Sens et non-sens de la douleur

Comment la seule philosophie pourrait-elle rendre raison de la souffrance ? Ses consolations éventuelles tiennent-elles face à la réalité, au scandale du fait de souffrir ? Sans doute peut-elle dire que notre condition finie implique la souffrance, de quelque manière que ce soit. Mais, pour dire plus, et rester encore crédible, il lui faudrait accéder à une «métaphysique de la charité ». Le peut-elle ?

Le philosophe mis en face d'êtres souffrants est le plus démuni des hommes. Son discours sonne creux, comme a phraséologie dérisoire du prédicateur. Au poète seulement il est donné, comme à Torquato Tasso, de chanter sa propre douleur. Quand Lachelier a frappé sa sentence fameuse sur la connaissance de la douleur qui n'est pas douloureuse mais vraie, il a comme malgré lui avoué l'impuissance de la philosophie. Les grandes philosophies impassibles, du stoïcisme au spinozisme, sont admirables, comme les froides stances de Malherbe. Mais ce sont des `philosophies réactives, insupportables à la souffrance toute fraîche d'un malheur ou d'un deuil.

Faut-il donc rejeter la consolation de la philosophie ? La sentence de la douleur qui n'est plus douloureuse mais vraie est-elle une proposition vraie ? Est-il vrai que la douleur connue cesse d'être douloureuse ? Au contraire, semble-t-il. Certes la vérité, sans m'affranchir de la douleur, la dépasse. Mais la conscience aiguise la douleur ; la souffrance qu'on appelle inconsciente est un degré inférieur de souffrance ; à la limite, la léthargie, l'hypnose, l'anesthésie... éteignent simultanément la conscience et la douleur. D'autre part, il existe une certaine incompatibilité entre la douleur et la conscience : l'hyperconcentration du fakir l'insensibilise et Pascal chassait de terribles rages de dents à coup de problèmes de géométrie. Le savoir opère une catharsis, tient l'ennemie à distance sauf à tutoyer sa douleur comme Baudelaire. [...]