Monsieur Paul‑Victor DESARBRES
Madame Anne Claire LOZIER
Christianisme et tragédie
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n°271
Septembre - Octobre
2020 - Page n° 7
Fini la comédie !
Anne Claire Lozier et Paul-Victor Desarbres
Il a vaincu la mort, mais les faits, têtus, sont là : nous sommes plongés dans le mal, l’impuissance, la lourdeur. L’Église est sainte, mais les pé- chés, les complicités et les complaisances qu’elle abrite en son sein ont de quoi faire frissonner. Sur le plan moral, le baptisé même fait le mal qu’il ne veut pas (Romains 7,19). Le juste souffre et se trouve en butte aux persécutions (le serviteur souffrant, le Christ). Ainsi y a-t-il une part d’échec subi ou provoqué dans la vie des baptisés comme dans celle de l’Église.
Cette déchirure n’est pas neuve, elle est atrocement banale: comment la concilier avec la victoire déjà remportée par le Christ, avec la fin promise? En ce qui concerne l’histoire du monde, c’est au fond la même inquiétude qui a pu donner champ aux spéculations les plus folles sur la figure de l’Antéchrist et sa victoire provisoire devant précéder le retour définitif du Christ. On peut objecter qu’au plan personnel, tout n’est qu’une affaire du degré de foi, du degré de certitude que chacun aura su atteindre. Mais prendre la mesure de tels échecs existentiels ou historiques ne revient pas à nier la victoire du Christ ou se complaire dans la morosité. Il serait trop commode de donner congé à cet ensemble d’inquiétudes, d’insatisfactions et de souffrances comme un simple reliquat. On ne saurait dire à la douleur d’être sage et de se tenir bien tranquille: c’est justement le mystère de la croix qui se conjugue avec la gloire déjà acquise. L’injonction de porter sa croix formulée par le Christ (Matthieu 16,24; Marc 8, 34; Luc 9,233 ) n’est peut-être qu’une façon de constater la part de tragédie à l’œuvre dans les existences in- dividuelles comme dans l’histoire du monde et de l’Église. Si la participation à la résurrection du Christ nous semble une évidence, le fait que nous partagions la même souffrance est une réalité plus complexe à saisir pour les mentalités contemporaines.
Tragédie et christianisme: Hans Urs von Balthasar
On désigne couramment depuis le XIXe siècle comme «tragique» une situation conflictuelle, douloureusement vécue, et de manière plus radicale, des impasses lorsqu’elles ne peuvent être résolues – il existe une philosophie du tragique qui a d’ailleurs accompagné globalement les progrès de diverses pensées modernes athées niant toute transcendance. Le terme est dérivé de la forme littéraire née à Athènes au ve siècle avant Jésus-Christ qu’on nomme «tragédie». L’objet de ce cahier est la «tragédie», prise non seulement au sens de la forme littéraire antique imitée et ressuscitée à partir de la Renaissance, mais aussi au sens d’expérience tragique perçue dans son déroulement, dans son caractère dramatique. On souhaiterait comprendre comment une forme de «tragédie» est trop souvent évacuée au profit d’un optimisme inopérant et comment elle s’articule à une fin bienheureuse. Ce terme de «tragédie» ou de «tragique» n’est pas une concession à une esthé- tique romantique du malheur: il correspond précisément à une intuition de Hans Urs von Balthasar sur les rapports entre christianisme et tragédie qu’il convient d’exposer ici.
Balthasar situe le lien entre christianisme et tragédie sur le plan de l’histoire des idées et non de la parenté littéraire entre les textes. Certes, il existe sans doute un lien historique entre les textes des auteurs tragiques grecs (Eschyle, Sophocle, Euripide) ou de leurs imitateurs d’une part et les textes bibliques de l’autre: depuis longtemps la mise en évidence d’un judaïsme hellénisé a eu raison de toute sépa- ration étanche érigée entre ces deux mondes. Paul, évoquant dans le passage cité de l’Épître aux Romains le mal qu’on fait en voulant le bien (Romains 7, 19), semble reprendre le discours de la criminelle Médée, figure mise en scène par Euripide, Ovide et Sénèque. Cependant, les tentatives d’établir une relation d’influence indiscutable entre Bible et tragédie manquent de fondement et peinent à convaincre: la proximité de formulation d’un texte à l’autre prouve tout au plus une proximité de pensée concernant des lieux communs et l’on ne peut constater que de vagues ressemblances de formulations ou de situations. Ce numéro n’a donc pas cherché à explorer cette voie qui n’est pas non plus celle de Balthasar.
