Jacques MADAULE
Appartenir à l'Eglise
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n°5
Mai - Juin
1976 - Page n° 85
Comment le jeune Mauriac éprouvait, entre les pins des Landes et la maison bordelaise, le mystère de la grâce.
Tout l'article est joint.
NOUS préludons ici à un colloque [[Ce texte est la contribution de M. Jacques Madaule à « l'hommage solennel ; rendu à François Mauriac, en octobre 1975, à l'occasion du 90° anniversaire de la naissance de l'écrivain.]] où tous les rapprochements possibles entre Mauriac et ceux qui le côtoyèrent à un moment quelconque de sa vie vont être largement évoqués. Il n'était. guère possible de remonter plus haut, jusqu'à Pascal et à Racine, par exemple. Je regrette cependant qu'on n'ait pas fait une exception pour Maurice de Guérin, car ce frère si lointain et si proche eût peut-être été le meilleur introducteur à ce que j'ai nommé, faute de termes plus adéquats, l'univers' catholique de François Mauriac. L'enfant du Cayla et le fils des Landes s'y donnent la main, à un siècle de distance. Si différents que fussent leurs milieux respectifs, il y avait entre eux une.profonde analogie, que Mauriac a très bien sentie et qu'il lui est arrivé d'exprimer plus heureusement que je ne saurais le faire.
Quel rapport, me direz-vous, entre cette noblesse besogneuse et bornée du Gaillacois sous la Restauration et la bourgeoisie landaise de Bordeaux, solidement assise sur le bois de pin, sous la Troisième République ? La place éminente que la religion catholique, dans ce qu'elle avait de plus ferme en apparence et de plus traditionnel en tout cas, tenait ici et là. Les fenêtres du Cayla étaient orientées vers le clocher d'Andillac et les cloches de l'église voisine ponctuaient les heures de la maison bordelaise ou de la résidence landaise. Partout la religion était là comme un élément auquel il n'était pas question d'échapper. Mauriac a su dès l'origine, et il le dit maintes fois, qu'il n'échapperait pas à la religion de sa naissance, quoi qu'il puisse faire, parce qu'elle n'était pas pour lui de l'ordre du choix.
Il a vécu parmi des convertis plus ou moins illustres, qui avaient choisi d'être catholiques. Mais lui, pas plus que Bernanos, n'avait eu ce choix à (p.85) faire. On avait choisi pour lui une fois pour toutes. Il n'était pas question qu'un fils Mauriac ne fût point catholique. Sans doute son père, qu'il a peu connu, était-il plus ou moins incrédule. Il y avait là une autre tradition et parfois Mauriac l'a sentie murmurer en lui. Mais il ne s'y est point attaché. Elle lui a servi tout au plus à comprendre ses amis incroyants, à savoir leur parler mieux que d'autres. Je cueille presque au hasard dans Commencements d'une vie ceci : « A l'intérieur de cette muraille de Chine qui entourait pour moi la Guyenne et la séparait du reste de l'univers, le catholicisme délimitait un autre monde hors duquel j'eusse perdu le souffle.
C'est de là que je veux partir aujourd'hui, de cette constatation toute simple, car il me semble que nous saisissons ici Mauriac par le centre. Dans le milieu où il est né, où il a reçu ses premières impressions, celles précisément qui sont ineffaçables, le catholicisme ne faisait pas question. Même les incrédules comme le père de Mauriac devaient être récupérés à la fin, à l'heure du grand passage. C'était là une des certitudes les plus solides, les plus inébranlables des femmes qui ont fait la première éducation de Mauriac. Elles priaient pour cela, pour que la grâce de la persévérance finale fût faite à ces hommes légers, un peu volages, qui hantent le dehors pendant que leurs femmes conservent et entretiennent la sainte flamme du foyer. Il arrive à ces maris de vivre peu, comme le père de Mauriac, et alors la mère devient pour de très longues années souveraine. Telle est la situation du Mystère Frontenac, le plus autobiographique des romans de Mauriac, à peine un roman. En fait la certitude dont je viens de parler était plutôt une espérance. Mais, dans le catholicisme que je suis en train d'évoquer, il est parfois malaisé de distinguer la foi et l'espérance d'une certitude. On est tout entouré de puissances invisibles, qui ne veulent que votre salut, et non point votre perte. Comment résisterait-on à la ferveur et à la persévérance de cette prière ?
