Hans Urs VON BALTHASAR
L'Eucharistie
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n°13
Septembre - Octobre
1977 - Page n° 33
La manière dont le Christ unique se rend présent en chaque eucharistie aide à comprendre comment Jésus, qui a vécu en un lieu et un temps particuliers, peut sauver tous les hommes.
La première page, 33, est jointe ainsi que les deux dernières pages.
LE Verbe se condense ' (ou ' se raccourcit ') (' Ho logos pachynetai ou brachynetai ') : la formule se retrouve d'un bout à l'autre de la patristique grecque. Le Verbe divin, qui, en soi, est de par sa nature spirituelle présent dans tout l'univers qui baigne en lui, épouse en se faisant homme une figure limitée, condensée, imperméable [[Cf. Origène, Des principes 1,2,8 : « Le Fils de Dieu, entré dans la forme abrégée (brevissima) du corps humain », y fait pourtant connaître « la grandeur immense et invisible du Père ». La formule même remonte à Grégoire de Nazianze (Sermon sur l'Épiphanie ; PG 38,313 b). Maxime le Confesseur la commente dans les Ambigua (PG 91,1285 c - 1288).]]. Mais si, pour notre salut, il prend un corps et s'enfonce radicalement dans l'opaque et le dense, ne faudrait-il pas que l'intelligence spirituelle des chrétiens le fasse remonter à son état originel en le résolvant dans l'Esprit ? Une vision chrétienne plénière complètera cette version unilatérale, spiritualiste, en y ajoutant deux autres considérations. D'une part, le chrétien doit accompagner le Verbe de Dieu dans ses deux mouvements : il doit condenser et concrétiser le spirituel en l'incarnant authentiquement, et changer la chair en esprit en comprenant plus profondément le sens de l'incarnation [[Ainsi (d'après Evagre), Maxime le Confesseur, Centuries gnostiques II, 37 : «Dans la vie active du chrétien, le Verbe se condense par les vertus ; dans sa vie contemplative, il devient subtil par des pensées spirituelles et redevient ce qu'il était au commencement, Dieu-Verbe » (PG 90,1141 cd).]]. Et d'autre part, pour que cela soit possible, il faut concevoir - idée chère en particulier à Grégoire de Nysse - que la chair du Verbe incarné, une fois ressuscitée, est libérée des limites où elle se condensait pour être « mélangée » à l'infinité divine, sans bien sûr perdre son humanité [Il est souvent question, dans la Réfutation d'Apollinaire, de ce « mélange », qui ne signifie pas une fusion mutuelle, mais, d'après le vocabulaire stoïcien, une compénétration mutuelle dans laquelle les substances se maintiennent (dans GNO 111, I, éd. F. Müller, Leyde, 1958). De même, plus tard, chez Jean Scot Erigène.]].
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La concentration de la faute sur l'unique « corps qui porte les péchés » (ho logos pachynetai; cf. Jean 1,29 ; 2 Corinthiens 5,14.21 ; Galates 3,13 ; Ephésiens 2,14-16) est en même temps l'extension à l'universel de cet homme unique, exemplaire et « dernier » (cf. 1 Corinthiens 15, 45s.) ; ainsi, sa résurrection signifie aussi bien l'inversion que la suite logique de ce qui a été commencé dans l'Incarnation et dans la Passion : Celui qui « a puissance sur toute chair » (Jean 17,2), la puissance de tout assumer en soi, a maintenant la puissance correspondante de se donner à tout ce qu'il a représenté, dans une eucharistie à laquelle aucune limite n'est fixée, ni par l'existence personnelle de Jésus « au ciel » après la Résurrection (9), ni par la transfiguration de toute la Création après la Parousie, car le Fils de Dieu fait homme est pour l'éternité la médiation eucharistique à travers laquelle nous pourrons avoir part à la vie trinitaire de Dieu (10).
Dans la mesure où cette médiation se communique à nous comme quelque chose de suprêmement concret — Jésus en chair et en os —, elle se donne à nous en même temps comme ce qui nous est le plus familier, comme ce qu'il y a de plus élémentaire dans le fait d'être homme, comme ce qui est l'objet de notre plus ardente nostalgie, comme un style d'humanité qui ne constitue plus un écran fini devant l'infini, qu'il faudrait percer pour atteindre ce dernier, mais qui est « le chemin », « la porte » unique (Jean 14,6 ; 20,7), et comme une humanité que sa sainteté ne sépare pas éternellement de notre condition pécheresse, mais où, parce que c'est notre péché qu'elle a porté nous voyons les traces des clous de ses mains et de ses pieds, et sa plaie au côté —, est fournie la preuve que justement dans ces blessures, nous sommes à l'abri, chez nous pour toujours.