Au-delà donc du lien historique, possible mais ténu, entre les textes bibliques et les textes des tragédies grecques, Balthasar souligne que le Christ semble arriver dans l’histoire comme une réponse à la figure du dénuement de l’homme qu’a dépeint cette littérature (les tragédies grecques, mais aussi Homère). Cette perspective développée dans La Gloire et la Croix (Herrlichkeit) constitue le point de départ de ce numéro. Dans la Gloire et la Croix, Balthasar présente la tragédie comme sommet de l’art grec; c’est avec la tragédie plus qu’avec la mythologie ou la philosophie païenne que le christianisme aurait dialogué. La tragédie, tout comme l’Iliade et l’Odyssée, présente une distance insurmontable entre hommes et dieux et une soumission totale de l’homme à ceux-ci. Elle propose une compréhension de la gloire humaine dans la souffrance qui est reprise et dissoute dans le drame du Christ, au point de ne plus pouvoir être répétée après lui. Sa repré- sentation de la noblesse de l’humanité qui souffre constitue le grand et définitif «chiffre» qui annonce l’avènement humain du Christ, pour autant qu’Il comprend et dépasse tous les chiffres précédents. Ce terme de «chiffre» renvoie à une figuration qui n’est ni philosophique, ni esthétique, ni purement symbolique: il s’agit «plutôt [d’] un mystère de croyants pour des spectateurs et contemporains croyants».
Dans un article de 1965, Balthasar revient sur les liens entre tragique et christianisme. Tragédie et tragique sont indissociables: il entend le tragique dans un sens très large comme l’intuition qui est au cœur de la tragédie grecque: le fait que l’homme s’accepte comme «finitude, beauté et questionnement», en se plaçant «dans la lumière divine ». Il précise les trois éléments essentiels du tragique grec à ses yeux: l’inachèvement de l’existence (le morcellement de ce qu’on croyait organisé comme un tout), le caractère contradictoire et le sentiment de culpabilité.
La tragédie grecque est pour Balthasar le lieu par excellence où l’homme se pose la question de la souffrance et de la mort, l’affronte et l’accepte. À plusieurs reprises, la tragédie grecque se confronte au mystère de la souffrance vécue par un individu; elle met en scène un humain souffrant et se demande le sens à donner à cela. Quelque chose de grand émane de la finitude, dans un consentement au tragique du monde. Une forme de «gloire» intervient là, comme une manifestation de la gloire du divin dans une manifestation tragique de la souffrance. Cette dimension n’est cependant pas le monopole de la tragédie: Bal- thasar souligne qu’Aristote a fait d’Homère le père de la tragédie. C’est un sentiment qui, par son inscription dans une histoire, trouve sa meilleure expression dans la représentation tragique – sans exclusive d’autres moyens de représentation. Le christianisme reprend ce sentiment tragique dans la figure du Christ et dans le drame de la Passion qui est aussi une tragédie. La Croix fait rentrer le récit de la souffrance dans l'éternité.
Ce poids accordé au tragique implique ainsi une vision de la foi qui ne fait pas l’impasse sur la croix. Le Grec acquiesce au tragique; le chrétien a tendance à croire qu’il a pu donner congé au tragique. On peut dès lors mieux voir que l’histoire réelle, l’histoire individuelle comme l’histoire de l’institution ecclésiale peut être une tragédie – une tragédie tantôt limitée, car relative à un certain temps (la victoire de l’Antéchrist), tantôt absolue à une certaine échelle (la damnation des personnes ou la destruction des institutions collectives dans l’histoire).
Il faut en quelque sorte sauver le tragique entendu au sens de fin malheureuse – quand bien même d’autres fins sont possibles ou à espérer. S’il est impossible de suivre un pessimisme tragique qui tient pour tra- gique toute destinée et l’histoire du monde même, il y a pour Balthasar une sorte de combat à mener contre l’optimisme – il s’inspire à ce sujet de la lecture de l’écrivain et poète allemand Reinhold Schneider (1903- 1958), hostile à la guerre, mais dont l’une des idées force est le refus de l’optimisme a-tragique: pour cet opposant au nazisme, célèbre pour son sonnet décrivant l’Antéchrist à l’œuvre dans le IIIe Reich, la guerre et ses ravages sont constitutifs de la vie et de l’histoire. On doit tout faire pour l’éviter et s’y opposer (Schneider est militant pacifiste après la Seconde Guerre mondiale), mais il faut se préparer à en souffrir.
Tragédie païenne, tragédie chrétienne
Approfondir cette intuition pour prendre la mesure du tragique chré- tien semble essentiel dans la perspective actuelle. Ce cahier voudrait montrer que le christianisme n’a pas éradiqué la tragédie ni le tragique mais les a, bien au contraire, déplacés, assumés et reconfigurés.
La tragédie grecque se résume pour nous à un corpus réduit de trente-deux pièces écrites et jouées à Athènes au Ve siècle avant J.-C. : l’ensemble qui nous reste n’est peut-être pas représentatif de ces textes et de leur signification. On a pu ces dernières années souligner à quel point la tragédie grecque, étrangère à nos conceptions, est étrangère au tragique tel que nous le concevons. Les multiples tentatives en ce sens insistent sur le fait que les tragédies n’ont pas nécessairement une issue fatale, qu’elles ont une fonction rituelle: c’est le cas d’Œdipe à Colone de Sophocle. Mais beaucoup de tragédies semblent bien rapporter une forme de malheur et de crainte au destin.
