André MANARANCHE
La justice
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n°16
Mars - Avril
1978 - Page n° 13
Les deux premières pages, 13 et 14, sont jointes.
LORSQU'AUJOURD'HUI nous parlons de « justice », nous prononçons un mot ambigu, situé à l'interférence de deux courants : celui du judéo-christianisme, qui privilégie l'attitude divine (sainteté, fidélité, impartialité, rédemption), et celui de l'hellénisme, qui souligne un ensemble de vertus humaines. En disant cela, nous ne voulons pas relancer un dilemme éculé que les deux parties se sont plu à durcir : nous n'entendons pas regretter la contamination païenne avec Harnack, ni déplorer la séduction juive avec Comte ou Maurras. La justice biblique est, en effet, lourde de conséquences éthiques dans le Peuple de Dieu ; et la Sagesse, intégrée à l'Écriture, s'est trouvée en mesure de dialoguer avec la pensée grecque au sujet de la vie sociale. II n'en reste pas moins que l'art de vivre chrétien demeure en dépendance de l'Alliance et que. finalement, c'est par la foi vivante que Dieu justifie. Même pour les hommes qui ne croient pas en Jésus-Christ, et qui, cependant, ne sont pas exclus de la recherche du sens, le Royaume demeure l'unique horizon sans lequel leurs efforts n'atteignent pas toute « justesse ». L'Église s'engage dans les relations humaines pour signifier cette vérité.
Or, au terme d'une histoire mouvementée dont nous allons retracer les grandes lignes, certains chrétiens, pour faire oublier un long absentéisme ou pour réduire la dualité, sont tentés d'entrer en politique comme on entre en religion. Vers l'extérieur, ils entendent donner des gages en instaurant une nouvelle apologétique (qu'on trouverait déjà, sous d'autres formes, chez Bellarmin ou chez Lacordaire). A l'intérieur, ils se proposent une autre théologie, dans laquelle l'état de grâce est assuré par l'engagement politique, et même par telle option, la seule qui leur semble légitime. Dès lors, c'est l' « œuvre » politique qui détermine (p.13),la justification religieuse : étrange retour d'une vieille problématique, celle du plus mauvais catholicisme. La foi n'a de sens que si elle consent à s'atteler au ravitaillement d'un tel projet : dans le convoi historique, tracté par une minorité consciente sur les rails d'une analyse infaillible, l'Évangile se sauve du chômage en assurant la restauration idéologique. A la limite, on doit préférer un incroyant correctement engagé à un croyant fourvoyé dans le mauvais parti : la sainteté n'est-elle pas dans la lucidité du citoyen ?
Mais si un tel transfert exténue complètement la foi au profit de la politique, il exténue tout autant la politique au profit de l'idéologie. Car est-ce bien le rôle de l'État d'être un agent de justification religieuse, voire simplement une école philosophique ou un conservatoire de vertus ? Une telle collusion nous semble cacher la complicité de deux larrons en foire : d'un côté, le clerc inquiet de la dévaluation de son rôle et trop heureux de trouver un autre débouché à sa volonté de puissance meurtrie ; de l'autre, une poignée d'idéologues absolutistes, ravis de se voir confirmés dans leur prétention de refondre le monde et sûrs qu'on fermera les yeux sur leurs Goulag, puisque le chrétien avoue « choisir ses indignations s. Au Grand Inquisiteur étatique. se faisant fort de remodeler un homme nouveau sans lésiner sur les moyens de Machiavel, correspond le Grand Inquisiteur ecclésial, fier de faire beaucoup mieux que Jésus-Christ. L'un et l'autre Torquemada y trouvent leur compte, et l'Église s'offre à nouveau un bras séculier.
Mais d'où peut donc venir une telle connivence ? LA POLITIQUE ET LA VERTU Dans l'ère chrétienne, les définitions du politique sont tributaires du fait nouveau représenté par l'Église et de l'importance de cette dernière. Désormais. le pouvoir doit compter avec cette dissidence spirituelle qui résiste d'abord à l'intégration sociale avant de l'organiser à son profit. Il réagira en conséquence. au gré de la conjoncture.
La dissidence spirituelle dans le cadre politique
La cité antique est unitaire, même si elle ne pratique pas ce « monothéisme politique » analysé par Erik Peterson. Gardien de l'idole nationale, le clergé païen fait figure de fonctionnaire assermenté. C'est bien ainsi que Paul trouve la ville d'Athènes. Il ne conteste pas l'existence de peuples particuliers, puisqu'il en attribue la répartition à Dieu lui-même, mais le caractère religieux de la solidarité politique, sanctionné par la possession de divinités. Le Seigneur qu'il annonce n'entend pas se définir par rapport à une réalité parcellaire du type race ou royaume : il ne laisse pas cloisonner son Amour ni confisquer sa Personne. Dès lors, la communauté chrétienne va apparaître comme une secte a-sociale qui ne joue pas pleinement le jeu du groupe : « Mauvais conservateur et révolutionnaire peu sûr» , tel est le fidèle, bien avant Merleau-Ponty.
Pourtant, la petite Église n'est pas frondeuse. Comme toutes les jeunes formations d'Afrique aujourd'hui, elle joue la carte du loyalisme, de l'authenticité. C'est ainsi que Marc et Luc s'emploient à dissocier le christianisme d'avec le judaïsme, surtout d'avec les Zélotes. Il faudra les prétentions de Domitien pour que s'amorce la résistance spirituelle dans l'Apocalypse de Jean : non pas la lutte (p.14)
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