Monsieur Jean DUCHESNE
L'espérance
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n°54
Juillet - Aout
1984 - Page n° 85
Il a fallu attendre 1984 pour comprendre Orwell. La question qui se pose maintenant est de savoir s'il faut désespérer avec lui.
Tout l'article est joint.
IL semble qu'en France, on ait traîné jusqu'à l'aube de 1984 pour découvrir l'actualité des dernières œuvres d'un socialiste anglais qui s'appelait Eric Arthur Blair (1903-1950). Il faut dire que son ultime roman avait justement cette date pour titre et fixait un rendez-vous à ne pas manquer. Encore s'en est-il fallu de peu : ce n'est qu'au tout dernier moment que se sont effondrées la plupart des idées reçues qui paraissaient devoir rendre à tout jamais superflue cette lecture salutaire. Car Eric Arthur Blair était considéré depuis longtemps comme l'inventeur du vaccin le plus efficace contre la rage meurtrière des idéologies plus ou moins directement inspirées de Marx et de Lénine. Mais c'était sous le pseudonyme de George Orwell et là où le mythe d'une «gauche» englobant obligatoirement les communistes n'avait pas paralysé les esprits les plus généreux.
Une bonne partie de notre intelligentsia s'est donc obstinée plus de trente ans à dédaigner Orwell, et sinon, à le dénaturer sans vergogne. Question inconvenante, mais inévitable et donc prévue : le camarade Joseph Staline peut-il avoir été un des modèles du tyran de 1984 ? Je me rappelle avoir un jour somptueusement échoué à ébranler un étudiant déjà solidement enraciné dans le Parti : cet honnête garçon répétait mordicus ce (p.85) qu'on avait pris la précaution de lui apprendre, à savoir qu'Orwell avait exclusivement voulu mettre en garde contre les horreurs du fascisme, les abominations du nazisme et les crimes de Hitler; s'imaginer que l'U.R.S.S. était visée le moins du monde relevait tout bonnement de l'anti-communisme le plus tristement borné ; la meilleure preuve en était que l'héroïque père du peuple soviétique s'était battu à mort contre le dictateur allemand et ne pouvait par conséquent sous aucun prétexte être comme celui-ci versé à la poubelle d'où débordent les déchets indestructibles qui polluent l'histoire humaine. Il y a donc moins de dix ans, poser l'équation Hitler = Staline = Mao (etc. — la liste s'allonge indéfiniment) équivalait presque au péché contre l'Esprit. Ni la guerre froide, ni la destalinisation, ni Budapest en 1956, ni la « révolution culturelle » en Chine, ni Prague en 1968, ni même l'atroce triomphe des Khmers rouges au Cambodge en 1975 n'avaient apparemment pu suggérer d'instructifs parallèles. Il est vrai qu'en face, les Etats-Unis avaient Hiroshima et Nagasaki, Cuba, le Vietnam, voire le Chili et les assassinats de deux Kennedy et de Martin Luther King sur la conscience, tandis que l'Indochine et l'Algérie ne nous permettaient guère de prétendre à l'innocence ni à la clairvoyance.