La tragédie a eu le bonheur de trouver très tôt un analyste bien informé dont le traité nous est parvenu: il s’agit de la Poétique d’Aristote. En dépit d’éternelles polémiques sur ce texte, on peut le considérer comme une source d’informations importantes sur la tragédie. Au chapitre 6 de la Poétique, il décrit les différentes caractéristiques de la tragédie, dispositif raffiné et complexe: l’intrigue (qui prime sur tout et doit être resserrée pour être efficace), les caractères (qui dépendent de l’intrigue, les person- nages idéaux ne devant être ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants), l’expression poétique, la pensée (participation à la réflexion commune), le spectacle (la part visuelle, affaire des décorateurs), le chant. La tragédie représente par ailleurs des actions nobles et produit la terreur et la pitié – ce qui produit pour Aristote un effet dont le sens est discuté, la katharsis. Aristote ajoute au début de son traité que le fondement de la tragédie est la mimésis, aptitude fondamentale de l’être humain: on peut entendre par là «imitation» ou, mieux encore, «représentation». Aristote insiste sur l’intrigue, car à ses yeux (chapitre 7) la tragédie est une certaine syntaxe de l’action, un système des faits qui oblige à méditer sur le renversement – qui fait en général passer du bonheur au malheur ou du malheur au bonheur: l’énoncé de ce dernier aspect l’oblige à privilégier certaines tragédies sur d’autres. Ce genre complexe dont Aristote a cherché à théoriser le contenu, a été imité en latin par le philosophe Sénèque (Ier siècle) dont nous sont conservées les pièces auxquelles s’ajoute une tragédie à sujet romain – seul reliquat d’un genre pratiqué à Rome. Voilà l’essentiel de la tragédie antique qui apparaît comme un cérémonial complexe: l’adjectif «tragique» chez les Grecs semble renvoyer d’ailleurs à une forme de grandiloquence.
L’adaptation de la tragédie au christianisme est un phénomène précoce: quelles que soient leurs vues sur le théâtre en général, les Pères de l’Église ont puisé dans les textes tragiques. Dans les Stromates, Clément d’Alexandrie, qui cherche à concilier la culture païenne et le christianisme, propose un compendium de la sagesse tragique recevable par le christianisme : il y reconnaît la valeur des descriptions psychologiques (celle de la souffrance) et de quelques affirmations théologiques qui relèvent de la théologie naturelle ou semblent préfigurer la révélation du Nouveau Testament. Théodoret de Cyr développe le même type de lecture lorsqu’il loue la piété du tragique Sophocle:
Tout en faisant des tragédies de ces crimes affreux [= des sacrifices humains], l’Athénien Sophocle a parlé de Dieu en termes excellents, et, avec la plus grande sagesse, il a bafoué les statues des démons et l’injustice des meurtres sacrificiels; il s’exprime ainsi:
Il y a un seul Dieu, en vérité, un seul,
Qui a fait le ciel et la terre immense,
Et la vague bleue de la mer, et la force des vents;
Mais, foule de mortels, aux cœurs égarés, nous avons érigé, pour endormir nos malheurs,
Des statues de dieux, en pierre, en bronze,
Images d’or ciselé ou d’ivoire;
De sacrifices ou de belles panégyries
Les entourant, nous pensons faire ainsi acte de religion.
C’est pourquoi ce n’est pas seulement nous, mais encore vos poètes, vos historiens et vos philosophes qui se moquent de ce que vous prenez pour divin.
Le propos dépasse la polémique anti-polythéiste et relève une forme de convergence entre la sagesse païenne de la tragédie, opposée dans cette interprétation aux cultes païens, et la foi chrétienne.
L’un des accomplissements de cette convergence est le Christus patiens qu’analyse Jean-Robert Armogathe : il s’agit d’une pièce contenant de multiples emprunts textuels à plusieurs tragédies d’Euripide, dont Les Bacchantes où Euripide représente le massacre du jeune roi de Thèbes, Penthée, dépecé par sa propre mère Agavé et payant ainsi son hostilité aux mystères du dieu Dionysos. Dans la pièce chrétienne, le langage de la souffrance incompréhensible est reporté sur la Passion. L’auteur chrétien emprunte un langage, des formulations de la souffrance d’une mère face à la mort d’un enfant qui sont rapportées à la mère de Dieu. Le langage tragique permet ici un approfondissement à la fois psychologique et théologique.
Une autre héroïne d’Euripide, Alceste, qui accepte de mourir à la place de son époux Admète et se trouve sauvée des Enfers par Héraklès, préfigure le Christ selon une modalité qu’analyse Jan-Heiner Tück. Certes, cette tragédie d’Euripide n’en est pas une: au concours, elle tenait la place du drame satyrique censé accompagner l’ensemble de trois tragédies présentées par l’auteur. La souffrance trouve dans Admète une issue: la tragédie devient même comique quand Héraklès paraît sur scène pour ramener finalement Admète du royaume des morts. Mais Alceste est une figure de l’amour qui accepte de mourir pour l’autre sans conditions: cette convergence explique le choix de l’illustration de ce cahier: une représentation de cette sortie des Enfers qui se trouve dans la catacombe chrétienne de Via Latina (IVe siècle).