Le catholicisme, ses fêtes, ses cérémonies qui ponctuent les heures du jour et les saisons de l'année, est aussi naturel que ces heures et ces saisons elles-mêmes. Le Mardi-Gras, le Mercredi des Cendres, l'Assomption et la Toussaint rythment l'année naturelle aussi bien que l'année liturgique. Je ne saurais trop insister ici, au risque d'être paradoxal, sur le caractère naturel de ce catholicisme-là. Il y a bien une chose surprenante, c'est que tout le monde n'ait pas la foi ; que, par exemple, de mauvaises gens à Bordeaux, célèbrent le Mardi-Gras le jour du Mercredi des Cendres pour donner à leurs déguisements indécents un caractère blasphématoire. Mais les gens pieux tirent de cette situation déplorable la satisfaction profonde d'être, eux du moins, du bon côté. « Soyez béni, mon Dieu, de ce que je ne suis pas comme cet homme... «. Le pharisaïsme est inévitable dans un catholicisme aussi établi. L'auteur de La Pharisienne s'en est souvenu toute sa vie.
Ce qu'il y a d'exceptionnel chez l'enfant Mauriac, c'est qu'il a vu tout ce qu'il ne devait pas voir, entendu tout ce qu'il ne devait pas entendre. C'est ainsi qu'il est devenu Mauriac, ce Mauriac dont on pourrait dire, si l'enfance était une maladie, qu'il n'a jamais guéri de son enfance. D'autres ont dit qu'il n'avait jamais guéri de son adolescence, mais il faut aller plus loin et plus profond.
Dans Ce que je crois, il a écrit : « La dévotion à la Vierge chez le catholique est pour une part liée à cette certitude d'une présence occulte, d'un (p.86) rôdeur qu'il importe de tenir éloigné. Ce que j'écris ici me fera taxer d'infantilisme, je le crains... Mais qu'y puis-je ? Et si la vérité était enfantine, en effet ? Si, comme Rimbaud en a eu l'intuition, elle nous entourait, cette vérité, « avec ses anges pleurant « ? Si Claudel ne s'était pas trompé, ce dimanche de Noël, lorsqu'il pressentit « l'éternelle enfance de Dieu « ? Que de fois l'ai-je ressentie moi-même, à la messe, devant un enfant qui revenait de communier ! Que le Christ soit à la mesure du cosmos, je le veux bien et je m'en désintéresse : mais qu'il vive dans cet enfant agenouillé devant moi, dont j'aperçois la nuque mince, et qu'il se confonde avec lui, et qu'il soit lié à ce petit d'homme par une ressemblance qu'un adulte a peine à concevoir, c'est la vérité incroyable à laquelle je crois et qui me bouleverse ».
J'aurais pu citer bien d'autres textes, mais je pourrais aussi me borner à commenter celui-ci, car tout y est dit ou presque. L'essentiel dans tous les cas. Il s'agissait du démon. C'est le titre de ce chapitre VII. Mauriac répugnait un tout petit peu à y croire, à se le représenter en tout cas comme autre chose qu'un symbole commode, mais quelqu'un, après tout. Mais comment s'explique autrement la coexistence de deux mondes ennemis : celui des enfants de Dieu et celui de ses ennemis, de ces gens qui semblent préférer le mal et le non-être, et dont l'enfant a dû prendre conscience très jeune ?
LA vie d'un jeune bourgeois catholique de Bordeaux à la fin du siècle dernier comprenait deux saisons bien distinctes : l'été, où l'on vit à la campagne dans la liberté ; et l'hiver que l'on passe à la ville entre des maisons austères et fermées et le Collège. Pour Mauriac, il s'agissait du Grand Lebrun, un collège catholique, bien sûr, tenu par les frères maristes. On passait ainsi d'un lieu clos à un autre lieu clos, où l'enfant devait être aussi bien préservé que possible des influences délétères. Mais comme il est difficile d'aveugler toutes les brèches et même de les connaître ! Les mères, ces maîtresses femmes, ont parfois elles-mêmes des faiblesses. Pourquoi, par exemple, Mme Désaymeries dans Le Mal accueille-t-elle sans défiance chez elle la dangereuse Fanny ? Quand le mal est fait, il est déjà trop tard. L'enfant qui entend et qui voit tout dans une famille entend et voit bien des choses qu'il lui vaudrait beaucoup mieux ni voir, ni entendre, car aucune famille n'est impeccable. Rien ne l'est dans ce monde de la Chute, et pas davantage le collège, où l'on a beau prendre mille précautions, on n'empêche pas la brebis galeuse de se mêler aux brebis saines et de les contaminer. Et que dire de la rue et des spectacles qu'elle offre ? On ne peut pourtant pas l'éviter. Il faut affronter le dehors.
