n°293 Les paradoxes de la foi Mai - Juin 2024*


Le paradoxe, cette coexistence de principes opposés, habite le labeur intellectuel comme une provocation : on veut l’éliminer par une synthèse d’ordre supérieur pour dominer son objet mais toujours il resurgit là où on ne l’attendait pas. L’Écriture Sainte et la Tradition sont remplies de paradoxes, nous révélant un Dieu parfaitement transcendant au monde et pourtant ému aux entrailles par ses créatures, un Christ vrai Dieu mais aussi vrai homme, victorieux de la mort par sa mort même, en fin une grâce totalement imméritée mais qui donne à l’homme de mériter. Voilà qui exige de nous une profonde conversion de l’intelligence à la rigueur de l’amour divin.

 

Page Titre Auteur(s)
7 Editorial: Marcher à côté pour marcher droit... Florent URFELS
15 Bienheureux ceux que Dieu surprendra toujours Jean DUCHESNE
30 Le secret des paradoxes Emmanuel CATTIN
42 Eunome, l’hérétique qui refuse le paradoxe − Le Contre Eunome de Grégoire de Nysse Bernard POTTIER
57 Paradoxes de l’Incarnation selon Kierkegaard Joséphine JAMET
70 Newman sur la probabilité et le mystère − Dire et contredire pour approcher de la Vérité Roderick STRANGE
82 La présence du mystère − Structures paradoxales dans la théologie de Balthasar Roberto CARELLI
98 Les structures paradoxales dans les écrits de Jean de la Croix Iain Scott MATTHEW ODC
113 L’opulence des mains vides − Bernanos, Thérèse et Corps mystique Jean de SAINT-CHÉRON

Editorial de Florent Urfels: Marcher à côté pour marcher droit

Jean Duchesne : Bienheureux ceux que Dieu surprendra toujours

Les Béatitudes ne sont pas une paradoxale recette du bonheur qui serait absurdement promis aux malheureux et aux faibles. Mais le Christ y révèle sa propre gloire, qui ne se possède pas et consiste à se donner sans rien garder ni craindre de rien perdre.

 Emmanuel Cattin : Le secret des paradoxes

En première approche, la Bible se positionne à côté du régime normal de l’apparition des êtres. Elle fait le choix du paradoxe, mais pour nous faire découvrir que c’est nous-même qui sommes à côté de l’apparition de Dieu. Tel est le prix à payer, le signe de contradiction renversant notre raison mondanisée pour nous faire accepter la rigueur de l’amour divin.

 Bernard Pottier : Eunome, l’hérétique qui refuse le paradoxe − Le Contre Eunome de Grégoire de Nysse

Eunome de Cyzique peine à accepter le paradoxe de la Trinité et le contourne en recourant à un émanatisme philosophique subtil. Grégoire, en réfutant cette hérésie, se trouve conduit à approfondir le paradoxe de l’Incarnation.

 Joséphine Jamet : Paradoxes de l’Incarnation selon Kierkegaard

Kierkegaard est souvent considéré comme le tenant d’une foi paradoxale, voire irrationnelle, mais sa position est en réalité nuancée. Le paradoxe ultime auquel il conduit réside dans la nécessité d’avoir à apprendre de Dieu même que l’on est soi-même pécheur.

 Roderick Strange : Newman sur la probabilité et le mystère − Dire et contredire pour approcher de la Vérité

« La probabilité est le guide même de la vie » est une phrase qui a accompagné Newman. Conscient des limites du langage, il soutenait que des notions paradoxales ou contradictoires peuvent, prises ensemble, établir une authentique certitude.

 Roberto Carelli : La présence du mystère − Structures paradoxales dans la théologie de Balthasar

Le paradoxe est une figure synthétique de la pensée de Balthasar en tant que développement incessant d’une logique de l’amour. Celle-ci, à tous les niveaux, est « unité de la différence » interprétant les tensions théologiques et anthropologiques présentes dans l’être fini comme une réverbération de l’être infini.

  Iain Matthew : Les structures du paradoxe chez saint Jean de la Croix

Des contrastes inattendus et des conjonctions surprenantes caractérisent le langage, et même la vie, de saint Jean de la Croix. Après avoir proposé un modèle d’interprétation de son œuvre, Iain Matthew examine cinq de ses caractéristiques paradoxales.