On voit dans ces deux cas que le christianisme ancien a très tôt intégré les formulations tragiques et, sinon la tragédie entière, du moins le moment tragique – en l’associant à un dénouement heureux (la résurrection dans le Christus patiens). Il a aussi puisé dans une tragédie qui n’exprime pas un malheur absolu (Admète). Mais il ne s’est pas approprié la tragédie – celle-ci finit par disparaître.
Curieusement, le mot «tragédie» a survécu tout le long du Moyen Âge alors même que la chose (le genre littéraire pratiqué par les Anciens et la représentation théâtrale) n’existait plus. Le théâtre médiéval, quelle que soit sa richesse, ne reprend pas les formes, ni les intri- gues de la tragédie antique, ni la thématique du héros solitaire qu’on retient parfois de celle-ci. Au Moyen Âge, le mot «tragédie» a un sens double: celui, général, d’événement promis à une fin fatale. Mais c’est aussi un nom désignant une œuvre de haut style, car les grammairiens antiques ont transmis l’idée que la tragédie met en scène de personnages de haut rang. Pour Dante (1265-1321) et ses contemporains, l’Enéide, épopée du poète Virgile, est une tragédie parce qu’elle relève du haut style. Le choix d’intituler sa propre œuvre Divine comédie est explicable de plusieurs manière: comme une proclamation chrétienne de la fin heureuse promise par la foi et contemplée par Dante (la comédie s’oppose à la fin funeste caractéristique de la tragédie, écrit-il dans une célèbre lettre à son ami Cangrande), comme un choix de registre (ce qui n’est pas exclusivement du haut style, ce qui mêle plusieurs lan- gages vernaculaires est une comédie), comme une allusion déférente à la «tragédie» de Virgile dont il se veut l’humble continuateur. Dès la fin de l’antiquité, Boèce, suivi par de nombreux auteurs médiévaux, montre que le christianisme n’a pas évacué l’idée de tragique – au sens d’expérience d’impasse où seule se présente une issue fatale.
L’article d’Enrica Zanin étudie cette survie du mot qui débouche sur une véritable résurrection de la tragédie à la Renaissance; en effet, avec les progrès de l’humanisme philologique aux XVe -XVIe siècles, les lettrés éditent et traduisent largement le corpus tragique gréco-latin. On écrit des tragédies reprenant les modèles antiques. Après cette époque, le terme de «tragédie» ne renvoie plus qu’à des pièces de théâtre dont le thème est tragique et trouve une acception moins large que celle qu’il avait au Moyen Âge: l’anachronisme est né. En adaptant ou en imitant Sénèque et les tragiques grecs souvent traduits, certains humanistes ambitionnent plus précisément de ressusciter le genre tragique et ses formes d’expression: la tragédie ne semble alors aucunement contredire les sensibilités chrétiennes. Le désespoir tragique semble représenter une expérience d’impuissance que les auteurs et les spectateurs ont d’autant moins de mal à partager qu’il est représenté, stylisé, et ne préjuge pas de leur propre attitude d’esprit. La tragédie confirme le malheur de certains; elle peut en rassurer d’autres, car elle représente ou joue un malheur sans issue. Le tragique de la situation de Thésée à la fin de l’Hippolyte de Robert Garnier (1573) repose sur le fait qu’il a par erreur causé la mort de son fils sur une fausse déclaration de sa femme adultère: son désespoir est sans issue, sans espoir de rachat, mais il repousse nettement l’idée du suicide. On trouve là un tragique à l’antique, absolu car sans consolation, mais aménagé de manière à être compatible avec le christianisme (le catholique Garnier montre Thésée en repentant privé de la révélation). La tragédie à l’antique est conçue comme un exutoire représentant un désastre total, exotique et lointain, qui est de nature à éclairer indirectement le présent. Une tragédie à l’antique, mais à thème biblique se développe à la même époque: soit elle représente le désastre individuel d’un individu qui s’oppose à Dieu et s’en croit haï (Saül le Furieux de Jean de La Taille 1572), soit elle n’a pas une issue absolument fatale (Abraham sacrifiant, 1550, pièce qui emprunte aussi aux mystères médiévaux). Comme la tragédie antique, la tragédie humaniste ne postule pas exclusivement une issue fatale pour le personnage principal; elle montre aussi un tragique spécifiquement chrétien. On ne saurait opposer le tragique «absolu» des pièces à l’antique et le tragique «moyen» des pièces à sujet chrétien. Dans Saül furieux, le destin du roi est radicalement tragique, car il décide d’ «étranger l’espérance » [la rendre étrangère] et de refuser Dieu, alors même qu’il serait possible de l’ «invoqu [er] de bon cœur ». Le tragique chrétien n’est pas moins tragique, au contraire, car il contient un refus du salut. La mort y est en quelque sorte double. La représentation fictive du tragique est le condensé d’un malheur total, mais jamais sans possibilité (même refusée) de rémission.