POURTANT, Animal Farm (dès 1945) et Nineteen- Eighty-Four (en 1949) [[Tr.Fr., respectivement, La Ferme des Animaux, « Champ libre», Denoël, 1981 et Mille neuf cela quatre-vingt-quatre, « Folio », Gallimard, 1981. Une des raisons pour lesquelles les français n'ont pas tellement apprécié Orwell est peut-être que, dans Animal Farm, l'ignoble chef des porcs qui confisquent la révolution à leur profit s'appelle Napoleon. Orwell peut sembler là trop typiquement britannique. L'empereur a au contraire été volontiers présenté comme un pur héros dans nos livres d'histoire. Ce qui, à la réflexion, relève vraisemblablement davantage de la sentimentalité cocardière que de la froide objectivité. Que n'eût pas accompli « le petit caporal » s'il avait pu disposer des moyens techniques du XX° siècle ? Ce n'est pas le moindre paradoxe de l'histoire que « l'ogre corse » en soit rapidement venu à être considéré comme un champion des libertés. La postérité a finalement pris au pied de la lettre les mots dont il déguisait sa tyrannie. L'étroitesse réactionnaire de bien de ses adversaires est à coup sûr complice de cette falsification.]] auraient dû nous ouvrir les yeux, comme aussi la biographie d'Eric Arthur Blair. Il avait connu et servi, rejeté et, accusé l'impérialisme de son pays. Il avait milité contre les injustices sociales. Il s'était engagé aux côtés des Républicains dans la guerre d'Espagne — pas seulement avec sa plume et bel et bien sur le front. L'acharnement des staliniens de Barcelone, non pas contre la rébellion franquiste, mais pour écraser les trotskistes et les anarcho-syndicalistes, lui enseigna durement les véritables proportions du totalitarisme : la complicité « objective » entre les tyrannies dont la seule raison d'être, au bout du compte, est de trahir et détruire, mentir et vider les mots de leur sens [[On citera inévitablement ici la formule qui couronne Napoleon dans Animal Farm : « All animals are equal, but some animals are more equal than others », et les slogans de 1984 : « War is peace, freedom is slavery, ignorance is strength ». Les services de la police politique s'intitulent ministère de l'amour, et la direction des affaires économiques est rebaptisée répartition de l'abondance, bien qu'il n'y ait à gérer que des pénuries. L'originalité d'Orwell par rapport à Huxley (entre autres) a été d'insister sur la vie sordide et presque misérable imposée dans les pays totalitaires par un perpétuel effort de guerre autant que par les choix aberrants des bureaucrates incompétents et corrompus qui exercent le pouvoir.]] pour anéantir ce qui fait que l'homme n'est pas une machine — la liberté de son esprit.
Orwell a au moins immunisé ceux que nous appelons les Anglo-Saxons contre la tentation de faire de l'inlassable dénonciation du communisme un complexe au lieu d'une vertu [[Même si le danger véritablement mortel a nom le totalitarisme, même si, plus ou moins subtilement, le « monde libre» en est toujours menacé dans l'anarchie de son surdéveloppement économique, même si, de l'Amérique du Sud à l'Iran, il existe d'autres principes d'oppression, il reste que c'est le marxisme-léninisme qui a autorisé et entretient les formes d'aliénation les plus irrémédiables. Voir l'article de François Rouleau dans Communio, IX, 2, p. 116-122. Ceci dit, l'anti-communisme ne saurait constituer un brevet de défense des droits de l'homme ! Ce peut n'être qu'un désastreux alibi.]]