Jean de Saint-Cheron : L’opulence des mains vides − Bernanos, Thérèse et Corps mystique

Exprimé à quarante ans de distance par sainte Thérèse de Lisieux et Georges Bernanos, le paradoxe des mains vides est double : les mains du serviteur de Dieu sont dites vides parce qu’elles ont tout donné ; mais, étant vidées, elles font aussi toute la richesse de leur propriétaire

Marcher à côté  pour marcher droit...

Socrate et Jésus

Selon l’étymologie, le paradoxe est une pensée qui s’écarte (para) de l’opinion commune (doxa). Car, en tout, une opinion nous précède. Nous ne l’avons pas élaborée mais nous l’avons assimilée par les mille canaux invisibles de la culture. Dans le monde de l’art, des sciences, en économie ou en politique, jusqu’en philosophie et en théologie, nous croyons que telle chose est ainsi et pas autrement. Ce prêt-à-penser est tout simplement nécessaire pour vivre, sans lui nous ne pourrions nous orienter dans la société, ni comprendre ce qui nous arrive, ni communiquer avec autrui. Il se dépose souvent dans la forme littéraire du proverbe, lequel condense l’expérience commune et le logos que celle-ci engendre. Il n’y a aucune originalité à dire que le méchant finira mal mais il importe de le dire quand même. C’est la doxa des hommes et aussi la Parole de Dieu : « Bien mal acquis ne profite jamais » (Proverbe 10,2). Ce patrimoine sapientiel fort ordinaire fait, lui aussi, partie de l’Écriture Sainte.

Puis surgit l’autre fonction de l’intelligence, la fonction critique, celle qui brusquement interroge le bien-fondé du « on dit », de la doxa, qui réclame des preuves, qui oppose des contre-exemples. La raison qui marche à côté, la raison paradoxale. Dans notre univers occidental, la figure socratique lui sert de porte-parole. Socrate ne se contente pas de répéter ce que tout le monde a toujours dit, ce qui est tellement ancré dans les mœurs que l’on craindrait d’offenser les dieux en suggérant que, peut-être, il n’en est pas ainsi. Au contraire, il veut remonter à la racine de la pensée, au « pourquoi » ultime ou au « parce que » fondateur. Toujours Socrate questionne, valorise le point de vue opposé, la difficulté à faire entrer les cas particuliers dans la loi générale. Il manie le paradoxe, non pas seulement comme un artifice rhétorique permettant de capter l’attention de l’auditoire mais comme le chemin de la vérité. Double paradoxe, d’ailleurs, car si Socrate s’efforce de convaincre celui qui croit savoir qu’en réalité il ne sait pas, il montre aussi que celui qui croit ne pas savoir, en réalité, n’est pas aussi ignorant qu’il l’imagine. Ainsi le petit esclave de Ménon à qui Socrate fait comprendre comment, à partir d’un carré, obtenir un carré de surface double. La doctrine platonicienne de la réminiscence éclaire le paradoxe : celui qui croit savoir a oublié, celui qui comprend ce qu’il ignorait auparavant, en réalité, ne fait que se souvenir.

On a parfois comparé Jésus à Socrate, par leur capacité à rejoindre tous les authentiques chercheurs de vérité, leur manque de considération pour les institutions les plus honorables quand elles ne remplissaient plus leur mission, surtout par leur mort injuste précédée d’un symposium où leur message essentiel était confié à des amis. Harnack les rassemblait dans un commun éloge : « Jésus-Christ et Socrate, les deux noms désignent les plus sublimes souvenirs que possède l’humanité 1. » Le rapprochement est forcément limité mais non sans pertinence, à tel point qu’on pourrait évoquer un « paradoxe christique » comme l’on parle du « paradoxe socratique ». Non pas exactement le paradoxe paulinien de la Croix, mais celui de l’enseignement du Christ rapporté par les Évangiles. Ici apparaît encore une grande différence : il s’agit moins de réfléchir aux grandes notions par lesquelles l’homme structure son existence – le juste, le beau, le vrai... – que d’entrer dans une orthopraxie toute nouvelle, celle du Royaume de Dieu.

