détrôné.

 

Pic ainsi, avant Érasme, prendrait place, et au premier rang, parmi ces libérateurs supposés d'une humanité consacrant la mort de Dieu par son auto-déification. Chez l'un comme chez l'autre, les protestations d'orthodoxie ne seraient que des paravents et, bien loin de vouloir ramener le christianisme à ses sources les plus pures, ils auraient été des premiers à s'efforcer de le noyer dans son eau-mère, pour en faire ressortir, à la place du Dieu fait homme, une humanité qui n'hésite plus à se faire Dieu.

 

Pour ce qui est d'Érasme, on a vu récemment, après les travaux déjà de Halkin et quelques autres chercheurs sans idées préconçues de la sorte, le Père Chantraine faire la preuve définitive que ce prétendu initiateur de l'incrédulité moderne, en fait, n'avait rien voulu d'autre que ramener la théologie, avec le christianisme tout entier, non seulement à leur pureté mais à leur plénitude originelles [[G. Chantraine, «Mystère» et «Philosophie» du Christ selon Érasme, Paris-Gembloux, Duculot. 1971.]]. Le Père de Lubac, dans son dernier livre, un des plus érudits et critiques, mais aussi des plus passionnants qu'il ait écrits, vient de produire une démonstration tout analogue pour le cas de Pic [[ H. de Lubac, Pic de la Mirandole, Paris, Aubier-Montaigne, 1974.]]. Celui-ci, loin de noyer l'originalité du christianisme, à plus forte raison la vigueur de son théisme, dans un quelconque syncrétisme où toutes les religions et les philosophies religieuses pourraient être réduites à un plus petit commun dénominateur, et finalement résorbées dans la seule exaltation de l'homme par lui-même, s'est proposé exactement l'inverse : montrer dans la révélation évangélique l'unique plénitude vers laquelle tendait obscurément tout ce qu'il pouvait y avoir de valide dans les meilleures philosophies religieuses de l'humanité gréco-latine et dans les plus authentiques de ses expériences qu'on peut dire pré-mystiques.

 

Mais, à cette occasion, ce n'est pas seulement le vrai visage, combien attirant, d'une des personnalités les plus typiques des premières générations de la Renaissance qui nous est enfin restitué. C'est, sur un exemple justement très révélateur, les possibilités religieuses et culturelles que ce mouvement, dès ses origines, recelait qui sont ainsi remises au jour. Du coup, les sources mêmes se découvrent à nous de ce qu'il y a eu de meilleur dans la Réforme catholique des XVIe - XVIIe siècles, laquelle est bien plus et mieux qu'une « Contre-réforme ». Mais c'est surtout une révélation des immenses possibilités d'un renouveau de pensée et de foi chrétiennes puisant aux meilleures sources, et qui, alors, paraissait comme à portée de la main, mais qu'un mélange complexe de conflits politico-religieux et de simples régressions camouflées en progrès devait faire sinon avorter, du moins ne porter que bien peu des fruits qu'on pouvait en attendre. Et, par là, une telle étude dépasse de loin tout intérêt simplement historique, pour rejoindre nos plus actuelles préoccupations. Car, l'énorme déception qui risque aujourd'hui de se substituer aux espoirs illimités que le dernier Concile avait fait naître le montre bien : c'est faute d'avoir jamais entrepris sérieusement et mené à bien la tâche plus qu'entrevue, programmée et déjà bien entreprise par ces précurseurs, celle d'un ressourcement authentique du christianisme à l'intérieur de l'expérience la plus largement et profondément humaine, que l'Église se débat et continuera de se débattre, tant qu'on ne s'y sera pas sérieusement appliqué, entre un conservatisme mort et un pseudo-progressisme, en fait incapable de seulement parvenir à maturité. Ce grand et beau livre, ainsi, avec les travaux récents de Marc'hadour sur saint Thomas More, de Tellechea Idigorras sur Reginald Pole et Carranza, et celui de Chantraine déjà mentionné, prend place au premier rang d'une redécouverte de ce qu'aurait pu être la Renaissance et dont le programme, toujours irréalisé, est celui qui, aujourd'hui plus que jamais, s'impose à la pensée et la vie chrétienne inséparables.


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