Théologie et physique : une comparaison de méthodes

Michal WOJCIECHOWSKI
Sciences, culture et foi - n°48 Juillet - Aout 1983 - Page n° 30

Que science et foi appartiennent à des ordres absolument hétérogènes ne supprime pas un point commun : la pensée humaine qui s'y exerce. La théologie tient un discours dont la légitimité théorique ne s'affaiblit pas, mais au contraire se renforce si l'on compare sa méthode à celle d'autres sciences, par exemple la physique.

 Les quatre premières pages, 30 à 33, sont jointes.

LA méthode scientifique implique ses propres limites, et n'atteint de résultat qu'en les respectant. La nature même des thèses scientifiques exclut le parallèle avec la connaissance religieuse, parce que les phénomènes concernés sont différents ; il n'y a donc pas lieu de donner suite à la comparaison pourtant si courante entre la foi et la science. Les raisonnements scientifiques ont d'autant moins de pertinence ici que la foi chrétienne ne consiste pas à admettre la seule existence de Dieu, mais la Révélation et la Résurrection du Christ.

En comparant la théologie avec la physique, nous ne chercherons donc pas une similitude entre leurs thèses, mais des principes communs à toute recherche intellectuelle. La comparaison méthodologique est possible pour autant que la théologie réfléchit sur les donnés révélés, tandis que la physique réfléchit sur les données expérimentales concernant la matière. Cette analogie définit un point commun [[Voir notre article « Porownanie teologii do fizyki» (Une comparaison de la théologie à la physique), dans Znak, 1978/6, p. 786-795.]]. Nous allons tenter d'utiliser les concepts de la physique pour mieux expliquer parallèlement la nature de la connaissance théologique. Nous avons choisi la physique parce qu'elle est la plus fondamentale des sciences et qu'elle dispose de méthodes efficaces et bien connues. Nous commencerons par considérer le schéma du raisonnement scientifique en général, puis les faiblesses des thèses scientifiques, faiblesses qui résultent des limitations de la pensée humaine et d'un langage toujours inadéquat à la réalité.

1. La réalité et ses modèles

a. Nous pouvons comparer le rapport entre la théologie et la philosophie au rapport entre physique et mathématique. Le physicien formule ses résultats expérimentaux à l'aide de notions tirées du langage commun, bien que plus précises et plus subtiles (temps, position, etc.). Pour lier ensemble ses résultats expérimentaux, il doit construire une théorie, donc rechercher un modèle mathématique adapté à ces résultats. Les mathématiques fournissent donc des systèmes de notions à comparer à la réalité. Les données expérimentales sont assemblées dans un modèle qui est ensuite vérifié expérimentalement dans ses applications théoriques.

De façon comparable, les philosophies constituent des systèmes de notions plus parfaites que celles de la langue courante. Bien qu'aucune n'y parvienne véritablement, toutes prétendent fournir une description adéquate du monde ; chacune offre pourtant des résultats partiels. Nous traiterons donc la philosophie comme un ensemble de modèles partiels et idéalisés du monde, et par conséquent comme tenant le rôle d'une « mathématique » pour les sciences humaines, et donc aussi pour la théologie.

Certes, tous les systèmes de notions ne se définissent pas strictement comme philosophies. Nous élargissons donc le concept de philosophie, en supposant que l'on ne peut tenir un langage non philosophique sur les grands problèmes de la condition humaine ; si on le tente, on risque d'introduire une philosophie inconsciente et subreptice, ce que n'évitent pas toujours les modernes. Parallèlement, nous limiterons le concept de théologie en éliminant la littérature subjective ainsi que les approches pratiques qui dépendent trop des sciences sociales et humaines.

Dans ces conditions, la théologie, comme la physique, se construit à partir de la réalité d'un ensemble de faits observés (et ici vécus) ; la théologie traite de Dieu comme d'une source de faits ; les informations sur les éléments de la Révélation ayant été transmises dans une langue maternelle et non conceptuelle, la théologie, tant biblique que moderne, cherchera à faire la synthèse de ces informations dans un langage conceptuel et universel, suivant le lexique philosophique approprié. Puisque la connaissance se définit en général comme la comparaison des faits observés avec les modèles élaborés rationnellement, une analogie devient possible entre la physique et la théologie : elle est tirée des caractères universels et permanents de toute pensée humaine.

 

b. La relation physique expérimentale-théorie mathématique devient homogène à la relation Révélation-système philosophique, et ne diffère que par le caractère propre de leurs données respectives de départ. Toutes deux cherchent la vérité en s'appuyant sur des faits qui demandent une explication. Toutes deux présupposent l'existence de faits donnés. Pour la physique, ces données proviennent d'expériences toujours répétables, tandis que, pour la théologie, les données ne sont accessibles que par des observations uniques (historiques). C'est pourquoi la théologie a en propre d'exiger la foi, dont la fonction méthodologique est simplement de rendre accessible des faits donnés sur le mode de la révélation. (p.31)

Bien que donnés historiquement, ces faits ne sont pas une collection d'informations révolues, mais reflètent une réalité dynamique que nous pouvons tenter de comprendre par un nombre limité d'observations ; il ne faut pas prendre ces faits comme de purs axiomes ; la foi doit toujours être conçue comme une connaissance authentique de la réalité, car elle consiste à recevoir activement les données révélées. Ces faits ne sont pas ici appréhendés immédiatement (pas plus d'ailleurs qu'en physique expérimentale), mais toujours à travers le témoignage de la Bible et de l'Eglise. L'examen critique du langage et du contexte historique des sources permet des approximations successives de l'action de Dieu dans l'histoire ;: cette action ne se borne pas à la relation d'événements, mais comprend aussi un enseignement positif ; il faut en outre tenir compte du donné expérimental produit par l'Eglise où se manifeste l'action de l'Esprit (dogme, lex oandi-lex credendi, etc.).