Ainsi du « Sermon sur la Montagne », ce grand discours où Jésus, tel un nouveau Moïse, explicite la justice surpassant celle des plus pointilleux en la matière, les pharisiens (Matthieu 5, 20). L’exigence est tellement radicalisée qu’elle semble impraticable : « Si quelqu’un traite son frère de fou, il sera passible de la géhenne de feu » (5, 22) ; « Tout homme qui regarde une femme avec convoitise a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur » (5, 28) ; « si quelqu’un te réquisitionne pour faire mille pas, fais-en deux mille avec lui » (5, 41). Et le paradoxe est pour ainsi dire élevé au carré dans la séquence des béatitudes qui précède : « Heureux ceux qui pleurent... » (5, 4) ; « Heureux ceux qui ont faim... » (5, 6) ; « Heureux ceux qui sont persécutés... » (5, 10). Certes, on peut toujours s’emparer de ces textes en leur donnant un cadre interprétatif plus conforme à la sagesse chrétienne. « Regarder une femme avec convoitise, ce n’est pas moralement la même chose qu’un adultère, mais Jésus nous fait prendre conscience du chemin dangereux qui commence par un regard et s’achève dans le péché consommé. » Une telle entreprise herméneutique n’est pas sans mérite mais il ne faudrait pas qu’à force de sagesse l’on recouvre le cœur même de l’Évangile. Jésus ne mettrait-il pas en garde contre ce péril en déclarant, dans le même Sermon : « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel devient fade, comment lui rendre de la saveur ? » (5,13). Et ce qui est vrai des commandements l’est plus encore des béatitudes. Jean Duchesne parle ici « d’inconvenances à ne pas esquiver » parce qu’elles dessinent, en creux, le portrait de Jésus lui-même 2, de sa propre béatitude qui n’est pas différente de celle qu’il nous donne déjà aujourd’hui et qu’il donnera plus encore dans le monde à venir.

Le paradoxe de la Croix

Dans l’Ancien Testament grec (LXX), les mots de la racine paradokeo n’apparaissent qu’une petite vingtaine de fois et presqu’exclusivement dans les livres deutérocanoniques. Bien souvent le sens véhiculé est assez faible : « étonnant », « merveilleux », voire simplement « différent ». Cependant un passage de la Sagesse de Salomon mérite d’être retenu, la longue méditation sur l’exode qui occupe presque la moitié du livre (ch. 11-19). L’auteur y met en exergue l’étonnante action divine capable d’utiliser, pour son dessein de salut, les éléments du monde à côté et même parfois contre (paradoxe !) leurs propriétés naturelles. Ainsi « la pierre étancha la soif » des israélites (Sagesse 11,4 ; allusion à Exode 17,1-7) et la manne, qui fondait au soleil, pouvait être cuite sur un feu (Sagesse 16,22 ; allusion à Exode 16,23). Et l’auteur de conclure : « Ton peuple fit l’essai d’une voie paradoxale (paradoxos odoiporia), tandis que [les Égyptiens] allaient trouver un genre de mort inconnu » (Sagesse 19,5). Ce n’est donc pas tant la capacité de l’homme à interroger socratiquement le réel que retient la Bible, mais plutôt la malléabilité de la Création dans les mains du Dieu Rédempteur. Ce qui met en crise, radicalement, la pensée humaine : sur quoi fonder une connaissance exhaustive du monde si celui-ci peut changer ses propriétés au gré de Dieu ? à quoi raccrocher la sagesse des hommes quand, par la Croix de Jésus, Dieu l’a rendue folle (1 Corinthiens 1,20) ? Le paradoxe philosophique n’est certes pas contesté mais fait pâle figure à côté du paradoxe théologique. Le premier n’est même pas une ébauche naturelle du second puisque – précisément ! – il ne franchit pas les limites de la nature... Pour autant, le croyant n’est pas condamné au mutisme mais invité à une conversion profonde de son intelligence qui, elle aussi, doit rejoindre le Verbe crucifié avant de découvrir les mots du Salut. Saint Paul est le premier à opérer ce travail et il nous invite à le suivre. « Le paradoxe n’est “logique” qu’au sens où il obéit au logos de la croix, dont il est la manifestation 3. »

La Tradition ecclésiale n’a eu de cesse d’expliciter le logos de la Croix, prolongeant ainsi le geste paulinien. Les premiers objets de sa réflexion sont aussi les plus importants : le Christ, la Trinité.