Ce mouvement d’intégration de la forme tragique à la culture chrétienne n’a pas empêché la naissance d’une autre manière de percevoir la tragédie. Avec la modernité et la naissance de philosophies athées se revendiquant du tragique pour penser la condition humaine, la tragédie et la notion de «tragique» ont aussi servi de support à l’affirmation d’un désespoir sans issue, d’une absence de transcendance, d’une fin malheureuse promise à tous. Dès lors, les tragédies présentent la même expérience de désespoir et d’absurdité, mais le sens de ce désespoir varie selon l’intention de l’auteur ou la compréhension du public. L’extraordi- naire vogue des réécritures de tragédies grecques au milieu du xxe siècle en France (Giraudoux, Anouilh, Cocteau, Sartre…) est représentative de cet écart d’interprétation : dans leur grande diversité, le jeu du mal- heur présenté par ces pièces ne préjuge en rien de la position de l’auteur sur le sens de la vie. La tragédie ainsi acclimatée est une forme qui se prête à l’expression d’un désespoir aussi bien chrétien qu’athée.
Le tragique n’est pas (toujours) une fin
C’est à la philosophie allemande de la fin du xviiie et du début du xixe siècle, aux philosophies idéaliste et romantique, qu’on doit une philosophie du «tragique» et la généralisation de l’emploi du mot dans son sens large qu’il possède actuellement.
Ces diverses conceptions du tragique font pour beaucoup la part belle à un dépassement. Pour Hegel, le tragique est une dialectique qu’il définit diversement, mais toujours en lien avec la moralité: dans l’Esthétique, il évoque le héros à la fois dans son tort et son bon droit. Le tragique procède alors de l’opposition de deux côtés antagonistes où chacun pris pour soi a sa justification et ne peut faire triompher son but ou son caractère qu’en niant l’autre; la moralité en- gendre la faute. Dans la Phénoménologie de l’Esprit, il commente longuement l’exemple de l’Antigone de Sophocle, tragédie dans laquelle l'amour (Antigone et son amour familial) est en butte à la loi (l'éthique formaliste de Créon). Mais cette dialectique tragique aboutit à une résolution: la philosophie proche, mais distincte, d'un Theodor Vischer (1807-1887) accentue ce dernier aspect: «La grandeur humaine, en succombant, permet à la grandeur divine de se révéler, cette souffrance se transmue chez le spectateur en sentiment de réconciliation». De manière plus pessimiste, un Schopenhauer voit dans le tragique un conflit de la volonté – force aveugle et principe de cohésion intime du monde à la fois: la volonté se détruit elle-même, ce qui permet une prise de conscience et une résignation. Cela constitue une autre forme de résolution du tragique. Nietzsche reprend cette dialectique de manière sans doute moins négative: dans son langage en partie poétique, le héros de chaque tragédie est Dionysos, figure divine de la force vitale, qui prend sur lui la souffrance de l’individuation et apparaît in fine comme une puissance indestructible. Ces divers points de vue trop vite exposés posent la question de la radicalité avec laquelle on peut envisager le tragique qui mène toujours à un dépassement.
Certaines visions du tragique insistent davantage sur son caractère d’impasse. Goethe semble adopter un point de vue différent des précédents, car il ramène le tragique à une opposition irréconciliable qu’il perçoit chez d’autres, mais refuse résolument de mettre en scène par tempérament. Kierkegaard conçoit le tragique comme une «contradiction souffrante» (Post-scriptum) et y voit un moment provisoire séparé de sa résolution – seule l’affirmation du caractère subjectif du tragique permet de considérer qu’on peut s’en extraire. La philosophie de Schelling (1775-1854) propose peut-être une solution médiane: dans cette perspective, le héros tragique affirme sa liberté au prix de sa vie, de sorte que la liberté du héros et la nécessité qui le détruit sont toutes deux victorieuses.
Au fond, on peut ranger ces conceptions philosophiques du tragique en deux ensembles, pour reprendre les analyses de l’helléniste Pierre Judet de la Combe: d’une part celles qui affirment «la nécessité d’une réconciliation» au nom d’ «une philosophie de l’histoire orientée vers l’unité, vers l’harmonie après une phase nécessaire de catastrophes», d’autre part celles qui mettent en relief «l’inconciliable, le désastre pur, sans dépassement positif, en accord avec une théorie négative de l’être ». Ce cahier a voulu s’interroger sur une conception chrétienne du tragique qui ne soit ni la première, vidant la souffrance de son sens au nom de l’après, ni la seconde qui n’autorise aucun espoir.
Dans La Mort de la tragédie, George Steiner a soutenu l’idée que le christianisme était «atragique » et qu’il y avait une incompatibilité entre christianisme et la tragédie comme forme artistique ou bien l’expérience tragique. Cette thèse repose notamment sur une conception du tragique comme fin absolue:
Les tragédies finissent mal. Le personnage tragique est brisé par des forces qu’on ne peut ni comprendre complètement ni vaincre par la sagesse rationnelle. Ceci encore est essentiel: si les causes du désastre sont temporelles, si le conflit peut être résolu par les moyens techniques ou sociaux, nous pouvons avoir du théâtre sérieux, non pas de la tragédie. Des divorces plus souples n’auraient pas pu modifier la destinée d’Agamemnon; la psychiatrie n’est pas une réponse à Œdipe. […] La tragédie est irréparable (p.16).
