La justice et le droit

M. Claude BRUAIRE
La justice - n°16 Mars - Avril 1978 - Page n° 2

éditorial

Il faut certes, comme l'on dit, "lutter pour la justice" ; mais ce n'est possible qu'en distinguant des ordres de justice : justice économique, justice politique, miséricorde divine enfin. A les confondre, on n'aboutit jamais qu'au totalitarisme.

Tout l'article est joint.

TOUS les démagogues qui cherchent notre adhésion et quêtent notre suffrage brandissent l'étendard de la justice. Il est convenu que cette cause sacrée ne mérite ni précision ni discussion. Celui qui se risquerait à demander : « Quelle justice promettez-vous ? », serait aussitôt tenu pour un mauvais esprit, soupçonné de complicité avec l'injustice et de perversité intellectuelle. Qui ne serait sensible aux inégalités, aux différences insupportables des niveaux de vie, aux écarts scandaleux des revenus, aux disparités des chances, à l'exploitation inique des ressources de la terre par le petit nombre ? La justice est évidemment le contraire de ces maux, c'est l'équitable distribution des richesses.

Les chrétiens ne sauraient être à distance d'une telle évidence et muets devant l'injustice. Il leur faut donc clamer la même exigence, et le faire avec la voix pure et dure de l'authenticité évangélique. Mais sans rien ajouter qui leur soit propre, qui viennent de leur foi, de leur Dieu...

C'est pourquoi, en écoutant les chrétiens exhorter leurs frères au « combat pour la justice », les hommes d'aujourd'hui, massivement irréligieux, sont tentés de conclure au silence de Jésus-Christ sur le sens et l'exigence de justice. Les chrétiens ne demandent là ni plus ni moins que les autres, au point qu'ils ne semblent embrasser cette cause commune, plus vieille et plus jeune que leur religion, qu'afin de capter l'attention pour leur propre message. Mais la révélation divine qu'ils voudraient annoncer, la Bonne Nouvelle prétendue, serait muette sur la justice, au point de laisser une immense tache aveugle là où l'espoir des hommes est si vif et leur exigence si impatiente.

Fastidieusement, même si le zèle confine ici à la violence, les clercs et les laïcs qui occupent les tribunes relancent les formules antiques de la (p.2) juste répartition. Toutes modulent sur les claires propositions d'Aristote : proportion entre les mérites et les revenus, le travail et les prix, égalité entre ces rapports rationnellement déterminés en chaque cas, c'est-à-dire la juste inégalité dans la vie, dans l'octroi des moyens de vivre. Ainsi, la raison commune contredite dans les faits doit être restaurée. Et si la rationalité ne suscite pas l'enthousiasme, on puise la passion à sa source la plus vive, au manichéisme capté par le marxisme dans son appel à la lutte des classes.

 

LA première nécessité, en abordant ce thème de la justice, était donc d'en avoir le cœur net : oui ou non, le christianisme proclame-t-il une justice d'un autre ordre, avec un sens neuf et irréductible, puisé à la vérité de son Dieu ? Il fallait donc ouvrir la Bible, relire les textes majeurs, écouter la tradition vive de l'attestation chrétienne, réapprendre ce que dit la révélation de la justice divine. Alors les mots de l'injonction évangélique recouvrent l'éclat des choses de Dieu : en sa vérité absolue, qui est surabondance de l'amour, la justice est miséricorde qui outrepasse la rationalité, réconciliation qui consume les vengeances, voie de sainteté qui conforme l'action des hommes à la vie divine.

Cependant, les chrétiens ne peuvent se replier sur eux-mêmes pour retenir des paroles sacrées que les hommes n'entendent pas, pour contempler la signification précieuse et singulière, inédite dans le cours du monde, de la Justice selon le Christ. Là, comme ailleurs, chaque fois que la vérité est en cause, le christianisme ne saurait être ésotérique et sourd, clos dans un privilège de la foi scellée pour l'incroyant. Simplement mais rigoureusement, le caractère épiphanique de la venue de Dieu, de sa Parole faite chair dans l'histoire, interdit de tenir la vérité captive. Celle-ci doit s'éprouver par les questions communes, s'éprouver à la raison commune. C'est pourquoi nous sommes convoqués à l'écoute de la justice des hommes, mis en demeure de partager les demandes universelles et d'y répondre. Dieu serait venu en vain si le dialogue de la foi et de la raison demeurait un dialogue de sourds.

 

DE cette écoute, de cette épreuve, résulte la nécessité de mettre en ordre notre volonté de justice, pour qu'elle n'en ressorte pas divisée, contradictoire, infirme. C'est pourquoi il nous faut tenir distincts et ensemble des ordres de justice, au sens que Pascal donnait à ce mot, c'est-à-dire des niveaux de sens dans l'existence, niveaux à la fois hiérarchisés et irréductibles. Ainsi, la surabondance de la miséricorde transcende efficacement, en puissance et en sens de Dieu, la rationalité distributive, mais en laisse intacte la nécessité et en avive l'exigence. Elle. donne une part inattendue à l'ouvrier de la dernière heure. Elle accomplit l'incroyable en gardant l'héritage du fils prodigue. Pourtant, la miséricorde suppose que la justice des hommes soit honorée avec une dure (p.3) rigueur : point question d'ôter son dû à l'ouvrier de la première heure ni sa part au fils demeuré fidèle.

Il manque encore un ordre de justice. Entre ce que Dieu nous apprend, qui ne peut s'enfermer dans nos lois sous peine de faire violence, et ce que demande la raison économique, la justice doit accomplir autre chose. Chaque homme, en effet, qui a droit à sa juste part, a droit, par grâce de Dieu, à la miséricorde, à condition que le droit de son esprit soit honoré, que soit reconnue sa vocation à la liberté. Sinon, la juste répartition pourrait s'appliquer à un troupeau d'esclaves, cependant que l'amour de Dieu serait répudié de la terre. Il faut donc que droit soit garanti à la liberté de chacun, en dépit de tout, sans acception des différences de nos rôles, de nos forces. Tel est l'ordre et l'exigence de la justice politique. Les hommes le peuvent, à condition de n'oublier jamais que nul ne vit seulement de pain, dès lors que l'esprit habite sa chair.

 

ICI, le chrétien ne peut se contenter d'être témoin de l'esprit fragile. Il l'est, certes, mais selon l'unique et universelle manière de l'Esprit impérissable de Dieu. C'est dire qu'il doit sans cesse vouloir, à temps et à contre-temps, que tout homme soit reconnu dans sa vocation à la liberté, protégé dans son droit à l'exercer, puisqu'il sait dans sa foi que tous sont appelés à la liberté des enfants de Dieu, que chacun a un prix infini. Comment oublierait-il la longue obstination de son Église à faire inscrire dans nos institutions politiques la reconnaissance effective de l'esprit libre auquel tous les hommes sont promis ? L'oublier serait notre condamnation, au moment où cette égalité du droit, récente et frêle, est tant menacée par les puissances sans précédent de l'efficacité, de la performance, de l'eugénisme. Gardant le seuil de la nécessité du droit, nous rendons à César ce que Dieu lui demande de rendre aux hommes.

La justice économique, d'ordre rationnel et naturel, requiert la justice politique pour l'ordre de l'esprit humain, quand la justice de Dieu s'annonce miséricorde. Celle-ci est d'un autre ordre, surnaturel.

Ainsi, le chrétien demande la justice, mais toute la justice. Il devrait être le mieux armé, en conséquence, pour être ici actif, inventif, pour garder et promouvoir. A condition de refuser toute sécularisation absurde qui ruine l'espérance dans le Royaume.


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