Confrontés à diverses opinions mettant en danger la réalité du Salut, les Pères citaient la Sainte Écriture mais cela ne suffisait pas puisque leurs adversaires faisaient de même : n’est-ce pas en invoquant Proverbes 8,22 (LXX) : « le Seigneur m’a créée, principe de ses voies », qu’un Arius déniait au Fils la pleine divinité ? C’est pourquoi la question herméneutique était consubstantielle au développement du dogme. Pour interpréter l’Écriture, la raison a son rôle à jouer mais une raison qui ne demeure pas intouchée par la foi, même et surtout quand elle mobilise des catégories philosophiques. Exemplaire est le cas d’Eunome de Cyzique qui, au IVe siècle, refuse le paradoxe trinitaire au nom d’un rationalisme strict. Prenant comme stricts synonymes « divin » et « inengendré », il élabore un système trinitaire en définitive assez proche du néo-platonisme. Mieux encore que Basile de Césarée, c’est Grégoire de Nysse qui lui répondra en approfondissant l’Incarnation du Fils qui, seule, peut révéler la Trinité. Sa pensée est peut-être moins subtile que celle d’Eunome mais elle est incomparablement plus profonde. « Le paradoxe dogmatique de l’incarnation n’est pas si difficile à saisir, dans un premier temps, mais il nous force à revoir toute notre conception de Dieu, du créé, de notre humanité même 4.» L’orthodoxe et le paradoxe ont décidément partie liée : pour marcher droit, il faut marcher à côté.

Croire et aimer

Déjà le paradoxe socratique traçait le chemin de la vérité, mais d’une vérité qui demeurait idéelle. Nourri par la révélation biblique où le Salut des hommes se construit dans l’histoire, Hegel amplifiera la démarche critique jusqu’à une contradiction polaire qui ne se résout que dans l’événement par hypothèse imprévisible. Avec le philosophe de l’Esprit, il n’y a plus d’un côté la doxa des masses et de l’autre l’opinion isolée de celui qui s’efforce d’accéder à la vérité. Mais opposition, confrontation, lutte à mort entre des aspects a priori irréconciliables de la vérité. Le paradoxe change de sens. Il ne s’agit plus de marcher – temporairement – à côté du « on-dit » mais bien d’éprouver l’égale pertinence des points de vue contraires, par exemple d’une liberté réelle et d’une nécessité tout aussi indéclinable. Toujours la vérité est double, paradoxe déconcertant avant que d’être résolu par l’Esprit advenant à soi dans les contradictions de l’histoire. La Philosophie, pour Hegel, serait la fin du processus et elle s’inaugure à même la pensée du docte professeur de Berlin puisque lui, le premier, a saisi son authentique mouvement dialectique.

Avec Hegel, la raison unifiante garde eschatologiquement tous ses droits, quand bien même sa trajectoire critique semble plus mortifiante que la maïeutique socratique. Il n’en ira pas de même avec ce grand opposant au système hégélien qu’est Kierkegaard. Pour ce dernier, le paradoxe ne doit pas être levé, il ne doit pas se dissoudre dans la synthèse rassurante mais au fond idolâtre d’elle-même. Bien plutôt faut-il le conserver, dans son opposition interne, comme l’appel que Dieu adresse à l’homme brisé. Le paradoxe oblige, il force à choisir entre l’auto-idolâtrie confortable de la raison (et de la morale) et le saut mortel de la foi. Par lui-même, l’homme sait déjà beaucoup de choses de Dieu : son existence, sa toute-puissance, sa justice... à tel point que ce savoir énerve notre capacité à accueillir sa Parole ! Quand Dieu demande à Abraham de sacrifier Isaac, Dieu se met à côté de la religion, à côté des bonnes mœurs des bonnes gens. « Il n’est pas bien de tuer son propre fils, Dieu ne peut exiger cela de moi », se répète le pauvre Abraham portant le feu et le couteau. Mais Abraham est grand en ceci qu’il abandonne la doxa pour la foi. « Crainte et tremblement me pénètrent, un frisson me saisit » (Psaume 54,6 cité par saint Paul en Philippiens 2,12). Crainte et tremblement sont consubstantiels à la foi qui supporte le paradoxe, nous dit Kierkegaard. Non que la foi serait par elle-même absurde. Le prétendre, ce serait encore une manière de nous anesthésier en enfermant la foi dans un concept rassurant (le concept de l’absurde !). Non, le vrai paradoxe, le vrai scandale, c’est l’abîme séparant l’homme pécheur du Dieu saint, redoublé infiniment par l’abîme de la miséricorde divine 5. Dans une ambiance différente, John-Henry Newman réfléchit lui aussi à la percée que la foi représente par rapport à un système conceptuel fermé et totalisant. Comment l’homme arrive-t-il concrètement à croire en des vérités surnaturelles ? Par quel mouvement la conscience rationnelle peut-elle adhérer à des dogmes qui, tout en demeurant hors de ses prises, ont néanmoins leur place en elle ? Voilà le genre de questions que le Newman catholique se pose en 1870, lorsqu’il publie sa Grammaire de l’assentiment. Le mot même de « paradoxe » y apparaît rarement et n’est certainement pas un terme technique structurant sa thèse. Mais cela n’empêche qu’à travers un autre lexique (par exemple celui de « mystère ») il se confronte à l’aspect paradoxal de la foi. En témoigne ce passage : « Un homme d’une intelligence ordinaire sera tout de suite frappé par l’apparente contradiction entre les diverses propositions qui constituent le dogme céleste, et, en raison de l’activité spontanée de son esprit, et par une association habituelle, il sera poussé à considérer le dogme dans la lumière de cette contradiction de sorte que, tenir l’une et l’ensemble de ces propositions séparément sera pour un tel homme la même chose que tenir le mystère en tant que mystère 6. » Mieux encore, Newman établit que la raison qui opte pour le christianisme sur la base de probabilités – et il ne peut en être autrement si l’on ne veut pas immanentiser le surnaturel – trouve une sorte de guide dans la capacité du dogme à maintenir ensemble les éléments opposés du mystère. Nourri depuis longtemps par les Pères de l’Église, l’auteur des Ariens du IVe siècle est particulièrement sensible à cette dimension de la foi. Le paradoxe acquiert même chez lui une force heuristique. « C’est en disant et contredisant ce que nous percevons des mystères divins que nous approchons progressivement de leur vérité 7. »