De cette vision d’un tragique comme absolu découle la disqualification de tentatives littéraires du xviiie siècle et du romantisme qui relèvent de l’optimisme et dont les auteurs étrangers à l’idée de fatalité du mal, ne peuvent donner naissance qu’à une «’presque tragédie’». Les dramaturges chrétiens comme Claudel sont pour leur part confrontés, d’après Steiner, au paradoxe de la tragédie chrétienne (p.328 et sv): la vision chrétienne n’autorise qu’une «tragédie partielle ou épisodique» (p.325). Le marxisme d’un Brecht aboutit à la même formule esthétique; la «tragédie [est] conçue comme un gaspillage plutôt que comme un désastre prédestiné ou inévitable» (p. 332). Steiner rappelle l’axiome de joie obligatoire du marxisme qui aboutit à la Tragédie joyeuse de Vichnievsky.
Cette thèse riche en enseignements est discutable sur certains points. Le tragique est pensé par Steiner comme un absolu qu’il n’est pas tout à fait dans la tragédie grecque: on aurait tort d’écarter les tragédies où la crainte et la pitié n’aboutissent pas à la destruction de l’un ou l’autre héros: Œdipe à Colonne de Sophocle, mais aussi Ion, Iphigénie en Tauride. Rien n’interdit de lire de manière ambiguë certaines situations tragiques. De plus, il semble qu’on ne doive pas oublier l’objet ou plutôt le sujet auquel se rapporte le tragique. La catastrophe tragique peut certes paraître irréparable à qui est frappé, mais elle est nécessairement relative – rapportée aux personnes qui la vivent, quand bien même ce n’est pas son intensité qui varie. Enfin, on peut contester une conception trop radicale et donc abstraite de la fin: or toute fin tragique est relative à la manière de circonscrire l’intrigue ou la suite des événements. C’est précisément l’intuition fondamentale de la tragédie humaniste qui ne cesse en finissant d’indiquer les revirements de fortune encore possibles. Au fond le tragique est lié pour Steiner comme d’autres contemporains à la conception de la mort comme destruction totale de l’être: l’addition des tragédies individuelles permet d’aboutir à la généralisation selon laquelle le monde entier et l’histoire ont un destin tragique. D’autres penseurs de la généralisation tragique, de Miguel de Unamuno à Spengler, peuvent faire primer la perception d’un désastre collectif sur la mort individuelle, débouchant sur un pes- simisme existentiel. Mais le mouvement est équivalent.
À l’échelle de l’existence individuelle, on peut dire que le tragique chrétien constitue un déplacement: la tragédie de la mort n’est pas un terme indépassable, elle peut déboucher sur tout autre chose – et former ce que Dante appelle une comédie. Cependant, le caractère irrémédiable de la mort est assumé et transformé dans une autre tragédie plus âpre peut-être, une double mort qui frappe le corps et l’âme: la damnation. On peut rejoindre Steiner sur ce point: «dans la vraie tragédie, les portes de l’enfer sont ouvertes et la damnation est une réalité». Il semble que tout le tragique chrétien tienne non dans cette «réalité», mais dans cette possibilité.
Le tragique de la Passion
On pourrait chercher à distinguer, en suivant la catégorisation es- quissée par Steiner, la tragédie irrémédiable, fin absolue, et la tragédie temporaire ou provisoire. La passion serait une tragédie provisoire pour le Christ, tandis que la tragédie absolue serait celle de la trahison de Judas qui désespère du pardon de Dieu. Mais une tragédie temporaire, comme celle que le Christ vit sur la croix, est-elle pour autant une fausse tragédie? On objectera pour qui vit un moment tragique et se trouve dans l’impasse, la certitude morale d’une issue heureuse n’est pas toujours une consolation: la souffrance peut n’en paraître que plus absurde et révoltante. La mort et la souffrance ne cessent d’être un scandale pour le chrétien.
À ce titre, la Passion en elle-même est éclairante et troublante, où le Christ lui-même s’écrie: «Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?» Charles Journet écrit à propos de cette cinquième parole du Christ en croix:
Dieu fait homme laisse échapper ce cri de désespoir. Pourquoi? Car pour le rachat de l’homme, il accepte de souffrir cet ’écartèlement’ spirituel entre la vision pure de Dieu et la souffrance de la condition humaine dégradée par le péché, révoltée contre Dieu.
Ces paroles «que l’excès de [la] souffrance pour les hommes […] a arrachées» sont bien sûr celles du début du Psaume 21 qui s’achève par une affirmation de foi. Mais il faut sentir tout le poids de ce paradoxe du tragique chrétien: le Christ assume par cette parole qui contredit l’espérance et la résurrection pourtant annoncée par lui-même la pos- sibilité du pire, du désespoir total et définitif. Ce cri douloureux n’est pas inscrit dans un destin finalement tragique, mais il témoigne d’une expérience de la tragédie humaine, en l’occurrence d’une perception du tragique.
