Monsieur Jean-Luc MARION
Le corps
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n°32
Novembre - Décembre
1980 - Page n° 82
La pensée philosophique et la conscience croyante subissent la violence de l'idéologie. Mais elles peuvent aussi la désarmer - et d'abord en la comprenant.
La première page, 82, est jointe.
NUL ne peut sauter par dessus son ombre. Plus il le tente, plus il transporte son ombre, et donc la manifeste. Plus il la manifeste, plus il fait paraître, à rebours, le soleil d'où lui vient cette ombre : car l'ombre jamais n'est propre, toujours elle est portée. Ombre portée par l'homme, ombre surtout que lui apporte la lumière du soleil. En refusant de porter son ombre, celui qui parle ne cesse, malgré lui, de reconnaître que l'éclaire un soleil autre : à distance, le soleil s'approprie, par le retrait de son originale illumination, celui qu'il éclaire. Si l'homme veut parler sans obscurité, il faut qu'il puisse, ou du moins prétende, vivre sans la lumière d'aucun soleil : ni dans le jour, ni dans la nuit (où la lune, encore, éclaire et donc adombre), mais dans un crépuscule entre chien et loup, dans la grisaille où le soleil n'est ni levé ni couché (car crépuscule connote l'aube autant que la fin du jour). Vivre et parler sans l'altérité d'un soleil, il revient en propre à la modernité de l'avoir tenté, parce qu'elle seule s'est voulue crépusculaire.
Cette situation, nous ne cessons de l'éprouver, avec d'autant plus de douleur que nous prétendons parler soit comme philosophes, soit comme croyants, soit parfois comme l'un et l'autre. Nous avouons une ombre, parce que nous reconnaissons une illumination. Qu'importe,pour l'instant, son origine. Il suffit de reconnaître une origine, pour qu'aussitôt nous ne puissions plus prétendre parler. Car nous parlerons face à certains qui, eux, stigmatiseront d'emblée cette origine, comme le lieu d'où nous parlons, mieux : d'où ça parle. Avant même que le croyant ne commence à confesser sa foi, le philosophe à méditer ses raisons, comme il ne le peut qu'en parlant d'un lieu — Dieu ou l'Etre — que par hypothèse il ne maîtrise pas, il s'expose à ce qu'une pensée crépusculaire le juge à partir de cette exposition même. S'exposant à une lumière autre, il s'expose aussi à ce qu'une pensée crépusculaire le disqualifie d'avance : il sait bien ce qu'il dit, mais ne sait pas d'où il le dit. La pensée crépusculaire, elle, le sait : du moins, elle sait d'abord réduire le locuteur au lieu théorique qu'il croit irréductible, ensuite prétend pouvoir réduire ce lieu théorique à toute autre chose que ce qu'en croit le locuteur lui-même. La foi peut bien se confesser, le philosophe raisonner, l'auditeur crépusculaire écoute d'une oreille distraite, bienveillante ou violente qu'importe ; il pense à tout autre chose : précisément à ce que le locuteur ne peut penser : l'origine non-maîtrisée de sa pensée. La parole exposée à un soleil s'expose d'autant plus à la disqualification qu'elle s'obstine à exposer son discours. D'où une réduction que tous nous avons déjà subie, et que nous subirons encore. (p.82)
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