L’achèvement du paradoxe (au double sens du mot « achèvement ») s’exprime peut-être dans le commandement de l’amour. « Aimez vos ennemis [...] Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les publicains eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? » (Matthieu 5,44.46) Car s’il est vrai que la tendance spontanée de l’amour humain est dans la réciprocité, l’amour de Dieu est au contraire caractérisé par une radicale dissymétrie. « La preuve que Dieu nous aime », dira saint Paul, « c’est que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs » (Romains 5,8). Le premier à avoir aimé ses ennemis, jusqu’à en mourir, c’est Jésus-Christ. Et c’est ici qu’une forme de supériorité du Bien (ou de l’amour) sur le Vrai, du moins à notre niveau de créature, peut apparaître. Car même si le logos de la Croix emprunte une forme paradoxale, le mouvement de l’intelligence à la recherche du vrai ne peut pas ne pas tendre à l’unité et donc à la réduction synthétique du paradoxe. Certes, la volonté peut suspendre cette tendance pour une raison supérieure, mais l’intelligence en tant que telle n’y trouvera pas forcément son compte. Et voici que l’aporie se dégage lorsque l’on considère non plus le Vrai mais l’Amour. Car l’amour conjoint le dynamisme unifiant propre à l’intelligence à un autre dynamisme, qui celui-ci renforce la singularité des deux amants. Lorsque deux êtres s’aiment, ils ne font plus qu’un ; mais leurs différences s’accusent et ils sont, davantage qu’auparavant, deux. Dans l’amour, unité et dualité croissent de pair, à tel point que l’on peut non seulement aimer ses amis, mais aussi ses ennemis ! L’amour des ennemis ne brise pas l’amour mais suscite la conversion de l’ennemi en ami. Bref, ce qui demeure paradoxe pour l’intelligence peut se résoudre en une évidence extrêmement simple pour la liberté qui aime. Hans Urs von Balthasar fait partie de ces théologiens qui, sans aucunement répudier la requête intellectuelle immanente à la théologie, recherchent une transmutation de cette dernière par la considération de l’amour. Il faut lui reconnaître une lignée de prédécesseurs qui, sensibles au paradoxe, au mystère, à la polarité, lui ont préparé le terrain. Roberto Carelli mentionne Henri de Lubac, Erich Przywara, Gustav Siewerth, Ferdinand Ulrich et Romano Guardini. Mais nul mieux que le théologien de Bâle n’a réfléchi christologiquement et trinitairement le paradoxe de l’amour comme « milieu vivant » pour la théologie 8. Sa pensée n’est pas paradoxale par méthode mais, pour ainsi dire, par spiritualité : spiritualité johannique, spiritualité de l’amour.

