L'avenir du catholicisme

Monsieur Jean-Luc MARION
L'avenir du monde - n°61 Septembre - Décembre 1985 - Page n° 38

Jean-Luc Marion

La modernité se caractérise par l'équivalence fondamentale Je = Je, par laquelle l'homme décide de tout (de la vérité comme des valeurs), et s'assigne à lui-même, contradictoirement, sa propre fin. Mais dénoncer la tautologie ne suffit pas ; encore faut-il penser la Révélation, puisque l'impossible s'est produit : que l'homme reçoive son humanité d'un Autre, et ne se connaisse qu'à l'image de l'incon­naissable. Alors seulement, par le don de Dieu, l'homme passe infiniment l'homme.

Les quatre premières pages sont jointes.

 

L’AVENIR du catholicisme peut se penser à partir de concepts strictement théologiques. Mais il peut et doit aussi s'établir selon la considération de ses rapports avec le monde, ne fût ce que parce que le monde changera d'avenir selon que le catholicisme aura, ou non, un réel avenir. Quel est, en d'autres termes, l'avenir du catholicisme du point de vue du monde et non du point de vue de la Révélation ?

Cette façon de poser la question ne doit ni surprendre, ni choquer, si l'on considère la situation aujourd'hui faite au catholicisme en Europe, et particulièrement en France. D'une part, il paraît sur la voie d'une marginalisation sociologique généralisée et durable, les pays du Sud ne s'opposant plus désormais sur ce point aux pays du Nord. D'autre part, il garde une capacité d'intervention culturelle, de mobilisation morale et d'autorité spirituelle sans égale par rapport à l'ensemble de la société civile. Le catholicisme n'est pas majoritaire dans les convictions et comportements moyens, mais il exerce une fonction de discernement des normes toujours primordiale. L'interrogation sur l'avenir du catholicisme revient, du point de vue extérieur ' du monde, à demander ce que le discours à prétentions normatives du catholicisme peut apporter à la société civile dans son ensemble. Autrement dit: le catholicisme peut-il contribuer dans l'avenir au bien de la société civile en général, même et surtout s'il se trouve contraint de condamner ses tendances majoritaires ? Plus nettement encore : le catholicisme pourra-t-il servir à quelque chose, s'il n'a d'autre rôle que de récuser les thèses où se fixe le quasi consensus de la société civile ?

 

Avant de poursuivre, en vue d'une réponse à cette question, marquons un préalable: le rapport souvent conflictuel entre ce que dit l’Eglise catholique et les opinions majoritaires de nos sociétés civiles n'implique pas que le catholicisme n'exerce plus de rôle positif , au contraire, sa contribution tient justement dans la capacité, qu'il atteste, de dire la parole précise qui contredit de plein fouet et comme à visage découvert l'opinion dominante, et lui rend à tout le moins ce service inappréciable, de manifester qu'elle ne va pas de soi, qu'elle implique des présupposés infiniment sérieux, et s'expose à falsification: quand le monde contredit le catholicisme, il a encore besoin de lui pour ne pas seulement énoncer des banalités; le monde n'aurait peut être même pas conscience de ses innovations et de ses dérives, si le catholicisme n'était là, avec encore assez de courage pour lui donner mauvaise conscience car la mauvaise conscience se donne aussi, et comme une conscience, toujours. Le catholicisme peut revendiquer un tel rôle comme déjà considérable et estimable autant que d'autres.

 

Mais il peut aussi en espérer, si Dieu le lui donne et donc si l'Église lui en demande la force, un autre: répondre directement dans la poursuite de ses propres buts, comme si l’Église recelait, seule et par une grâce imméritée, le diagnostic de la crise, voire la parole qui en libère. En cette rencontre, l’Église ne parlerait plus à contre temps, mais, proclamant toujours le même paradoxe du Christ mis en croix, parlerait en temps opportun, en sorte d'être entendue. Il ne s'agit pas là d'une modification d'orientation, qui dépendrait de l’église elle a reçu de donner un seul et immuable Verbe au monde, sans l'aménager ni l'adoucir, puisqu'il ne lui appartient pas, et qu'elle, au contraire, lui revient , mais d'un don de Dieu. Un don de Dieu ne se prévoit pas plus qu'un avenir; mais l'un comme l'autre se prévoient à la manière d'un don advenant à notre trop étroite attente, toujours surprise quand encore elle les voit seulement ! par la surabondance des promesses tenues. Il faut peut être aujourd'hui entrevoir une telle situation. Le droit à la confession, que nous revendiquions en des temps où le doute l'emportait avec la confusion et la dérision, ne disparaît ni ne s'estompe [[En ce sens, nous restons fidèle à notre éditorial du numéro Li de l'édition francophone de Communio, “ Droit à la confession ”, et à notre contribution au numéro VIII, 6, “ La crise et la Croix ”.]] ; seulement, la grâce advient peut être, qui permettrait à la confession elle même de pouvoir faire entendre le discours raisonnable de sa logique inédite, d'autant plus recevable que les autres logiques ont montré leurs faillites.