ON ne pourra dire que ceci : l'ultime eucharistie du Fils après la Parousie— aux « noces de l'agneau » (Apocalypse 19,7) — sera un acte d'engendrement et de don de soi in-fini sous tous les rapports, car, à ce moment-là seulement, la fiancée Eglise sera définitivement devenue « épouse de l'agneau » (ibid. 21,9).
En attendant, l'eucharistie reste liée au régime sacramentel valable à l'intérieur du temps ; non pas (comme on l'a souvent cru) parce que Jésus aurait à surmonter une distance entre son existence céleste et la manière dont il se rend présent sur terre ; mais parce que nous-mêmes, dans notre existence temporelle, nous avons besoin que nous soient alloués des « temps forts », des événements qui taillent pour ainsi dire
(9) Comme s'il était obligé, .à cause de sa présence eucharistique sur terre, de se « déplacer » on ne sait trop comment, ou d'exercer une « action à distance ».
(10) Karl Rahner, « Die ewige Bedeutung der Menschheit Christi für unser Gottesverhöltnis » dans Schriften zur Theologie III, 1956, p. 47-60.
dans l'écoulement continu du temps des encoches où notre pied puisse s'appuyer dans sa marche vers l'éternité. Il serait stupide et ingrat envers Dieu de vouloir aller au-delà de cette « économie », par exemple parce que le Christ, simplement comme homme transfiguré, serait déjà sans elle présent partout et qu'on pourrait se passer d'une présence eucharistique « particulière ». Autant dire qu'on pourrait se passer d'une absolution sacramentelle, parce que l'absolution est déjà universelle à partir de la Croix ou du baptême, voire parce que la grâce du Christ se rend présente pour tout homme, même non baptisé (de façon « transcendantale »), etc.
Il ne faudra pas, enfin, négliger le caractère trinitaire de l'eucharistie. Le Père est, comme on l'a dit, l'hôte, et le Fils est le repas royal qu'il distribue. Le Fils lui-même lui en rend grâces, et nous le faisons avec lui dans la prière d'action de grâces (eucharistie), qui dans le canon de la messe s'adresse exclusivement au Père. Mais c'est l'Esprit qui est, comme toujours, celui qui accomplit, qui rend présent. Il est du même coup celui qui unit : de même qu'il constitue et qu'il annonce l'unité du Père et du Fils dans la disposition qui les fait se donner l'un à l'autre, de même il accomplit l'unification du Christ et de l'Eglise (et la nôtre, dans la mesure où nous sommes membres de l'Eglise). Et de même qu'en Dieu, il est ce qu'il y a de plus subjectif (l'union dans l'amour), et ce qu'il y a de plus objectif (ce qui atteste l'amour entre le Père et le Fils), il est aussi les deux dans cette unification : ce qu'il y a de plus subjectif (l'amour eucharistique de Dieu répandu en nos cœurs, l'Esprit dans lequel, comme frères et membres du Fils, nous crions « Abba, Père »), et ce qu'il y a de plus objectif (car, de même qu'il était la règle divine qui donnait sa forme à l'obéissance du Fils fait homme, il forme maintenant l'ordre sacramentel et liturgique de l'institution ecclésiale, afin de nous communiquer, dans une forme vivante, la vie ainsi formée).
Hans-Urs von BALTHASAR (Traduit de l'allemand par Rémi Brague)
Hans-Urs von Balthasar, né à Lucerne en 1905, prêtre en 1936. Membre associé de l'Institut de France ; membre de la Commission Théologique Internationale. Sa dernière bibliographie (Einsiedeln, Johannes Verlag, 1975) compte 58 pages. Dernières oeuvres parues : Theodramatik, II, « Die Personen des Spiels, I (Der Mensch in Gott) » (Einsiedeln, Johannes Verlag, 1976) ; en français : Le complexe anti-romain, Essai sur les structures ecclésiales (Paris-Québec, Apostolat des Editions et Editions Paulines, 1976) ; Adrienne vori Speyr et sa mission théologique (Paris, Apostolat des Editions, 1976).
Hans Urs von Balthasar
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