Au bout du paradoxe chrétien

Une autre ligne mérite d’être suivie en aval de la théologie universitaire, et c’est la théologie spirituelle ou théologie mystique. Jean de la Croix est ici un maître car, s’il connaît bien la scolastique de son temps (à la différence de Thérèse d’Avila), il mesure aussi combien ce type de discours peine à accompagner l’itinéraire de l’âme vers Dieu. La création poétique, inspirée par la Bible et par sa propre expérience de prière, est ici plus féconde par la liberté langagière qu’elle autorise. Et Jean de multiplier les paradoxes qui fonctionnent à l’instar des paraboles de Jésus : repoussant les tièdes par leur illogisme apparent, elles attirent les âmes assoiffées de Dieu. Iain Matthew en épingle cinq 9 mais c’est « la beauté de la misère » qui nous paraît particulièrement représentatif de ce que le Carme espagnol a vécu dans son histoire tourmentée jusqu’à l’inhumain cachot. Beauté paradoxale qui n’est pas différente de la beauté du Crucifié, celui « qui n’a plus figure humaine » (Isaïe 52,14), et que Balthasar met au cœur de sa propre démarche théologique.

Dans la même ligne carmélitaine mais avec d’autres accents, Thérèse de Lisieux expose le cœur de sa spiritualité dans un texte du 9 juin 1895 : « Au soir de cette vie, je paraîtrai devant vous les mains vides, car je ne vous demande pas, Seigneur, de compter mes œuvres... » On a pu voir dans la petite voie de Thérèse une forme de transposition spirituelle de l’intransigeance luthérienne du sola fide. La comparaison n’est pas impertinente pourvu que l’on insiste sur la grande différence séparant la religieuse française du réformateur allemand. Pour Luther, il s’agit de prendre au sérieux l’Évangile paulinien (tel qu’il le comprend) dénonçant la vanité humaine face à la grandeur de Dieu. C’est au plan ontologique – même si ce grand pourfendeur de la philosophie ne goûterait guère ce lexique – que se situe la débilité des actes humains. L’homme existe devant Dieu par la foi seule, c’est-à-dire par une adhésion de la conscience au Christ crucifié, et non par ses bonnes œuvres. Thérèse n’a en revanche nul désir de contester la doctrine catholique du mérite. Et si elle affirme qu’elle paraîtra « les mains vides », cela n’est point pour décourager le sérieux de l’ascèse religieuse : elle-même a d’ailleurs été exemplaire sur ce point. Bien plutôt s’agit-il de garder jusqu’au bout, y compris dans l’acte méritoire que la grâce fait poser, la conscience de la grâce imméritée. Seul l’horizon du non-mérite permet au mérite d’apparaître, et c’est là le paradoxe thérésien – ou tout simplement catholique. N’est-il d’ailleurs pas révélateur que le texte des « mains vides » soit intitulé par la carmélite de Lisieux : « acte d’offrande » ? « Les mains vides sont celles qui peut-être ont tout donné, mais qui n’en veulent rien savoir. Celles qui se sont laissé dépouiller, mais de ce qu’elles n’avaient pas 10. »

Il est beau de découvrir en la petite Thérèse, humble jusque dans la médiocrité littéraire de ses manuscrits, une forme d’incarnation du paradoxe chrétien. En définitive, celui-ci s’adresse moins à notre intelligence qu’à notre liberté, faite pour aimer et être aimée, et à ce compte, peu importe celui qui donne et celui qui reçoit. « Ô Marie, si j’étais la Reine du Ciel et que vous soyez Thérèse, je voudrais être Thérèse afin que vous soyez la Reine du Ciel 11 ! »


 1 Adolf von HARNACK, Sokrates und die alte Kirche, Berliner Rektoratsrede 1900.

 2 Voir ci-dessous l’article de Jean DUCHESNE, « Bienheureux ceux que Dieu surprendra toujours », p. 15

 3 Emmanuel CATTIN, « Le secret des paradoxes », p. 30

 4 Bernard POTTIER, « Eunome, l’hérétique qui refuse le paradoxe », p. 42.

 5 Voir l’article de Joséphine JAMET, « Paradoxes de l’Incarnation selon Kierkegaard », p. 57.

 6 John-Henry NEWMAN, Grammaire de l’assentiment, Paris, Ad Solem, 2010, p. 192.

 7 Roderick STRANGE, « Newman sur la probabilité et le mystère », p. 70.

 8 Voir l’article de Roberto CARELLI, « La présence du mystère – Structures para- doxales dans la théologie de Balthasar », p. 82.

 9 Voir l’article de Iain MATTHEW, « Les structures du paradoxe chez saint Jean de la Croix », p. 98.

 10 Jean de SAINT-CHERON,«L’opulence des mains vides », p. 113.

 11 Phrase écrite par sainte Thérèse le 8 septembre 1897, au verso de l’image de Notre-Dame-des-Victoires sur laquelle elle avait collé la petite fleur blanche donnée par son père dix ans plus tôt, le 29 mai 1887.


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