. Déjà, avec Brave New World, Aldous Huxley avait mithridatisé ses lecteurs contre l'illusion que la science et les techniques relégueraient infailliblement l'âme au musée. Orwell s'inscrit en fait dans une longue tradition, qui vient de More et Shakespeare et se prolonge jusqu'à Golding et Bradbury, en passant par Swift et Butler [[Voir dans ce numéro l'article de Guy Bedouelle. Inutile de revenir ici sur Thomas More. Précisons tout de même pourquoi Shakespeare figure dans cette liste : certaines de ses pièces (surtout les dernières) peuvent faire figure d'« utopies ». On citera bien sûr d'abord The Tempest. Mais il y a en amont les tragédies qui illustrent les conséquences fatales de fausses bonnes idées, peignent le chaos d'où émergera un bien transcendant et préparent l'utopie finale : King Lear, Coriolanus, Timon of Athens, Pericles, Cymbeline, The Winter's Tale... On connaît assez bien, ensuite, les deux premiers voyages de Gulliver, chez les minuscules Lilliputiens et chez les géants. On sait moins que ceux-ci habitent Brobdingnag. Et on ignore presque complètement les deux derniers voyages qui, il est vrai, sont moins pour les enfants : l'un à Laputa, Balnibarbi. Glubbdubdrib, Luggnagg et au Japon, l'autre chez les Houyhnhnms. Balnibarbi est particulièrement intéressant : on y laisse les « savants » appliquer à la lettre leurs théories humanitaires, et le résultat est régulièrement catastrophique et monstrueux. C'est le prototype même de l'anti-utopie ou «dystopie ». Les Houyhnhnms sont de vertueux et raisonnables chevaux qui ont pour animaux domestiques les répugnants Yahoos, lesquels ressemblent fort à des humains. Erewhon or Over the Range de Samuel Butler (1872) est une belle critique de l'esprit victorien, mais de l'intérieur en quelque sorte, et sans rien en remettre radicalement en cause que l'hypocrisie. On ne présente plus Aldous Huxley ni Brave New World. On connaît malheureusement moins sa toute dernière œuvre, Island (1962). William Golding (qui n'a certainement pas volé son Prix Nobel) n'a pas écrit d'utopies à proprement parler. Mais Lord of the Flies (1954) et The Inheritors (1955) montrent les sources de la barbarie au cœur de tout homme et dans le mouvement même du « progrès »et de l'histoire. L'Américain Ray Bradbury est surtout connu pour Farenheit 451 (1953), où il reprend le thème, déjà cher à Huxley et Orwell, de l'importance de l'héritage culturel et littéraire. A cette première liste pourrait s'ajouter une seconde, allant de The New Atlantis de Francis Bacon (1626) et Oceana de Thomas Harrington (1655) jusqu'à Facial Justice de L. P. Hartley (1960), sans oublier The Iron Heel de Jack London (1907) ni A Clockwork Orange d'Anthony Burgess (1962). Mais à exclure résolument seraient les romans de science-fiction produits par H.G. Wells, dont l'optimisme socialo-scientiste a précisément suscité chez Huxley Brave New World en saine réaction.]]. La méfiance instinctive et tenace dans les pays de langue anglaise contre tous les pouvoirs rendus absolus par leur prétention scientifique ne peut s'expliquer ni par de belles théories de géo-politique, ni par des considérations économico-sociologiques, et encore moins par la perversité intrinsèque décernée au «capitalisme» selon un procédé d'inversion classique dans la désinformation.(p.87)
Cet esprit de résistance ne se comprend que de l'intérieur, quand on sent à quel point l'humour, même noir, de quelques écrivains a suffi pour structurer les mentalités. Ce que Swift, Huxley et Orwell ont en commun, ce qui peut, entre autres traits, les distinguer d'un Kafka, par exemple, c'est l'invention verbale. Ils ont forgé des mots nouveaux, des slogans délirants, et ces expressions absurdes ou folles sont passées dans la langue [[Indépendamment du newspeak et des slogans de 1984, on peut donner en exemple la substitution de Ford (comme « dieu » de l'industrialisation) à Lord (« Seigneur ») dans Brave New World, l'anagramme de nowhere (nulle part — ce qui est le sens originel du mot utopia) qui constitue le titre de l'ouvrage de Butler, les innombrables et réjouissants néologismes de Swift : lilliputian, brobdingnagian appartiennent au vocabulaire courant, comme orwellian, double-think, ihoughtcrime, mutability of the past, Big Brother... Comment rendre tout cela en français ? Ainsi, «grand frère » ne traduit pas du tout le caractère ubuesque et implacablement menaçant du dictateur omniprésent, qui n'existe peut-être même pas et qu'il faut aimer pour avoir le droit de mourir ; ce serait plutôt, à nos oreilles, familial et rassurant. La