Kierkegaard est souvent considéré comme le tenant d’une foi paradoxale, voire irrationnelle, mais sa position est en réalité nuancée. Le paradoxe ultime auquel il conduit réside dans la nécessité d’avoir à apprendre de Dieu même que l’on est soi-même pécheur.

Paradoxes de l’Incarnation selon Kierkegaard

L’Incarnation représente la pointe de l’idée de paradoxe. Il est paradoxal que l’Éternel se fasse temporel, paradoxal que Dieu se fasse homme, paradoxal que Dieu puisse s’humilier jusqu’à la mort – et la mort de la croix (Philippiens 2, 8). Mais la question se pose de savoir si ce terme de paradoxe n’est pas une manière polie de déguiser la contradiction. On peut certes considérer que le paradoxe est le seuil du mystère. Mais on peut aussi choisir d’accentuer non pas le mystère mais la contradiction. Kierkegaard représente une figure majeure de cette seconde tendance. Pour lui, le paradoxe chrétien n’est pas une aporie qui dilate l’esprit mais un « paradoxe absolu » qui relève de « l’absurde ¹ ». La raison se fracasse sur cette impossibilité et s’y fracasse si bien qu’« elle ne peut pas aller plus loin » ni « via negationis ni via eminentiae ² ». Le paradoxe reste et doit rester un point de butée. La tâche du croyant consiste alors à aiguiser le sérieux du paradoxe, en refusant de le médier, de le relativiser ou de le dépasser, conscient que l’expliquer reviendrait en fait à « perdre la foi ³ ». En un sens différent du vieil adage attribué à tort à Tertullien, le chrétien « croit l’absurde » ou « croit en vertu de l’absurde » (credo quia absurdum) ⁴. Et ainsi la foi revient à « perdre la raison », suivant une expression à double sens que Kierkegaard affectionne ⁵...

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 1 OC X 198. Les références françaises sont données d’après l’édition des Œuvres complètes de Søren Kierkegaard, trad. de P.-H. Tisseau et E.-M. Jacquet-Tisseau, 20 volumes, Paris, Éditions de l’Orante, 1966-1986 (notée OC) et Journaux et Cahiers de notes, trad. E.-M. Jacquet- Tisseau et F. Fleinert-Jensen, 2 volumes, Paris, Fayard/L’Orante, 2007-2013, (noté JCN). Les quelques références au danois correspondent aux Søren Kierkegaard Skrifter, 55 volumes, Copenhague, Gads Forlag, 1997-2013 (notée SKS).

  2 OC VII 43.

 3 OC X 209

 4 Citation apocryphe quoique abondamment diffusée. Tertullien ne dit pas « credo quia absurdum » à propos de la résurrection du Christ, mais :« Le Fils de Dieu est-il mort ? C’est croyable en tant qu’inepte [credibile est quia ineptum est]. Il a été enseveli, il est ressuscité : cela est certain en tant qu’impossible [certum est quia impossibile] », De carne Christi, V, 4 ; trad. fr. modifiée Jean-Pierre Mahé, Paris, Cerf, 1975, p. 228-229 (SC 216).

 5 OC XVI 241 ; « perdre la raison pour gagner Dieu » OC XVI 195.