c. Il est donc possible d'appliquer plusieurs systèmes philosophiques en théologie, à condition qu'ils soient traités comme des systèmes formels de notions : un théologien s'occupe de philosophie comme un physicien s'occupe de mathématiques — chacun d'eux y cherchant un meilleur langage formel pour comprendre des données également expérimentales. Il ne faut en aucun cas se limiter à une philosophie, pas plus qu'on ne peut se limiter par avance à une seule théorie. Sinon, la théologie risque de confondre le donné révélé et les concepts philosophiques, par une fascination intellectuelle qui s'exerce au détriment des événements historiques les plus difficiles à comprendre. Mathématiques et philosophies ne sont ici que des sciences conditionnelles, restreintes au possible et seulement relatives ; pour passer à une connaissance authentique, il faut dans les deux cas accepter l'inévitable imperfection qu'implique l'expérience, toujours imparfaite. Si certaines philosophies se sont avérées plus utiles que d'autres apports extérieurs, comportant régulièrement des concepts peu conformes aux besoins de la théologie (le dualisme corps-âme dans le platonisme, le subjectivisme dans la philosophie moderne). Ici comme en physique, les applications du modèle formel utilisé doivent toujours être validées par référence aux sources expérimentables.

 

d. En physique, certains résultats expérimentaux peuvent, au moins provisoirement, s'expliquer par plusieurs hypothèses, entre lesquelles il faudra choisir l'ensemble de lois et d'axiomes le plus simple et économique. Pareillement, en théologie, des systèmes conceptuels différents sont acceptables, à la condition expresse que leurs principes permettent d'unifier les données de la Révélation sans en exclure certains éléments constitutifs. Il y a donc de droit la possibilité que coexistent plusieurs théologies différentes pour expliquer les mêmes données révélées ; leur coexistence, voire leurs évolutions historiques parallèles ne dispensent pas de rechercher une unification théorique — exactement comme entre des théories physiques concurrentes.

L'Eglise a souvent rejeté certaines hypothèses théologiques comme des « hérésies ». Dans la plupart des cas, il s'agit de théories qui ne sont pas assez puissantes pour intégrer la totalité du donné révélé (expérimental), et qui sont contraintes d'en exclure une partie. Dans l'hérésie, le modèle interprétatif ne se soumet pas au donné révélé, et le système philosophique utilisé s'érige en critère pour sélectionner certaines de ces données. On comprend pourquoi du rejet de l'hérésie naît le dogme : les formulations dogmatiques ne prétendent rien ajouter à la Révélation, mais seulement défendre la totalité de son donné ; comme elles traduisent les données révélées dans la langue philosophique d'une époque, il est toujours possible de les réinterpréter dans un autre langage, mais pour exprimer la même vérité. Les dogmes sont donc le produit du développement de la théologie aboutissant à formuler plus précisément l'enseignement de l'Eglise, sur la base des seules sources de la Révélation.

Les dogmes ne doivent donc pas se comparer aux axiomes ou aux modèles mathématiques, mais bien aux lois de la physique qui unifient et formalisent dans un langage mathématique des résultats expérimentaux. Une fois établies, ces lois servent de points de départ pour de nouvelles recherches ; elles restent néanmoins toujours exactes dans certaines limites (la loi de gravitation newtonienne s'avère un cas particulier de la relativité d'Einstein). Il en va de même du développement des dogmes : une formule dogmatique peut certes apparaître après coup unilatérale ou partielle, mais ceci n'est possible qu'à l'intérieur d'une meilleure compréhension théorique ou d'une meilleure expérimentation du donné révélé.

Pourtant, nous ne pouvons pas admettre la réalisation d'une corrélation parfaite entre le donné et le modèle. Même dans la physique, cette corrélation n'est jamais réalisée ; en particulier, on constate toujours l'insuffisance d'un seul modèle et l'imprécision d'une observation isolée ; c'est pourquoi les physiciens parlent dans un cas de complémentarité et dans l'autre d'indétermination. Et puisque nous travaillons sur l'hypothèse d'une similitude structurelle entre théologie et physique, tentons de retrouver en théologie l'équivalent de ces deux concepts méthodologiques.

2. Complémentarité

a. En physique, un seul système de notions ne suffit jamais à décrire même les éléments les plus simples de la réalité : ainsi le prouve par exemple l'irréductibilité des théories corpusculaire et ondulatoire de la lumière. Les notions de corpuscule et d'onde nous proviennent du monde naturel et généralisent une expérience courante ; elles sont aussi différentes qu'un point et une étendue ; et pourtant la lumière, donc aussi la matière peut se traiter soit comme une onde, soit comme un ensemble de corpuscules ; le choix d'un des deux modèles dépend de phénomènes particuliers à expliquer ; même si l'on réunit ces deux modèles dans un formalisme mathématique, leur incompatibilité implique, pour passer de l'un à l'autre, une transformation des formules. D'ailleurs ce formalisme ne sert qu'à prévoir la probabilité des événements et ses notions peuvent parfaitement être privées de tout sens physique.

L'application des notions physiques est donc limitée ; faute de mieux, on utilise encore des notions classiques malgré leurs inconvénients. La réalité surpasse notre conception, et la nature n'imite pas les structures de l'entendement, de sorte que nous pouvons déduire des aspects différents du monde (p.33) sans parvenir à les unifier. Bien qu'appartenant à la même réalité, ils nous apparaissent contradictoires. Une description rationnelle exigera donc des notions et des langages complémentaires mais incompatibles.

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Michal WOJCIECHOWSKI

 


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