Mais c'est à la campagne, dans les Landes ancestrales, que le danger, tout invisible, est pourtant le plus redoutable. Nous sommes tout près ici du Centaure guérinien qui éclôt merveilleusement dans l'âme en apparence sans tache d'un élève du Caousou de Toulouse, chez les Jésuites, au début de l'autre siècle. De Mauriac je dirai qu'il est véritablement le fils de la terre. Ce n'est pas à Bordeaux qu'il a vraiment vécu au cours de ses jeunes années, mais dans les Landes brûlées par la canicule, où il passait ses (p.87) discrètement dans la forêt ; partout le grondement du tonnerre, la crainte de l'incendie, l'air qui passe lentement au-dessus des cimes ; l'air qui vient de l'Océan si proche et pourtant dissimulé par les dunes. C'est un paysage unique au monde par sa monotonie et par sa grandeur. Là, et là seulement, il me semble, l'enfant Mauriac retrouvait une autre réalité.
La ville était peut-être partagée entre le Bien et le Mal. Mais à la campagne, dans les Landes, on est confronté à une tout autre réalité. Jusqu'à présent, parlant du catholicisme que Mauriac avait respiré dès l'heure de sa naissance, j'ai dit qu'il était dans ce cas-là, naturel. Il était une réalité sociale au même titre qu'un certain nombre d'autres. L'enfant se bornait à la constater sans avoir à la discuter. Il y avait les bons et les mauvais, ceux qui pèchent joyeusement (du moins on le suppose) et ceux qui s'efforcent de ne pas pécher ; mais tous, d'une certaine façon, faisaient partie de la nature. C'était ainsi. Mais ici, dans les Landes, on rencontre tout autre chose : non plus une nature sociale et policée, mais une nature vierge et sauvage. Plus brièvement, et avec une majuscule : la Nature tout court, celle qui, d'une certaine façon, s'oppose à la Grâce ou plutôt l'ignore, car elle était bien avant la Grâce, que le Verbe incarné est venu enraciner dans ce monde.
Ici l'émoi du jeune François Mauriac rejoint celui de Maurice de Guérin dans les bois de chênes du Cayla, la découverte frémissante au sortir du Caousou, parmi les femmes pieuses, du Centaure et de la Bacchante. De même dans la forêt de pins François Mauriac respire le sang d'Atys.
Il est un homme de cette terre. Ses plus profondes racines sont ici et lorsqu'il touche le sol, lorsqu'il respire l'odeur balsamique de la résine exaltée par la chaleur, lorsqu'il sent autour de lui sourdre la vie de toute part, une vie obscure, tenace, innombrable ; quand le soulèvement de sa poitrine, le bouillonnement de son jeune sang répondent à tous ces appels, alors il lui semble qu'il touche un autre univers, celui contre quoi on ne cesse de le mettre en garde depuis sa naissance, contre quoi sont élevées aussi bien les murailles de la maison familiale que celles du Collège, et c'est un univers terriblement enivrant. Il lui est aussi naturel que l'univers catholique, bien qu'il semble en tout le contredire.
NOUS avons besoin des deux yeux pour donner à ce que nous voyons relief et profondeur. Le vrai romancier aussi, il lui faut deux yeux ; il doit voir. les deux faces de la réalité, l'apparence et le fond. C'est en partie pour faciliter les choses que j'ai affecté d'opposer la campagne et la ville, les Landes et Bordeaux. Partout en fait Mauriac a rencontré, liées l'une à l'autre, la Grâce et la Nature. Elles étaient chez les êtres qu'il aimait et qu'il vénérait le plus, ces saintes femmes qui n'étaient pas moins attentives à maintenir le patrimoine qu'à s'assurer le salut. Elles aussi étaient filles de la terre, de cette même terre des Landes où leur enfant éprouvait de si chauds (p.88) et si violents émois et le jeune Mauriac voyait bien qu'en elles aussi la Grâce et la Nature se livraient un combat sans merci. Telle est la dualité fondamentale sur laquelle est bâti l'univers de Mauriac.
Il n'est pas pour autant dualiste. Du dualisme, il se défend assez bien par son refus de s'intéresser au cosmos en tant que tel, par la résistance qu'il oppose, par exemple, à Teilhard. Non, bien sûr, que Teilhard fût en quoi que ce soit dualiste ; mais tout simplement parce qu'il s'efforçait de synthétiser sa foi avec un système du monde, préoccupation tout à fait étrangère à Mauriac, mais fondamentale au contraire chez les gnostiques et qui en a conduit plus d'un au dualisme. Mauriac ne voulait pas voir aussi grand ; cela ne l'intéressait pas. Il peut bien, par exemple, se demander si le démon est un symbole ou un être vraiment personnel ; intituler même un de ses romans Le Mal, mais il ne s'interroge pas sur l'existence du mal dans le monde ; il ne se demande pas—ou guère— pourquoi le Dieu tout-puissant a fait une création aussi imparfaite.
