A quoi çà sert?

Attestations

Tout ce que notre corps peut souffrir, le Christ l'a déjà éprouvé - et surpassé. Donc, en Lui, nous le pouvons aussi : le corps peut toujours servir à aimer.

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A QUOI ça sert deux yeux ? Je ne sais plus qui a dit : « La vue, c'est le toucher à distance ». Pour moi qui suis aveugle, je sais combien cela est vrai. Lorsque nous avons acheté notre maison, j'ai fait remarquer à ma femme : « Il faudra que ce soit à un endroit où il y ait de la vue », exprimant par là le désir d'élargir l'horizon de ma cécité. Je comptais sur les autres pour me décrire le paysage.

Nous avons réalisé ce rêve, mais les descriptions des autres n'ont pas compensé ma vue défaillante.

Je n'ai jamais vu le visage de ma femme. On ne m'a pas dit qu'elle était jolie, mais on m'a dit qu'elle avait un très beau sourire. Mon toucher n'a pas pallié à l'inconvénient de ma cécité, car si je retrouvais la vue et qu'il m'advienne de la croiser dans la rue, je serais incapable de la reconnaître, et si elle me parlait il me faudrait fermer les yeux pour repérer sa voix entre mille.

Tous mes enfants, je les ai tenus dans mes bras. A trois, quatre, cinq ou six mois, je ne sais, ils ont voulu m'ôter les lunettes. Au début j'ai cru que c'était pour jouer avec elles, mais très vite j'ai remarqué, en leur passant un hochet à la place, que ce n'était pas le jeu l'objet de leurs désirs. Aujourd'hui, je suis intimement convaincu qu'ils cherchaient mon regard : un visage d'aveugle, c'est un visage mort, à moins que, dans la conversation, par le sourire ou le jeu des paupières, il n'entre en communion.

Le bébé dans mes bras avait plus faim de tendresse que de biberon.

Deux yeux ouverts, c'est, pour celui qui s'en sert, deux fenêtres sur la beauté de la nature et de la vie, et pour celui qui les regarde deux ouvertures sur l'infini de l'homme.

L'homme a en lui-même plus de choses qu'il n'en possède à l'extérieur. (p.61)

A QUOI ça sert deux mains ? Pour moi qui n'ai plus de mains, si paradoxal que cela puisse vous paraître, je m'attarde souvent à les contempler. Étrange n'est-ce pas ? L'instant d'avant que je ne m'empare de cette grenade qui devait éclater au creux de mes paumes, je regardais intensément mes mains, comme si un sourd pressentiment m'avait prévenu que j'allais perdre ces yeux et ces mains. En les faisant tourner et retourner dans tous les sens, j'admirais leur souplesse et la complexité de leur architecture.

Depuis, que de fois ai-je médité sur leur usage, leur puissance ! Qu'y a-t-il dans tout ce qui nous entoure qui ne soit passé entre les mains de l'homme ? Quel chemin parcouru depuis l'homme de Cro-Magnon ou de Néanderthal qui le premier a tendu la main vers le fruit qui allait le nourrir ! Depuis, que l'homme n'a-t-il pas fait de ses mains ? Avec elles il a semé son blé, construit sa hutte de branchages, récolté «le lait et le miel ».

Son imagination aidant, il a avec elles conçu le collier, le joug, la chaîne ; de ses mains il a pétri la glaise, il a inventé la poterie et le verre ; de ses mains il a gravé sa pensée dans l'argile et sculpté la pierre ; de ses mains il a fabriqué la roue et le levier, il a tanné le parchemin, travaillé le papyrus, façonné le cuir, tissé le chanvre et le lin.

De ses mains il a inventé l'imprimerie, la machine à vapeur, la cathédrale, l'avion, la fusée pour aller dans la lune.

De ses mains il a soigné le malade, caressé la joue de l'enfant éploré.

Au fait, c'est quoi une main : un coup de poing en pleine figure ou une poignée de mains ? Une gifle ou une caresse ? Le doigt sur la gachette pour tuer, ou sur le bistouri pour guérir ?

Comme c'est beau le sourire d'un enfant apaisé par le regard d'une mère qui se penche. Comme c'est puissant la main d'un ami sur l'épaule lorsque tout f... le camp.

A QUOI ça sert deux yeux, à quoi ça sert deux mains, si tu ne sais pas à quoi ça sert ! Va vers la vie, contemple la beauté de la création, révolte-toi contre tout ce qui la souille, fais de ton regard un instrument de contemplation et d'adoration. Jette loin de toi tout ce que ta main voudrait prendre pour exprimer ta haine ou ton instinct de propriétaire ; conduis-la dans un geste d'amour et de bénédiction.

Etrange, n'est-ce pas, qu'il m'ait fallu perdre mes yeux et mes mains pour comprendre que ces « accessoires », ô combien pratiques il est vrai, ne sont à tout prendre que des instruments facultatifs à ton bonheur. Nos yeux et nos mains ne sont valables que pour aimer.

Cette expérience ne justifie-t-elle pas, au niveau de notre petite vie d'homme, ce paradoxe de l'Évangile : « Si le grain de blé ne tombe enterre et ne meurt, il ne portera pas de fruit, mais s'il meurt il portera cent pour un ». Il a fallu que mes yeux et mes mains meurent pour que j'en découvre le vrai sens !

L'homme est habité par l'immanence de Dieu, puisqu'il est capable d'aimer et que Dieu est Amour, et par sa transcendance puisque, même aveugle et sans mains, il m'est possible de porter sur mon frère un regard de tendresse, il m'est possible de lui donner un coup de main !

« Pourquoi êtes-vous triste ? » Quelle audace ! A la limite on peut même dire quelle indiscrétion !

Pourquoi suis-je triste d'avoir perdu mes mains et mes yeux ? C'est un comble. Pourquoi suis-je triste d'avoir perdu mon espérance ?

Cette question, le Christ ne la pose aux disciples d'Emmaüs que parce qu'il sait que nos larmes sont vaines. Il n'est de mort que celle de l'âme !

A Emmaüs je L'ai reconnu, dans mes yeux et mes mains ressuscités. Mes yeux et mes mains ne sont plus morts puisque ce sont des instruments d'amour et que j'aime toujours.

Si tu cries, si tu pleures, tes larmes sont sûrement justifiées. Mais si tu t'y attardes, sache que tes cris et tes larmes sont dépassés depuis un certain matin de Pâques. Christ est ressuscité et avec Lui celui ou celle qui, t'étant ravi, faisait l'objet de ton chagrin. Chante éternellement ta joie d'aimer. C'est là ta seule raison d'être.

 Jean LEBRETON