Si le grain de blé ne meurt... "

Cardinal Jean-Marie LUSTIGER
Après la mort - n°29 Mai - Juin 1980 - Page n° 60

Attestation

Homélie prononcée lors d'une messe de funérailles. Commentaire de L'évangile de saint Jean (12, 24-28).

Tout le texte est joint.

 

En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il reste seul ; sil meurt, il porte beaucoup de fruit. Qui aime sa vie la perd ; et qui hait sa vie en ce monde la conservera pour la vie éternelle. Si quelqu'un me sert, qu'il me suive, et où je suis, là sera mon serviteur. Si quelqu'un me sert, mon Père l'honorera. Maintenant mon âme est troublée. Et que dire ? Père sauve-moi de cette heure ? — Mais c'est pour cela que je suis arrivé à cette heure. Père, glorifie ton nom ! Une voix vint alors du ciel : Je l'ai glorifié et je le glorifierai à nouveau.

NOUS voici, par ces quelques phrases de saint Jean, témoins de ce moment où Jésus va au-devant de sa propre mort. Il ne la subit pas comme une fatalité, ce qui est notre cas à tous, mais il la prévient par une offrande. L'Évangile nous donne cependant à voir les deux faces de ce moment : la claire et l'obscure.

La première nous propose dans la sérénité la parabole du grain de blé tombé en terre, parabole qui projette un éclairement énigmatique sur ce que Jésus est en train d'accomplir. Car si la parabole paraît simple, elle masque ce que Jésus veut dire plutôt qu'elle ne le dévoile. Elle l'enveloppe de plus de mystère qu'elle n'en apporte de clarté.

La seconde face nous surprend et nous déconcerte plus encore en raison de l'idée que nous nous faisions de Jésus. Nous le voyons en ce moment, oppressé par l'angoisse de la contradiction intérieure et vivant cependant l'obéissance de l'offrande qui lui fait reconnaître l'action de Dieu manifestée en cet instant.

Ainsi donc, ces quelques phrases de l'évangéliste Jean saisissent le moment crucial, celui où la croix se profile et où le Christ l'assume par (p.60) sa foi au Père qui donne la Vie. En ces quelques phrases se cache le sens de ce que nous pouvons faire ici de plus vrai et de plus modestement loyal devant le mystère de la mort qui nous frappe en ceux que nous aimons.

En effet, chrétiens ou non, nous ne pouvons échapper à l'alternative du soupçon : ou bien la mort est le chemin du néant, destin nécessaire ou absurde, consenti ou récusé ; ou bien l'homme redouble sa propre vie par un autre monde, d'autant plus illusoire et aliénant qu'il est imaginaire. Mais la parole du Christ ne laisse aucune prise à cette alternative. Jésus parle, en effet, de l'offrande qu'il fait de sa vie. Il ne parle pas de son entrée dans le séjour de la mort, terre inconnue ou abîme du néant.

A nous, l'acte de mourir apparaît négatif, absurde, inconcevable. L'acte de mourir nous échappe. Nous ne pouvons pas le désirer sans être fourvoyés par sa fascination. Nous ne pouvons pas tenter de le repousser sans devenir la dupe de nos illusions. Mais Jésus, lui, fait de l'acte même de mourir le lieu et le champ privilégié de la liberté de l'homme, de sa sainteté et de son amour. Comme s'il était au pouvoir de l'homme de transgresser cette limite de sa vie ; comme s'il pouvait s'emparer de cette marche infranchissable pour en faire le cœur de la liberté, le lieu où se déploie la liberté, et donc l'amour, et donc la vie.

Ainsi, Jésus offre à l'homme ce pouvoir inconcevable d'offrir sa vie et, dans sa perte, de la trouver. Jésus ajoute même la paradoxale réciproque : x Celui qui veut s'emparer de sa vie et la saisir la perd ». La perte et le gain ne sont plus asservis à la fatalité contre laquelle l'homme ne peut rien. A l'intérieur de la vie humaine se déploie, à ce moment, la possibilité de l'amour et du choix. La liberté est alors ouverte à l'homme de savoir s'il veut ou s'il ne veut pas mourir... Les mots ici n'ont plus le même sens. Le centre de gravité déplacé, la réalité elle-même voit son équilibre bouleversé.

 

QUAND Jésus dit : « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s'il meurt, il porte beaucoup de fruits...» S'aimer soi-même, c'est se perdre ; se perdre soi-même en ce monde, c'est se garder pour la vie éternelle », quand il invite ses disciples à le suivre, nous ne pouvons pas comprendre ces paroles en référence à nos idées sur la mort, à l'autre monde ou l'au-delà au sens où les hommes l'imaginent. En ce temps-ci, Jésus change, subvertit ce que nous appelons vivre et mourir. Il en fait l'espace de l'amour et de la grâce, la voie de la liberté. L'échéance fatale de la mort telle que nous la vivons prend donc un autre poids et une autre situation relativement à la vie. Le don que le Christ fait de lui-même aux croyants, l'Esprit que le Père donne aux disciples de son Fils nous assurent de la vérité de ces paroles. Si nous osons nous confier à cette vérité, la logique de la liberté et l'exigence de l'amour nous contraignent à réévaluer la vie. Voilà pourquoi nous pouvons vivre la mort et user de notre vie comme Jésus le fait en ce moment. Oui, la mort frappe de précarité notre vie et prononce sur toute chose une faillite sans compromis, même si nous passons notre temps à l'oublier et à nous le cacher. Mais en même temps, nous savons que ce temps-ci, que cette vie-ci est le lieu d'une richesse incomparable : la liberté ainsi offerte par Dieu dans le Christ. Cette inappréciable richesse, invisible aux yeux des hommes qui ne peuvent ni l'estimer ni la comptabiliser, ne recouvre aucune grandeur humaine, échappe à jamais à toute ambition humaine. Elle est cependant la vérité de la vie. Même si elle est cachée, nous savons qu'elle est vivante en ce monde et qu'aux yeux du croyant, elle est visible dès ce monde. Car ce monde-ci est le monde où le grain de blé meurt et germe, meurt et grandit, meurt et produit du fruit. Ce temps-ci, temps de la mort vue hors de Dieu, est le temps de la fécondité vue par le regard de Dieu.

Comment pouvons-nous porter la charge d'une telle affirmation ? Comment pourrions-nous contredire ceux qui nous soupçonneraient d'être dans l'illusion ? Cette Vérité ne peut pas se défendre ou se prouver avec les armes des hommes. Pour la soutenir, il nous faut écouter ce que dit Jésus : « Si quelqu'un veut me servir, qu'il me suive ; et là où je suis, là aussi sera mon serviteur. Si quelqu'un me sert, mon Père le fera vivre ». Nous ne pouvons présenter qu'une seule preuve : c'est la puissance de Vie que Dieu donne quand il permet à ses disciples, aussi pauvres et médiocres soient-ils, de suivre le Maître, d'éprouver la fécondité qui vient de Lui et, traversant la négation de la mort, d'ouvrir le champ de l'espérance et de la liberté. Ces pensées peut-être, et celles surtout que Dieu inspirera à chacun, nous aideront à surmonter la tristesse, non pas par l'indifférence que l'homme peut se donner, mais par la sérénité que le Christ a promise. Dans la paix, nous confierons à la miséricorde de Dieu celle pour qui nous prions, ses proches, tous ceux que l'amitié rassemble ici. Nous ne faisons que vivre ensemble ce mystère déconcertant de la fécondité que Dieu donne. Nous ne pleurons pas la vanité des jours, mais nous nous remettons les uns et les autres à la puissance de Dieu qui fait vivre.


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