Que le mal ait un visage lui suffit. Or, il n'y a visage que de l'homme et voilà pourquoi, dans le catholicisme de Mauriac, l'humanité de Jésus occupe une place tellement centrale. En ce sens il est bien le fils de ce XVlle siècle français dont Henri Bremond composait la volumineuse histoire pendant que Mauriac, un peu avant la cinquantaine, prenait ses assises définitives, non seulement dans le monde des lettres, mais plus généralement dans la sensibilité française. Or, c'est l'heure où se produit aussi chez nous le mouvement janséniste, dont on peut bien dire qu'il a marqué tout le catholicisme français, sinon jusqu'à nos jours, du moins jusqu'à l'heure où Mauriac atteignit l'âge d'homme. On a beaucoup dit, on a trop 'dit qu'il y avait du jansénisme dans son cas. Ce n'est pas vrai. Il ne suffit pas pour être janséniste de se montrer sensible au conflit de la Nature et de la Grâce. Finalement, chez Mauriac, la Grâce finit presque toujours par l'emporter, et cela n'est pas janséniste. Il est vrai que la Grâce ne prolonge pas, n'achève pas la Nature ; mais plutôt elle la brise. Rien n'est à Mauriac plus cruellement sensible que cette opposition, que ce partage en nous, et c'est là tout son donné de romancier.
Les murailles de Chine n'ont jamais tenu contre la ruée des Barbares. Si protégée que soit la maison familiale, on n'empêche pas les bruits du dehors d'y pénétrer. On abandonne sans méfiance un adolescent à la solitude des pins et il y rencontre les dieux antiques ; il y prend conscience des exigences de sa chair, du désir de toute chair. Lorsqu'il en revient et qu'il lève les yeux sur les siens, il voit et entend des choses étranges, et qui le scandalisent. Par exemple, on écoute religieusement tous les étés dans une humble église perdue au milieu de la forêt l'Evangile du lis des champs, qui est mieux vêtu que Salomon dans toute sa gloire et, quand on rentre chez soi, on n'est préoccupé que d'assurer la solide possession du domaine. Ces femmes pieuses semblent avoir transposé en elles la passion charnelle en passion de la terre. Celle-ci, qui a fondé les fortunes bourgeoises, n'a pas été exorcisée comme l'autre, qui est tellement l'unique péché que tous les autres à côté semblent véniels. Et c'est dans cette atmosphère que fut élevé François Mauriac, par cette atmosphère d'enfance qu'il demeurera jusqu'au bout marqué et qui nous a valu, il faut le dire, une moisson de chefs-d'œuvre. (p.89)
CAR son attitude à l'égard de la chair est double, comme la Nature et la Grâce. Ou plutôt elle est double comme la double nature du Christ lui-même, tout ensemble Fils de Dieu et Fils de l'homme, qui s'est fait chair, chair véritable, et non point apparence ou fantôme, avec toutes les servitudes que cela comporte. Ce mystère de l'Incarnation est le mystère mauriacien par excellence. Sans doute s'impose-t-il à tous les chrétiens, mais tous n'y mettent pas l'accent avec autant de force. On dirait que le XVIIe siècle dévot découvre l'humanité du Christ, l'humanité de Jésus. Ce n'est point par hasard que François Mauriac, qui tient tellement de ce siècle, a osé écrire une Vie de Jésus. Je ne me permettrai pas d'apprécier ici cet ouvrage, qui me paraît l'offrande la plus humble et la plus sincère qu'un écrivain chrétien pouvait faire à l'enfant de la crèche, comme ces santons que sculptaient pour lui autrefois les bergers de Provence. Je veux seulement noter que Mauriac est allé jusque là, et qu'il ne pouvait pas faire autrement, car Jésus est celui qu'il a toujours aimé ; il est cette existence, ce visage auquel François Mauriac a toujours voulu, du plus profond de lui-même, demeurer fidèle.
Voilà pourquoi il avait été tellement troublé dans sa jeunesse par le mouvement moderniste. Plus d'un moderniste mettait en question l'existence humaine de Jésus, son historicité, ce à quoi Mauriac était si passionnément attaché. Il fallait donc élever à cette historicité un monument, si humble et si imparfait fût-il. Mais ce n'est pas seulement la Vie de Jésus, c'est tout l'ensemble de l'œuvre qui constitue le véritable monument. J'oserai dire que, si l'on trouve dans les romans de Mauriac tant de visages inoubliables, que nous sommes certains d'avoir rencontrés ici ou là, c'est parce que sur chacun de ces visages, et particulièrement sur ceux des pécheurs et des pécheresses, d'une Thérèse Desqueyroux par exemple, nous reconnaissons la ressemblance du Christ, de Celui qui est né sans péché, mais qui a voulu que tous les pécheurs après Lui portent sur eux, ineffaçable, quelque reflet de Lui-même.
