In memoriam Thomas Levergood, ce qu'il a vu et ce qu'il a fait voir

C’est en entendant le récit de la naissance de Communio que Thomas Levergood (1962 - 2021) fonda le Lumen Christi Institute qui permit de proposer une pensée catholique rigoureuse au sein de l’université de Chicago.

On ne pouvait pas ne pas le remarquer. Aussi le remarquai-je aussitôt lors de mon premier séminaire à l’université de Chicago, dans une salle de cours du Philosophy Department (salle Classics 110 sans doute), assis au dernier rang, un peu, je crois, à l’écart. On ne pouvait en effet pas ne pas remarquer sa stature, presque aussi large que haut, costaud (comme Obélix, « enveloppé » plutôt qu’ épais), que surmontait un visage carré, encadré d’une couronne de cheveux et de barbe brun-roux (mélange du capitaine Haddock et du professeur Philip Mortimer). Le regard, vif mais parfois comme absent, en retrait et retourné sur l’âme, laissait deviner de rapides pensées par des sourires entendus ; parfois il éclatait d’un rire soudain qui trahissait qu’une idée lui était venue, qu’il se gardait pour lui seul et qu’on ne pouvait que deviner. Il tranchait sur le reste des étudiants, plus futiles ou trop sérieux, bons élèves montés en graine ou arrivistes déjà conformés à un destin étroitement académique. Visiblement, il venait de plus loin que les autres et se destinait sans aucun doute vers d’autres ailleurs.

Bien entendu, je ne savais pas lesquels, et je voulais bien sûr l’encourager à entrer dans le programme doctoral classique, d’autant que je découvrais qu’il avait étudié (et enseigné) assez longuement à Berlin et Paris où il avait appris l’allemand et le français à un très bon niveau, cas fort rare aux U.S.A., et que son éducation classique surpassait largement la moyenne de ses condisciples. Nous en arrivâmes assez vite à fumer des pipes ensemble, faire la tournée des restaurants et à vider des chopines de bière, puis de vin français. Il m’interrogeait fort sur mon histoire personnelle, de Montmartre à la rue d’Ulm, de Monseigneur Charles au cardinal Lustiger, de Résurrection à Communio. Il admettait Lubac et Balthasar, tolérait difficilement ce qu’il imaginait d’anti-thomisme dans Dieu sans l’être (qui venait d’être traduit en américain et soulevait, comme à chaque nouvelle traduction, les habituelles controverses). Bref il se tourmentait fort sur le rapport entre le néo-thomisme et la « nouvelle théologie ». Mais, je le compris vite, il ne s’agissait pas là du conservatisme méfiant envers les innovations « continentales », si courant chez les catholiques d’outre-Atlantique. Il s’agissait de l’inquiétude d’un converti : d’abord de l’athéisme ou indifférence
soixante-huitarde de sa jeunesse canadienne et vaguement hippie, [...]

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