Entre la vie et la mort : la réanimation _

Docteur X
Mourir - n°2 Novembre - Décembre 1975 - Page n° 61

LA limite entre la vie et la mort est difficile à fixer. Le médecin est pourtant obligé de s'y tenir, surtout quand il est, comme moi, anesthésiste réanimateur.

Tout l'article est joint.

 Il me faut bien, comme mes collègues, prendre assez souvent une responsabilité dramatique. Dois je, ou non, réanimer? Dois je, ou non, soulager le malade même en abrégeant sa vie?

 

Au risque de schématiser à outrance, il faut, pour parler sans passion et avec le minimum de clarté, distinguer trois cas de réanimation où les possibilités techniques créent autant de problèmes différents:

 

(1) le nouveau né en état de détresse;

(2) l'adulte (ou l'enfant déjà grand) malade ou accidenté;

(3) le vieillard en « maladie terminale » ou le patient médicalement condamné.

 

 

Un conflit insoluble

 

La mort du nouveau né n'est pas celle de l'enfant ou de l'adulte. Elle frappe un être sans passé, qui n'est lié à sa famille que par des sentiments à sens unique, des parents à l'enfant. La mort détruit des possibilités. Elle n'interrompt pas une histoire ni des souvenirs.

 

On remarque en ce moment une curieuse évolution des idées : d'une part la pratique de l'avortement diminue, consciemment ou non, la valeur de la vie. Si on l'admet, c'est que la vie n'est plus sacrée, et que toutes les vies ne se valent pas. Mais d'autre part, la pratique de la contraception (p.61) permet de n'avoir que des enfants désirés. On attache alors beaucoup plus de prix à la vie de l'enfant déjà né. La vie n'est plus sacrée, mais elle est plus personnalisée...

 

Quelques éclaircissements techniques aideront à comprendre le drame de la réanimation du nouveau né. Deux groupes extrêmes ne posent guère de problème : ceux dont l'espoir de vie est nul ou très faible; et, à l'opposé, ceux dont on voit bien que des gestes simples permettront la « récupération » sans séquelles. Le choix est alors simple.

 

Le troisième groupe est plus délicat. Il s'agit des enfants dont le médecin peut espérer sauver la vie physique, mais peut être au prix de séquelles cérébrales irrémédiables. Or nous ne disposons pas actuellement d'un critère absolu permettant de prévoir si le cerveau sera lésé et dans quelle mesure. La « science » est muette. On voit le dilemme devant lequel je suis souvent placé : si je réanime, je risque de faire revenir à la vie un enfant qui sera diminué intellectuellement ou physiquement (ou les deux); si je ne réanime pas, je risque de laisser mourir un enfant qui aurait pu devenir normal.

 

Ce choix crucial, je suis seul à le faire. Car il faut agir très vite. Et qui consulter? Les autres médecins sont aussi perplexes que moi. Les parents? Je ne puis leur donner en quelques minutes les renseignements techniques nécessaires. Et sont ils à même de se décider lucidement? Ne parlons même pas de l'incompétence, de l'émotion : la famille a parfois des critères peu reluisants (l'enfant peut être gênant, coûteux, ou au contraire avantageux ... ). L'enfant lui même est incapable de répondre. Et même s'il le pouvait, son avis serait il le dernier recours? Peut être la souffrance du moment lui ferait elle demander la mort? Peut être l'instinct de conservation lui ferait il demander la vie? Le problème proprement médical ne serait pas pour autant correctement résolu. On le voit bien dans le cas n' 2, celui de l'adulte accidenté. Les proches paniquent, et le patient, dans l'hypothèse où il peut s'exprimer, ne peut qu , exceptionnellement mesurer les conséquences de sa décision. Sur quoi donc s'appuyer ?

 

Un voyage en Chine m'a à la fois inquiété et éclairé à ce sujet : dans une maternité de Pékin, les décisions sur la réanimation des nouveaux nés sont prises (ou du moins contrôlées) non par les parents, ni par le médecin, mais par un « comité révolutionnaire » (avec le classique paysan et l'inévitable soldat en compagnie de l'ouvrier de service). J'ai été inquiété : la décision de vie ou de mort appartient à la société, « monstre froid ». Mais j'ai été également intéressé, parce que la responsabilité de réanimer ou non était collective. Je m'explique : si je réanime un enfant qui se révélera ensuite gravement diminué physiquement, et surtout intellectuellement,(p.62) qui en supportera les conséquences? On admet aujourd'hui qu'il vaut parfois mieux qu'un enfant débile ne demeure pas dans sa famille, où il peut causer des troubles profonds chez les parents et chez les autres enfants. Dans ce cas, c'est à la société qu'il faut s'adresser pour assurer une éducation dans un centre spécialisé. Autant qu'aux parents, plus qu'à la « science », c'est à la société de m'aider, puisque c'est elle qui supportera les conséquences du choix, et d'abord au plan financier. Mais notre société préfère payer et se taire. Elle n'a pas les moyens de me dire quoi que ce soit...

