Le corps est pour le Seigneur

M. Rémi BRAGUE
Le corps - n°32 Novembre - Décembre 1980 - Page n° 4

Problématique

Les discours pour ou contre le corps ont en commun de le supposer connu et comme à distance de notre esprit.

Mais notre corps, parce qu'il marque l'histoire, l'originalité et la mémoire de chacun de nos destins, en sait plus sur nous mêmes que nous sur lui. Il nous destine à plus que nous-mêmes : à Celui qui nous a donné d'être.

 Les deux premières pages, 4 et 5, sont jointes.

PARLER du corps n'est céder ni à une mode ni à un souci apologétique. C'est parler tout ensemble à temps et à contretemps. Tout un courant de la sensibilité contemporaine se présente comme une tentative de réhabilitation du corps. On cherche par exemple à « prendre conscience de son corps ». Ce qui suppose qu'il en vaut la peine. On veut « se sentir bien dans son corps ». Et l'on s'imagine souvent que cela peut suffire à nous combler. Cette tendance se donne assez souvent comme repoussoir soit, chez les plus pédants, le « platonisme », soit, pour les autres, sa prétendue version « pour le peuple », la « civilisation judéo-chrétienne ». On est alors porté soit à emboîter le pas et à dire que les chrétiens modernes se sont maintenant ralliés, eux aussi, au corps, malgré des errements passés complaisamment confessés, soit au contraire à montrer que le christianisme au cours de son histoire a, en fin de compte, lui aussi pris parti pour le corps.

 

Il n'est ici question d'adopter ni l'une ni l'autre de ces attitudes qui, si elles sont légitimes, ne le sont que partiellement. Commençons par leur accorder nettement cette vérité limitée. Il est vrai de dire, par exemple, que les éloges de la virginité ou de l'ascèse chrétiennes chez les Pères de l'Église ont pu, une certaine rhétorique aidant, faire croire à un mépris de la vie sexuelle ou des soins corporels. On a raison, en sens inverse, de montrer à quel point les mots sont dangereux, et de rappeler que la « chair » que l'Écriture exclut du salut ne désigne pas le corps, mais cet aspect de la nature humaine, y compris l'âme dans ses aspects les plus intellectuels, que le péché a rendu faible et sans défense devant lui. De (p.4) telles mises au point sont nécessaires. Elles rappellent que le corps que les chrétiens méprisent et celui que l'on croit défendre contre eux ne sont pas le même. Il convient cependant de recentrer ces mises au point sur une conception plus positive de ce qu'est le corps pour le chrétien. Il s'avèrera là aussi que le corps que le chrétien respecte n'est pas celui que l'on exalte souvent aujourd'hui.

Pour et contre le corps

 La conception chrétienne du corps, disons-le d'emblée, n'est pas la même que celle que l'on trouve au fond de l'attitude contemporaine de réhabilitation du corps que l'on vient d'évoquer. On ne peut donc placer sur le même plan, que ce soit pour se féliciter de leur convergence ou pour regretter leur longue incompatibilité, le christianisme et les divers courants dans lesquels s'exprime l'attitude en question. Il faut au contraire bien distinguer les représentations du corps qui sont supposées dans les deux cas, et qui ne sont pas nécessairement compatibles. Et toute représentation du corps n'est pas toujours assez consistante pour qu'elle puisse offrir à l'entreprise qui a pour but de réhabiliter celui-ci une base solide. On peut en particulier se demander si la réhabilitation contemporaine du corps peut se donner les moyens de ses prétentions. Il se pourrait au contraire qu'elle se fonde sur une conception du corps qui non seulement doit en rendre dérisoire la défense, mais, bien plus, ne peut qu'en fomenter secrètement la dépréciation.

 

L'entreprise de défendre le corps ne peut se justifier, c'est bien clair, que si le corps le mérite par une dignité particulière. Or si, comme on le prétend, cette dignité a été si longtemps bafouée, c'est qu'elle ne va pas de soi. Pour arracher le corps au statut de « guenille », il faut donc s'en faire une idée un peu précise. Or, la plupart du temps, on croit qu'il suffit, pour élever le corps, de le faire coïncider avec la personne. On entend dire : « je suis mon corps » — c'est déjà l'argument de Chrysale dans Les femmes savantes — ou « mon corps est à moi ». Commençons par la deuxième formule, moins prétentieuse. On voit ce qu'elle a de sain : elle refuse l'utilisation du corps comme d'un instrument exploitable par autrui. Mais on voit aussi l'absurdité qui en résulte quand on essaie de la penser. Que quelque chose soit à moi ne lui donne aucune dignité, si ce n'est pour moi. La formule aboutit à une sorte d'esprit de clocher poussé à l'extrême, à un chauvinisme du corps : 'my body, right or wrong' [[On pourrait se demander si, comme dans le domaine politique, la logique de cette position n'impliquerait pas, qu'on le veuille ou non, que l'affirmation de mon corps passe par la soumission violente ou séductrice des autres corps. Si, pour qu'une chose soit bonne, il faut qu'elle soit à moi, la valeur du corps d'autrui tiendra à ce qu'il peut devenir mon bien. « Mon corps est à moi » implique alors « il faut que votre corps soit à moi ». Car seules des libertés peuvent se reconnaître et se respecter mutuellement, non des corps.]]. D'un autre côté, si ce qui est à moi n'est bon que pour moi, pourquoi les autres seraient-ils tenus de le respecter ? Et ce qui est moi (p.5)

 

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