contrepartie de cet humour aussi difficilement exportable que corrosif à force d'être décapant est une espèce de pessimisme ou de désespérance, manifeste chez Swift et Orwell et qu'illustrent bien également Golding et aussi Huxley (cf. Ape and Essence, 1948). ]]. Ceux qui la parlent voient du coup le monde autrement que ceux à qui manquent les concepts que véhicule ce vocabulaire. Car les « utopistes » ont fabriqué là comme un antidote de type homéopathique au poison le plus subtil du totalitarisme : la manipulation et le détournement du langage, où l'on donne à quelque chose le nom de son contraire, pour déboussoler puis annihiler la conscience humaine. Il fallait littéralement jouer (p.88) avec les mots pour dévoiler la tricherie du mensonge, et sourire pour résister à la séduction, car l'odieux craint moins la force que le ridicule. L'inconvénient est que la plupart de ces trouvailles langagières sont difficilement transposables. C'est ce qui peut justifier en partie que ces auteurs n'aient trouvé chez nous que si peu d'audience. Mais c'est aussi ce qui devrait interdire qu'on s'effarouche trop vite devant « l'impérialisme de l'anglais » dans l'enseignement secondaire — à condition de ne pas en gommer la dimension littéraire et culturelle au nom de l'utilitarisme victorien auquel il serait tout aussi abusif que ruineux de le réduire. On peut évidemment se demander si l'apprentissage d'une langue qui n'est plus celle de Shakespeare ni même de Swift, et selon des programmes où Huxley et Orwell sont on ne peut plus facultatifs, a pu jouer un rôle bien décisif dans la mise à bas des idoles patiemment fignolées par la propagande. Toujours est-il qu'aujourd'hui, personne ne conteste plus qu'Orwell ne s'est pas platement contenté de dénoncer le nazisme après coup. Car il y a eu Soljénitsyne et les dissidents, la «démaoïsation », les boat-people d'Indochine, l'Afghanistan, et surtout les Polonais, sans compter le Boeing sud-coréen... Sartre est bien mort et Yves Montand a crevé les écrans non seulement des téléviseurs, mais encore des décors en trompe-l'oeil dressés devant les camps et le sordide quotidien [[Impossible de ne pas évoquer ici l'épisode de Tintin au pays des Soviets (rééd. Casterman, 1973, p. 67-68) où le héros découvre comment les bolchevistes bernent des journalistes anglais. Hergé avait sans doute là encore plus raison qu'il ne le supposait à l'origine (en 1929) et qu'il ne l'estimait en autorisant enfin cette réédition après s'être longtemps (comme tout bon intellectuel occidental) autocensuré pour anti-bolchévisme primaire : Orwell lui-même aurait fort bien pu, à l'époque, être un de ces jobards. Mais c'était avant les procès de Barcelone et de Moscou...]].
ORWELL avait donc raison. Il faut le lire pour découvrir l'ampleur du cancer qui ronge notre monde, et pour n'être pas aussi aveuglément hostile qu'on était précédemment abusé ou indulgent. Mais cette lucidité même pousse à regarder au-delà de 1984, et le spectacle n'a vraiment rien de réjouissant. Actualiser la vision d'Orwell ne laisse prévoir qu'un enfer : le système soviétique cherchera toujours à s'imposer sur la planète entière ; ses succès mêmes suffiront à (p.89)susciter d'autres totalitarismes pour résister à son hégémonie (la Chine a pu en donner une idée) ; la seule menace du communisme peut faire naître des dictatures antagonistes mais analogues, jusque dans les actuelles démocraties ; et il y a désormais de surcroît le risque que la rivalité entre les blocs s'exacerbe, fût-ce accidentellement, dans une apocalypse nucléaire... Dans ces conditions, il ne reste plus rien à espérer.
L'anti-communisme des années 1980 succombe souvent à cette tentation. Mais si l'on suit l'analyse d'Orwell, qui assure la meilleure compréhension globale du phénomène, peut-on ne pas souscrire à sa conclusion ? Le raisonnement est implicitement que, lorsqu'un système totalitaire aussi perfectionné que celui de l'U.R.S.S. se met en place, on ne peut pas envisager de phase suivante.