 

Dans ces conditions, au moment de choisir, seul, j'entrevois les répercussions pour la famille, la responsabilité exclusivement matérielle que prendra la collectivité; je vois aussi qu'il s'agit de nouveaux nés sans histoire explicite qui les caractérise. Je prends donc souvent, dans le doute, la décision inverse de celle que j'ai longtemps prise : je réanime moins souvent que cela serait techniquement possible. Je sais très bien que ce n'est qu'un pis aller. J'en mesure le caractère choquant. Mais tant qu'on restera dans le vague et l'irresponsabilité, on me contraindra à cette attitude. Tant que l'ensemble du corps social n'exercera pas sa responsabilité radicale (s'engager à la place de la famille, ou du moins à son côté, à assumer une existence défavorisée), je pourrai refuser d'imposer à une famille qui ne le supporterait ni matériellement, ni moralement, l'épreuve d'élever un enfant très diminué. Mais la vraie raison qui me contraint à prendre cette option qui ne me satisfait pas, qui me révolte même, c'est que je n'ai pas de critère valable pour décider de ce que c'est qu'une vie, pour la reconnaître et la respecter.

 

L'examen rapide des conditions dans lesquelles se posent les cas n° 1 et 2 soulève immédiatement, on le voit, le problème des critères de la réanimation. La question exige d'être traitée, avant même qu'on vienne (plus bas) au cas n° 3, dont les difficultés seront alors partiellement résolues.

 

Les critères de la réanimation

 

Quand donc faut il entreprendre ou poursuivre une réanimation ? La vie qui en résultera sera-t-elle une vie humaine? Quels critères donner d'une vie proprement humaine ? Beaucoup sont à exclure d'emblée. L'aspect physique (beauté, difformité) est parfaitement subjectif, arbitraire, et a mené au pire. Faut il se demander si une vie sera « vivable »? Mais certains individus, aidés par de bonnes conditions ambiantes, ou par une grande force de caractère, s'accommodent des pires handicaps physiques. Peut on utiliser le Q.I. (quotient intellectuel)? Certains y voient un (p.63) critère objectif et contrôlable. Pourtant, même si c'était vrai, on devine instinctivement l'escroquerie : la valeur d'un individu ne se mesure pas à sa puissance intellectuelle. D'autres facteurs peuvent intervenir : les relations proprement humaines, le sens esthétique, voire l'aptitude à la contemplation et à la méditation. Se limiter au critère du Q.I. c'est opérer une sorte de sélection technocratique, c'est identifier l'homme à la production de messages et à la transmission d'informations.

 

Aucun de ces critères ne convient donc. Il faut en chercher d'autres. Et avant tout, il faut se demander : critère de quelle sorte de vie ? La réanimation technique suppose une définition purement biologique (au sens le plus étroit du terme) de la vie. Elle ne cherche qu'un minimum. Mais un minimum n'est pas toute la vie humaine. Il est au contraire bien en deçà d'une vie proprement humaine. D'où le problème : le minimum biologique peut être obtenu artificiellement; mais sur cette base, certains patients pourront recouvrer la totalité ou presque de leur personnalité, tandis que d'autres ne le pourront pas. Cette récupération de la personnalité, nous l'appelons « vie humaine », et c'est elle qui permet, après coup, de dire que la réanimation est réussie et devait donc être tentée. On le voit : le critère de la réanimation se situe au delà de la réanimation. Et pour cette raison simple que la vie humaine, avec toutes ses dimensions, est au delà de la vie purement biologique que produit la réanimation.

 