La crucifixion est un supplice long et douloureux (la cruauté humaine en a imaginé d’autres depuis): ne concluons pas trop vite. Le Christ a accepté de prononcer le début du Psaume 21, d’éprouver la souffrance de ceux qui se détournent de lui. Par là même, il a assumé toutes les souffrances humaines et vécu le moment tragique.
Plus encore, on se gardera d’oublier que le tragique ainsi assumé est communicable ou représentable: à défaut de vivre l’impasse, nous pouvons percevoir celle de l’autre. La Passion comme tragédie est sans doute la garantie même de la communicabilité de cette expérience tragique.
Ne pas conclure trop vite
Reconnaître la place de la tragédie revient précisément à ne pas chercher à abréger le moment tragique. Dans une catéchèse récente, le pape François a décrit l’idéal de consolation dans une perspective où l’on laisse la place à l’expression de la douleur plutôt que de vouloir immédiatement la soulager. «Pour parler d’espérance à un désespéré, il faut partager son désespoir»: cette formulation se rapproche étroitement de ce que la psychologie et les neurosciences appellent l’empathie – celle-ci est une réponse émotionnelle appropriée à ce qu’autrui exprime; elle suppose de ne pas confondre ses émotions et celles de l’autre et doit être distinguée de la contagion émotionnelle.
Dans la même catéchèse, le pape François cite un passage de Jérémie où le prophète constate la douleur irréparable d’une mère: «Ainsi parle le Seigneur: Un cri s’élève dans Rama, une plainte et des pleurs d’amertume. C’est Rachel qui pleure ses fils; elle refuse d’être consolée, car ses fils ne sont plus» (Jérémie 31,15). Le prophète reprend et modifie la figure de Rachel, morte en donnant naissance à Benjamin dans un contexte tout différent (Genèse 35). On lit ici l’expression de la douleur qui refuse farouchement d’être atténuée ou consolée. Le verset suivant annonce une consolation de Dieu: «Retiens le cri de tes pleurs et les larmes de tes yeux. Car il y a un salaire pour ta peine, – oracle du Seigneur: ils reviendront du pays de l’ennemi» (Jérémie 31, 16). La douleur radicale n’est pas présentée comme un manque de foi, bien au contraire, puisque les pleurs amènent un salaire. Ce verset repris pour le mas- sacre des Innocents (Matthieu 2, 17-18) exprime bien la tragédie d’une mort cruelle et injuste. Ce tragique n’est peut-être pas le dernier mot, mais il est éprouvé par l’évangéliste comme tel. Il y a un temps pour pleurer – c’est le sujet d’un prochain cahier. L’évangile n’ajoute rien au récit de la cruauté d’Hérode et des siens. Deux discours semblent impossibles: présenter cette horreur comme un mal nécessaire qui a épargné le Christ et mené ces Innocents au salut ou bien considérer que le massacre des Innocents n’est pas une tragédie. On aurait tort de dire à la victime qui a échappé au pire qu’elle n’a pas éprouvé le pire: il n’y a pas de tragédie provisoire pour qui la vit. On touche là au tragique chrétien qui, comme tout tragique, peut être un signe révoltant et incompréhensible – à ceci près qu’on peut le dire à Dieu.
Dans son article du présent cahier, Philippe Lefebvre nous montre que la Bible est pleine de ces tragédies, au sens d’expériences de l’impasse ou des ténèbres: pour qui est amené à les vivre, le salut ne se trouve pas après ou hors de celles-ci. L’exhortation à porter sa croix évoquée au début de cet éditorial n’est sans doute pas une in- vitation à chercher la souffrance mais à accepter la part de tra- gique qui se présente: on pense parfois que la transmission de cette exhortation est peut-être liée aux persécutions romaines de 64 qui ont précédé la rédaction de l’évangile de Marc.
La tragédie n’est pas morte avec le Christ, mais faut-il s’y complaire? L’épisode de la tempête sur le lac de Tibériade rappelle le contraire. Accepter le tragique n’est pas crier à la tragédie face aux épreuves. La version de Marc (Marc 4, 35-41) est d’ailleurs pleine d’ironie et constitue une véritable semonce pour le disciple et pour le lecteur. Jésus dort – la mention de l’oreiller sur lequel sa tête est posée crée un contraste presque plaisant avec l’agitation des disciples qui se croient perdus avant l’heure – conclusion hâtive, pessimiste cette fois-ci. On trouve là l’antidote contre l’attitude de tragédien qui peut nous guetter tous. Donner sa juste place à la tragédie suppose aussi d’accepter de ne pas conclure trop vite.
La possibilité du pire
Le tragique comme possibilité du pire et la tragédie comme sa réalisation ne sont pas morts sous les coups de l’espérance chrétienne. Peut-être devons-nous apprendre à voir la place du tragique, ou ce que Philippe Lefebvre appelle dans son article «le chemin des justes» d’après plusieurs modèles bibliques. L’enjeu n’est pas d’inventer une tragédie, mais de voir qu’elle peut se dérouler et de ne pas craindre d’en être parfois les acteurs ou les figurants. De ce constat peut apparaître une forme de «gloire». On pourrait discerner plusieurs champs d’application.