La défaite militaire qui provoquerait de l'extérieur l'effondrement du régime est exclue. Big Brother ne lance pas ses armées, comme Hitler ou Napoléon, dans de folles guerres de conquête où il courrait le danger d'être vaincu en bataille rangée. Il préfère le chantage et les opérations politiques ou policières par alliés interposés, avec une patience méthodique et que ne rebute aucun revers ponctuel. La révolution qui changerait tout de l'intérieur est tout aussi impensable qu'une évolution profonde des dirigeants qui entraînerait une révision de principes. L'une comme l'autre supposerait en effet que s'exerce un minimum de liberté humaine. Or, le propre du système est justement de broyer l'homme, de lui ôter toute liberté. L'homo sovieticus abruti par l'alcool et la propagande n'est pas plus capable d'initiatives que le membre influent du politburo, simple rouage d'un mécanisme (même s'il mène la vie nettement plus agréable réservée à la nomenklatura). Le temps enfin semble impuissant : il n'y a pas d'« après », parce qu'il n'y a plus d'« avant », parce que l'histoire est constamment réécrite et falsifiée en fonction des besoins du présent, parce que le mensonge hait la chronologie.
Faut-il donc croire Orwell jusqu'au bout et admettre qu'il n'y aura pas d'au-delà à 1984, quand bien même le compteur des années continuerait de tourner automatiquement ? Contre une telle fatalité, l'instinct humain ne peut que se révolter. Or le destin de Winston Smith, l'anti-héros malheureux de 1984, montre justement que cette protestation muette, qui vient de la moelle des os, est condamnée d'avance. Dans son isolement, Winston joue la seule carte qui lui reste : la subversion de l'esprit, l'insurrection intérieure, secrète, le besoin qui se croit irrépressible et inextirpable d'aimer, de faire confiance et de prendre le risque de se donner à quelqu'un (au lieu d'un moloch comme Big Brother). Mais Winston est trahi et celui-là même qui l'a trompé cherche et trouve, parce qu'il connaît son métier, le moyen d'amener sa victime à trahir celle qu'il aime [[Voir l'analyse de Rémi Brague, « Politique et communion » dans La politique de la mystique (Hommage à Mgr Maxime Charles), Critérion, Limoges, 1984, p. 273.]]. Même l'amour est vaincu. Avec la charité et la foi s'évanouit l'espérance.
QUE répondre, surtout quand des essaims de soviétologues et de kremlinologues confirment presque chaque semaine à quel point le système est bloqué, verrouillé, immuable ? Comment ne pas avouer son impuissance, quand les rescapés du goulag s'obstinent à jouer les Cassandre et à fustiger bien ingratement l'avachissement spirituel des démocraties sécularisées qui deviennent inexorablement, paraît-il, des proies de plus en plus tentantes pour toutes les formes de totalitarisme [[Voir l'avertissement lancé par Soljénitsyne à Londres, en mai 1983, en recevant le prix de la Fondation Templeton : la sécularisation a plus de chances de transformer de l'intérieur l'Occident en enfer que le communisme de l'extérieur (cf. Time, May 23, 1983, p. 56).]] ?
On n'osera évidemment pas se mêler d'aller discuter les conclusions des spécialistes. 11 serait d'autre part indécent de suggérer aux dissidents croyants que la menace la plus grave contre la foi chrétienne réside vraisemblablement moins, pour les décennies à venir, dans l'athéisme marxiste ou libéral que dans la religiosité filandreuse du spiritualisme paganisant qui reprend depuis quelque temps du poil de la bête. Il est également difficile de parier uniquement sur l'hypothèse où la rivalité Est-Ouest s'estomperait devant l'émergence d'un conflit Nord-Sud (entre pays « riches » et «pauvres »). Il n'est pas plus décisif d'évoquer le danger de l'expansionnisme renouvelé de l'Islam. Et n'est pas péremptoire non plus le fait que n'a pas encore été constatée derrière le rideau de fer l'extinction de la race de Winston Smith...