Le problème se complique de nos jours, parce que les moyens techniques de la réanimation sont de plus en plus perfectionnés. Les prétendus « Miracles de la technique » posent aux médecins des problèmes déontologiques de plus en plus aigus : on peut en effet de plus en plus facilement ramener le malade au minimum biologique. Les patients les plus diversement atteints sont ainsi mis sur le même plan. Les cas douteux s'en trouvent multipliés, et 1e médecin qui doit choisir est démuni pour les résoudre vraiment, car lies critères biologiques de sélection ont été éliminés. La « sélection naturelle » (dont il ne s'agit nullement ici de faire l'apologie) tranchait de Fait les situations inextricables. Par exemple, on commence à s'apercevoir que certaines femmes, guéries d'une stérilité naturelle, ne mettent au monde que des enfants gravement handicapés. La stérilité n'était donc pas seulement une maladie. Elle corrigeait une incapacité plus profonde à la procréation saine, en l'interdisant. La question reste t elle, donc insoluble ? Je voudrais proposer à l'examen, avec timidité et prudence, un critère de la vie proprement humaine. Le critère pour entreprendre la réanimation serait (est souvent dans mon cas personnel) la possibilité d'aimer du sujet. Qu'on me comprenne bien : je ne cherche pas le critère de l'humain dans la relation à autrui, qui ne saurait faire devenir véritablement humain, même si elle en est d'ordinaire (p.64)le signe. Je dis : possibilité d'aimer, possibilité non encore achevée, et non réalité constatable. Qui peut d'ailleurs, à la limite, constater valablement la réalité de l'amour, si ce n'est Dieu ? Aimer implique qu'on est biologiquement viable, mais aussi qu'on a le minimum de conscience suffisant pour rendre possible un rapport au monde et à autrui, donc la possibilité d'un choix, d'une liberté. Je dis aussi possibilité d'aimer, et non pas seulement d'être aimé, possibilité d'agir et non pas de recevoir exclusivement, possibilité en dernière analyse de poser un acte de charité.

 

Je ne peux pas formuler ce critère de manière rigoureuse. Je sais que ce que j'avance est encore vague. D'abord, je ne suis pas philosophe ni théologien. Ensuite, comment définir l'indéfinissable : l'amour, la liberté, la personne? Le critère que je viens de proposer ne vise pas à porter des jugements sur des cas uniquement médicaux. Il laisse transparaître dans le sujet médical non plus seulement un objet de traitement, mais la personne profonde, que masquent souvent et la maladie et la thérapeutique. Si on en est là, c'est parce que, depuis trente ans, nous avons préféré nous laisser aveugler par les « miracles de la science et de la technique ». Nous avons cru pouvoir faire, à grands frais de recherches et de mise en oeuvre spectaculaire de solutions apparemment miraculeuses, l'économie d'une morale, d'une conception de l'homme et de la vie humaine.

 

Cependant, la définition de la vie humaine par la possibilité d'aimer n'a rien de métaphysique. Ce critère invite à caractériser la vie que viserait la réanimation par l'ensemble des conditions (biologiques, psychosomatiques, etc.) qui n'interdisent pas un acte d'amour.

 

Il y aurait encore beaucoup à dire, en particulier que le seuil se trouve sûrement beaucoup plus bas qu'on ne le croit. On le voit chez les détenus des camps de concentration, ou chez les débiles profonds. Mais cela suffit comme hypothèse de travail. Bien sûr, je ne peux transcrire cette possibilité d'aimer dans la rigueur de critères médicalement constatables. Mais ce que je conteste ici, c'est que l'humanité profonde du patient soit observable en un sens clinique. La question n'est insoluble à l'heure actuelle que parce qu'elle est mal posée. Faudrait il en arriver à soutenir que le médecin doit avoir un rapport non exclusivement médical au malade, et d'autant plus que le cas semble plus grave ? Peut être bien. Là aussi, la question reste ouverte [[Là encore, il est difficile de trancher : parfois, la prolongation d'un état comateux n'exclut pas « une certaine vie mentale » (Professeur Lhermitte, à propos d'un cas à Lyon), Même si le patient a été définitivement privé de la vie cérébrale (cf. en ce moment le cas de Karen Quinlan aux U.S.A., évoqué dans La Croix, 20 octobre 1975, p. 13).]]. Mais il est essentiel que l'on commence à réfléchir dans cette voie.

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Reste le cas no 3, celui de la maladie terminale (et souvent interminable) du vieillard. Des dilemmes se posent alors, en termes du genre : « Doit on, ou non, arrêter la respiration artificielle, ou bien le monitoring cardiaque ? Doit on, ou non, continuer les perfusions intraveineuses ? Doit on, ou non, administrer des calmants qui peuvent abréger la vie du malade ? » Je remarque tout de suite que, dans le cas présent, au contraire des deux autres, le patient est encore (provisoirement) conscient. Il s'agit donc d'un « colloque singulier » du malade au médecin, plus profond et délicat en même temps que la discussion indirecte du médecin avec la famille (cas no 1 et 2). C'est à dire que la situation présente, parce que plus « naturelle » (un homme conscient devant sa mort « normale »), peut nous permettre d'envisager plus clairement les questions des deux précédentes situations. C'est pourquoi, compte tenu de tout ce qui précède, je pose nettement deux principes.