 

DE lui même, que dit le monde ? Le monde tel qu'il va et s'est compris, se définit encore principalement par les traits de la modernité. La modernité se caractérise par une équivalence fondamentale: Je revient à Je, selon l'intermédiaire immédiat de la conscience de soi. Descartes radicalise la maxime delphique “ Connais toi toi même ” en se connaissant lui même en tant que connaissant, en sorte que, dans toutes les autres connaissances, sera d'abord connue la connaissance du Je par lui même. Heidegger a donc justement développé le “ Cogito, ergo sum ” de Descartes en un “ Cogito me cogitare ” ; je ne pense jamais rien, sans d'abord penser que je (me) pense, je pense moi qui pense, Je pense Je. D'où suit l'autre équivalence en fait la même déployée par Fichte: Je = Je comme A = A. Et Hegel l'enrichira d'assez de médiations, pour qu'elle reprenne en son égalité la totalité de l'effectivité, dans le savoir, le concept et l'esprit absolus. L'absolu récapitule toutes choses à l'intérieur, désormais sans extérieur, de l'égalité dialectiquement médiatisée de l'esprit avec lui même. L'esprit revient à lui même, tant au sens d'une équivalence stricte, qu'au sens d'une appropriation complète. Il ne s'agit pas ici d'une métaphore imprudemment exploitée, mais de la figure fondatrice du savoir de la modernité. Le principe d'identité (non contradiction Aristote) de la métaphysique antérieure se réalise concrètement et primordialement avec l'identité de la conscience à soi. Le principe de raison suffisante (Leibniz) se borne à généraliser la recherche d'équivalences, dans les domaines surtout où l'équivalence logique ne peut opérer. L'engendrement moderne des sciences pourrait sans doute aussi se lire comme généralisation d'équivalences toutes dérivées de l'équivalence originaire de la conscience avec elle même. Aux tautologies de la logique formelle et aux équations, systèmes d'équations et identités remarquables des mathématiques, se sont ajoutées les constantes des sciences physiques, en nombre indéfini. Analogiquement, d'autres domaines portent la même marque de l'équivalence: en économie, les “ grands équilibres ” ; en psychologie et psychiatrie, l'équilibre encore ; en stratégie, l'équilibre de la terreur, etc. Il n'est pas jusqu'à la logique du désir, qui ne vise l'égalité entre partenaires, éventuellement par l'homosexualité comme ultime refus de la dissemblance. L'homme revient à l'homme, et le monde ne revient à l'homme qu'en reproduisant cette équivalence fondamentale. Il n'y a donc rien que de logique à ce que l'histoire doive, elle même, revenir à l'équivalence: l'éternel retour du pareil ne contredit pas chez Nietzsche l'essence (cartésienne) de la modernité, mais l'achève rigoureusement, bien mieux que les eschatologies simplistes du progrès; car le progrès lui même vise à pousser à son terme l'équivalence du monde à l'homme, en sorte que l'homme y progresse seulement vers son équivalence avec lui même.

Il faut souligner enfin qu’une telle tautologie généralisée n'est pas un délire de philosophe, puisqu'elle trouve au contraire sa plus exacte formulation dans la philosophie pratique la plus sage qui soit, celle de Kant, qui, mieux que tout autre, a défini l'homme comme fin absolue de lui même, but final: “ Un but final est ce but, qui n'a besoin d'aucun autre comme sa condition de possibilité (..). L'existence de l’homme a en soi le but suprême lui même ”. Il s'ensuit que “ l'homme (et avec lui tout étant raisonnable) est un but en soi, c’est à dire qu'il ne peut jamais être utilisé comme un simple moyen (même pas par Dieu), sans être aussi en même temps un but ” [[Kant, respectivement Critique de la faculté de juger, § 84, et Critique de la raison pratique, page 237 dans l'édition Meiner (Philosophische Bibl.).]]. Ce qui, par un retournement paradoxal mais inévitable, signifie aujourd'hui que tout ce qui peut prétendre servir l'homme comme but final se justifie aussitôt; l'homme lui même peut devenir moyen pour l'homme, entendu comme fin la violence des États, les manipulations biologiques, les atteintes à la vie in utero, etc., tiennent leur apparente légitimité de prétendre servir l'Homme, but final, au risque de réduire des hommes concrets ceux là au rang de simples moyens. Ce n'est pas la moindre étrangeté de la modernité que le retournement contre l'homme lui même de son égalité, en principe absolue et transparente, avec lui même: l'homme peut bien se faire reconnaître comme étant à lui même son dernier but et son plus prochain, il reste à décider qui est un tel homme. Ou bien, l'on récusera cette égalité en révoquant son autre extrême: que signifie l'homme, à quoi nous sommes tous, individus atomiques, censés revenir et nous égaler comme à notre fin ?

 

L'APORIE ici repérée celle en fait de la modernité inaugure ce qu'on ne pourrait manquer de nommer la post modernité (bien que d'une formule aussi floue que ce qu'elle dépasse): l'homme ne revient pas à l'homme, l'homme n'égale pas l'homme, ni comme conscience, ni comme fin.(p.41)

 

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