Devenir enfin le gardien de son frère

Les revendications de liberté et d’égalité nous semblent naturelles parce que légitimes− mais ne sont-elles pas
trop souvent contradictoires dans la vie publique ? Quant à la fraternité, la plus simple expérience humaine nous
montre qu’elle ne va pas de soi – à moins de penser l’accès à notre filiation.

Devenir enfin le gardien de son frère

                                   I.

Ne vivons-nous pas en une époque privilégiée, dans une société exceptionnelle, qu’éclairent des lumières que rien ne pourra jamais plus éteindre – les valeurs de la démocratie, la liberté, l’égalité et la fraternité ?

Et comment les contester, puisque, à force d’inclure toutes choses et d’exclure toute exclusion, nous reculons toujours plus loin les limites de la tolérance ? Bien entendu, nous admettons encore des crimes intolérables, nous les définissons même avec soin et en détail, mais toujours à notre gré et à notre avantage ; l’intolérable varie selon nos modes, nos goûts et nos passions et à la fin selon nos intérêts ; les idéologies ne nous manquent pas pour nous les accommoder, c’està-dire pour accuser nos adversaires, voire pour nous en inventer de toutes pièces et pour innocenter tous les forfaits qui nous servent. Et pourtant, dans tous les cas, le songe creux de ces valeurs se protège, nous protège par le mensonge, voile de notre mauvaise conscience.

La liberté, telle que nous l’entendons, se veut sans devoir ni responsabilité, elle apparaît donc sans direction ni signification. Elle se réduit à libérer la parole, parole qui, le plus souvent, tournant en roue libre, s’affole de ses revendications sans fin ni frein. La parole se corrompt parce qu’elle ne libère justement qu’un bavardage hagard. Ou plutôt la liberté ne se libère qu’en parole. Et la parole elle-même, ne disant rien que sa prise de parole vide, se réduit au droit effréné et inaliénable à calomnier, à escroquer ou à mettre au pilori n’importe qui pour n’importe quoi par le truchement de réseaux (a-)sociaux, ces démultiplicateurs de la haine de chacun pour tous. « Pas de liberté pour les ennemis de la, de ma liberté », ce slogan s’accomplit aujourd’hui sans autre droit que l’arbitraire de condamner sans le verdict de la moindre justice. Ou plus exactement le soupçon vaut directement condamnation sans procès ni défense, et la mise à mort sociale (sinon physique) devient le seul châtiment acceptable : la liberté aboutit à des lois de Prairial permanentes. Nous avons aboli le crime de blasphème, mais nous nous réservons de le rétabli....

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