 

1) la souffrance physique très vive et continue rend absolument impossible la moindre dissertation sur la vie et la mort. Il faut n'avoir jamais vu souffrir un homme, des jours et des semaines durant, sans le moindre répit, pour oser postuler sans rire qu'il lui faut « transformer un échec biologique subi en acte d'amour suprême et volontaire ». Car l'homme qui souffre ainsi, devenant simple existence biologique contrariée, n'est plus en état de transformer quoi que ce soit. Le support biologique défaillant rend impossible son dépassement. Que devons nous, médecins, faire ici? Calmer la douleur par tous les moyens (physiques, physiologiques, médicamenteux). Le rôle du médecin, rôle superbe et sacré, consiste alors à soulager la souffrance, pour que l'homme, redevenu lui même, dépassant sa simple vie biologique menacée, puisse voir venir la mort, afin (éventuellement) de l'accepter, voire de l'inclure dans un acte d'amour. Calmer la douleur peut avoir pour conséquence de hâter la mort. Mais il faut bien distinguer ici : hâter la mort de la vie biologique constitue un moindre mal (surtout si elle ne peut plus être évitée), que de laisser s'obscurcir la vie humaine, le lieu conscient et libre de l'amour. Il n'y a même pas conflit des devoirs, puisque le premier devoir du médecin, C'est de permettre à son malade de mourir comme un homme (avec sa conscience), et de lui éviter de terminer biologiquement sa vie biologique. Le langage populaire distingue justement entre mourir et crever. Nous retrouvons dans la mort du vieillard (cas no 3) la même conclusion que dans la vie du réanimé (cas no 1 et 2) : le but est de retrouver ou de maintenir la vie proprement humaine et elle seule.

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2) pour la même raison, je m'élève contre les abus thérapeutiques auxquels se livrent certains réanimateurs qui prolongent artificiellement et douloureusement la vie biologique d'un malade, sans autres considérations. Il y a un abus de pouvoir intolérable, souvent doublé de terrorisme intellectuel, à imposer au malade une réanimation douloureuse et sans issue : au lieu d'aider à mourir un homme, on réquisitionne de force (pourrait on dire) son corps pour y prolonger un processus biologique qui n'a de vie que le nom. Finalement, les partisans de l'euthanasie et ceux de la vie à tout prix s'accordent sur un point fondamental et très contestable : la définition de la vie comme processus biologique. Pour les uns, puisque la vie se résume à un processus biologique, la force ou la faiblesse de celui ci constitue le critère de toute vie. Pour les autres, puisque la vie se résume à un processus biologique, son maintien à tout prix peut s'enorgueillir du beau nom de « respect de la vie ».

 

Quant à l'euthanasie elle même, il faut ajouter que donner positivement la mort n'est jamais admissible, sous aucun prétexte. Mais laisser mourir n'équivaut pas toujours à donner la mort. La seule véritable question médicale serait en effet : quand faut il laisser mourir, c'est à dire ne plus utiliser tous les recours techniques possibles? Il peut être bon, et donc permis, mais pas toujours, de laisser mourir. L'infinie variété des cas concrets interdit, au moins pour l'instant, la définition de critères universels. Mais il faut souligner que, si dans certaines situations on en vient à envisager l'euthanasie (donner positivement la mort), c'est parce que, dans un état antérieur de la maladie, l'abus de moyens techniques a maintenu ou produit une vie biologiquement artificielle chez celui qu'il aurait peut être mieux valu laisser mourir sa « belle mort ».

 

La vraie question me semble donc être : comment permettre d'avoir une mort humaine, c' est à dire de vivre le mieux possible son dernier acte, mourir, dont le support biologique n'est que l'occasion? Comment permettre au patient de « se voir mourir » ? L'espace d'une mort humaine coïncide pour le médecin réanimateur avec celui d'une vie humaine. Mais à nouveau : qu'est ce qui est ainsi humain?

 

Notre question de départ était déontologique. Notre interrogation finale demanderait si, puisque la vie humaine se définit peut être par la capacité d'amour, la réponse à la question, ou simplement sa formulation correcte, n'exige pas que l'on approfondisse ce que « capacité d'amour » veut dire. C'est pourquoi je cède la parole aux théologiens, pour voir s'ils peuvent M'aider. Car nous en avons besoin, et d'urgence.

L'auteur de cet article est un médecin anesthésiste. Il a souhaité garder l'anonymat. D'abord parce que, sur sa demande, son texte a été revu par la rédaction, à partir d'entretiens plus développés. Ensuite parce que la difficulté des problèmes soulevés et l'abrupt de certaines positions invitent à une discrétion sans polémique. Nous avons fait droit à ce désir, et soulignons d'autant plus que cet article doit être lu comme il a été médité : comme une recherche, et non comme un énoncé de thèses.

 Docteur X


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