Le premier est le plan de la morale individuelle. Péter Szondi l’a remarqué en analysant les philosophies allemandes du tragique: «Dans l’espace chrétien, le tragique du destin de l’Antiquité se transforme en tragique de l’individualité et de la conscience.» Le rejet d’une «pastorale de la peur» (Jean Delumeau) commence à peine à être situé dans son contexte historique ; il doit permettre de mieux comprendre comment présenter aujourd’hui la possibilité du pire: que l’homme refuse le salut. Le paradis où «on ira tous» relève de la chanson. Je ne veux pas préjuger du salut des autres, mais je peux m’interdire de conclure formellement sur le mien avant que tout ne soit fini. La fin bienheureuse est une possibilité réelle, mais tient à une chose sur laquelle notre liberté n’est pas toute-puissante: le péché. Ce tragique est plus intérieur sans nul doute.
Le second serait celui des institutions dans l’histoire. La récente explosion du nombre de signalements de cas d’abus sexuels ou d’abus de pouvoir au sein de l’Église catholique mérite qu’on fasse une place à l’amertume et à la déception sans se hâter de conclure. La place laissée au tragique est le remède au triomphalisme et à la suffisance. Ici, l’épisode de la barque dans la tempête est essentiel: on peut crier à la tragédie alors qu’il n’y a pas de raison de s’inquiéter pour soi; on peut aussi savoir que le bateau est proche de chavirer à cause de ses propres manquements.
L’enjeu est de libérer le temps de notre emprise: connaître la fin du temps ne signifie pas que nous devrions considérer que l’histoire est finie; les temps sont accomplis, mais le temps ne s’est pas arrêté. Il y a un moment tragique qui s’impose et qui amène la vie. La faute de Saül, pour le dramaturge Jean de la Taille (Saül furieux, 1572), est tout particulièrement un défaut de «patience»: le mot n’a pas le sens actuel d’acceptation polie, silencieuse ou passive. Il signifie que Saül pèche de n’avoir pas voulu éprouver ou endurer (patior en latin) le tragique. La forme esthétique de la tragédie qui met en scène le temps dans l’intrigue et sa représentation est à même de faire penser la patience.
Le troisième plan d’application serait celui de la miséricorde: préserver la possibilité du pire est sans doute une manière de se prémunir d’une surdité aux souffrances. Car la miséricorde même comporte son lot de souffrances; elle a un coût. À trop bien connaître le mot de la fin, nous sommes trop tentés d’avoir le fin mot de toute conversation. Avoir le sens de la tragédie peut apprendre à rester figurant à chaque fois que cela le requiert.
Sans que nous devions prétendre à jouer un rôle, un certain sens de la tragédie doit nous pousser à accepter pour un temps certains scandales, certains paradoxes ou certaines contradictions apparentes. Le mystère de la croix glorieuse est aussi celui du moment tragique, celui d’une expérience qui s’inscrit dans la durée qu’on ne saurait éluder. La certitude de la résurrection ne doit pas nécessairement aplanir la vision de l’existence ou de l’histoire mais plutôt laisser place à ses contradictions; Balthasar le dit à sa façon:
La croix du Christ ne pourra jamais entrer dans une synthèse à titre d’élément: car elle représente l’extrême et tragique contradiction de l’existence face aux dieux, face au Dieu vivant; extrême et tragique contradiction de l’existence face aux dieux, face au Dieu vivant; extrême et tragique contradiction à laquelle le Grec a dit oui en sa liturgie et pour laquelle le chrétien se croit trop bon. [Note: C’est-à-dire pense avoir donné congé au tragique dans son existence rachetée.]
Personne ne saurait «y couper». La gloire passe par la croix: intuition fondamentale de Balthasar d’ordre à la fois théologique et esthétique. Penser la croix doit permettre de mieux trouver la gloire.
Ces perspectives ne sont pas pessimistes: la tragédie réside dans le fait de vouloir fuir le tragique pour Œdipe comme pour les personnages du Dialogue des carmélites. Or nous sommes encore dans un mo- ment tragique. L’Église qui fuirait la tragédie en se croyant rachetée s’en approcherait d’autant plus; notre histoire personnelle de salut est faite de ces refus du tragique eux-mêmes tragiques. La possible discordance entre la trame de nos existences et l’histoire du salut peut elle-même être perçue comme tragique. Reconnaître cette dimension comme possible revient aussi à ouvrir la possibilité de s’en libérer.
Le moment tragique n’est pas une simple parenthèse et nous y sommes souvent déjà plongés. Paul, dans la Lettre aux Hébreux, en s’adressant aux communautés récemment éprouvées par les persécutions, fait toute la place à un moment de la vie des nouveaux baptisés, traînés au cirque, victimes ou spectateurs d’un triste spectacle: tantôt «donnés en spectacle [theatrizomenoi]», tantôt «solidaires de ceux qu’on traitait ainsi », les chrétiens peuvent a posteriori voir un aboutissement qu’ils ne percevaient peut-être que confusément, quelle que soit leur foi. L’assurance à laquelle invite Paul dans ce passage cité en épigraphe montre la place de l’échec apparent ou réellement possible au milieu même de la certitude du rachat.
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