CAR, pour François Mauriac, nous sommes tous des pécheurs. J'ai dit en commençant qu'il était né catholique, comme si le baptême avait été pour lui un sacrement superflu. Mais ce n'était pas cela qu'il aurait fallu dire : Mauriac est né pécheur, conscient de son péché. Tout catholique est un pécheur qui ne s'ignore pas, et c'est en cela même que consiste son catholicisme. Nous ne devons donc pas ignorer ou méconnaître notre propre péché. Mauriac s'est beaucoup défendu contre l'accusation d'avoir mis quelque complaisance à décrire le péché. Dans tous les cas, il ne pouvait pas peindre autre chose que le péché, car il est partout. A vouloir s'en détourner ou l'ignorer, on manque tout simplement à la vérité. Mauriac est-il sur ce point allé jusqu'au bout de lui-même ? Je ne le pense pas. Il s'est flatté quelquefois — et point à tort, il me semble — que, s'il s'était abandonné à son génie naturel, il aurait pu exprimer avec encore plus de force, avec une force irrésistible, cet attrait coupable, dont Bossuet, qu'il cite, disait dans son Traité de la Concupiscence : « Qui saurait connaître ce que c'est en l'homme qu'un certain fond de joie sensuelle, et je ne sais quelle disposition inquiète et vague au plaisir des sens, qui ne tend à rien et (p.90) qui tend à tout, connaîtrait la source secrète des plus grands péchés ».
Les plus grands péchés, oui, et même le crime. Mais la Grâce est si paradoxale que, là où le péché abonde, elle surabonde. Ce ne sont pas les âmes qui se sont parfaitement gardées, comme elles gardaient leurs domaines pour les transmettre à leurs descendants ; celles qui ne cessent de prendre des assurances contre la ruine en ce monde et la damnation dans l'autre ; celles qui peuvent dire à leur dernier jour, comme le scribe égyptien : « Je suis pur ! je suis pur ! «, ce ne sont pas celles-là qui entrent sûrement dans le Royaume, car elles risquent de perdre conscience de leur état de péché. Pas de plus grand danger pour un chrétien que de se croire sans tache ! Mais les âmes coupables, celles qui se sont laissé entraîner par leurs passions jusqu'au fond de l'abîme, ce sont elles qui connaissent vraiment la déréliction ; elles qui lèvent vers Dieu une supplication presque désespérée, qui obtiendront la réponse ; ce ne sont pas les mauvais riches qui se croient vertueux, mais Thérèse Desqueyroux échouée sur un banc public dans l'aube froide et grise de Paris.
François Mauriac ne fut ni Thérèse Desqueyroux, ni aucune de ses âpres héroïnes convoiteuses de terres, impitoyables pour les autres et dures pour elles-mêmes. Il a occupé une de ces positions intermédiaires que l'on croirait à tort confortables, mais où l'on ne cesse point d'être déchiré. C'est à cela qu'il a dü, je crois, le plus profond de son génie, cet inimitable tremblement d'une phrase qui ne nous émouvrait pas autant si elle n'était ainsi secrètement brisée, écartelée à deux mondes, entre la nature pleinement reconnue et parfois sauvagement aimée et la grâce humble, presque imperceptible longtemps et qui pourtant à la fin l'emporte parce qu'elle est un aspect de l'amour qui donne gratuitement tout ce qu'il donne. Tel est le paradoxe chrétien, dont l'Evangile déborde, depuis le fils prodigue, la femme adultère et la chevelure de Madeleine jusqu'au bon larron. L'étonnant, c'est que tant de chrétiens de toute confession lui aient si tranquillement tourné le dos pendant tellement de siècles. Tel fut le scandale quotidien de François Mauriac. Peut-être est-ce là cette chose unique qu'il avait à dire après tant d'autres et qu'il ne s'est point lassé de redire jusqu'à la mort ? J'ai envie de comparer, pour finir, cette oeuvre étroite et vaste où chaque ouvrage répète tous les autres et pourtant est unique, aux pins de la forêt landaise dont aucun ne ressemble à un autre et pourtant ils proclament tous ce qu'un seul n'aurait pu signifier, à savoir que les apparences de ce monde pécheur n'ont rien de commun avec les jugements de Dieu parce que Dieu est Amour.
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