La foi que n'avait pas Orwell permet assurément de ne pas désespérer avec lui, et sans avoir à s'aventurer dans des analyses de conjoncture ni à se perdre dans un dédale de conjectures. Mais il s'agit là d'une réponse à Dieu, et non pas à Orwell ni au pessimisme panique de l'anti-communisme obsessionnel. Or il (p.91)n'est peut-être pas besoin de confesser formellement ici la seigneurie du Fils fait homme, mort et ressuscité, du Sauveur que le pauvre Winston n'ambitionnait même pas de devenir. Car si la foi donne à l'espérance des raisons que la raison ne connaît pas toutes, elle respecte assez cette dernière pour la laisser reconnaître que la désespérance n'a que des raisons, et non pas forcément raison.
L'argumentation d'Orwell et de l'anti-soviétisme n'a finalement pas d'autre faille que celle que comporte fatalement tout système. Pour sonner l'alerte contre le totalitarisme, Orwell en a produit une caricature magistrale et, du fait même de sa réussite littéraire, il a inévitablement construit un système encore plus implacable, encore plus inéluctable. La réalité est certainement moins figée que l'image qui en est donnée et qui fournit une juste appréciation du péril.
Certains des postulats sur lesquels reposent l'édifice orwellien et son interprétation du communisme sont intellectuellement bien fragiles. Car pour partager cette désespérance, il faut concéder, par exemple, que le réel n'existe que dans l'esprit humain, lequel serait entièrement contrôlable [[ Voir Nineteen-Eighty-Four, 1, 8, III, 3. C'est le problème classique de la connaissance. Orwell suit et applique assez strictement la thèse «nominaliste» du XIIè siècle, prolongée (essentiellement en Angleterre, justement) par Hobbes, Locke, Berkeley, Hume, Stuart Mill... A priori, l'idée de l'humanité pour laquelle se bat Winston est présumée ne subsister qu'en lui. La cause est entendue d'avance à partir du moment où il est admis que Winston est la dernière incarnation de l'humanité.]]. Il faut aussi présupposer que le mensonge ne peut jamais se prendre à son propre piège ni s'égarer dans le labyrinthe de ses volte-face. Il faut encore admettre une parfaite maîtrise, alors que la peur semble bien gouverner les vieillards du Kremlin. Il faut enfin présumer qu'un principe destructeur ne peut en aucun cas se retourner contre lui-même, comme si l'idéologie pouvait indéfiniment enrayer l'entropie en la niant.
Il ne faudrait d'ailleurs pas croire qu'Orwell a voulu faire oeuvre descriptive (d'un état précis) ni prophétique. Les faiblesses de sa construction sont certainement moins les siennes (explicables par le milieu et la maladie) qu'elles ne reflètent foncièrement celles du système dont il a fait la satire. La valeur de l'avertissement reste entière.
Après 1984, le problème n'est pas de savoir si l'U.R.S.S. changera, mais quand et comment. Ce n'est pas directement la (p.92) foi qui pose ces questions, mais sans heurt avec elle la simple raison — laquelle ne peut évidemment pas y apporter plus de réponses que l'espérance. Celle-ci n'autorise en effet nullement à se persuader qu'ensuite tout ira pour le mieux dans « le meilleur des mondes ». Peut-être même sera-ce plus inquiétant encore. Mais l'espérance empêche de confondre la fin du temps et de l'histoire chez Big Brother avec une approche de la fin des temps où la foi désespérée n'aurait plus qu'à fuir dans l'irrationnel. Et la charité qui est inséparable aussi bien de la foi que de l'espérance ne souffre pas que se perpétue une telle méprise.
Jean DUCHESNE
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