Philosophie chrétienne et herméneutique de la charité

Monsieur Jean-Luc MARION
Homme et femme il les créa - n°106 Mars - Avril 1993 - Page n° 89

Tant qu'elle se bornera à être une autre interprétation du monde, la ''philosophie chrétienne'' n'échappera pas à ses impasses célèbres. Au contraire sa tâche propre consiste à mettre au jour des phénomènes absolument autres et nouveaux (ceux de l'amour), pour ensuite, à leur lumière, interpréter autrement les phénomènes communs. L'entreprise de Communio, depuis vingt ans, n'a de sens que de s'efforcer de déployer le regard de la charité, regard spécifiquement chrétien sur le monde.

Dès l'origine, le cardinal H.U. von Balthasar avait conçu Communio non pas comme une revue de théologie — une de plus parmi tant d'autres, et souvent excellentes —, mais comme une revue de culture chrétienne. Cette décision se concrétise toujours dans nos différentes éditions par le choix, chaque année, soit de quelques thèmes ne relevant pas de la Révélation, soit d'études illustrant tel article du Credo par une réflexion profane. Cette méthode, explicite dans tout Communio, suppose donc qu'une même réflexion puisse joindre, sans confusion mais aussi sans séparation, la théologie qui traite spécifiquement des revelata, et la philosophie (entendue au sens large) qui interprète les creata.  Sommes-nous en état de définir une telle méthode ? Sans doute suffirait-il en un sens de relire l'oeuvre du cardinal H.U. von Balthasar pour y parvenir. Mais cette lecture elle-même ne dispense pas de tenter une position théorique, qui la guide et, en retour, exige de s'y appuyer.

D'emblée un rapprochement s'impose : déployer une herméneutique  des réalités mondaines à partir du donné révélé, ou du moins en accord avec lui, tel fut exactement l'enjeu de la célèbre querelle sur la «philosophie chrétienne », en particulier lorsque E. Bréhier la réactiva à partir de 1927. Malgré un long, riche et subtil débat — dont toute l'histoire n'a pas encore été reconstituée — , on ne peut aujourd'hui s'empêcher de conclure que la notion même de « philosophie chrétienne » reste, pour une large part, aporétique. Ses adversaires lui opposent le plus souvent l'argument qu'il n'y a pas plus de « philosophie chrétienne » que de mathématique ou de physique chrétiennes ; voire qu'une « philosophie  chrétienne» porte une contradiction dans ses termes, comme un triangle carré, ou du bois en fer (Feuerbach, Bréhier, Heidegger, etc.). Il n'y aurait là rien de bien étonnant, si ce même argument ne se trouvait aussi repris par d'autres auteurs, bel et bien catholiques, et aux deux extrêmes du spectre. Car c'est bien au nom de la méthode d'immanence que Blondel (au moins en 1896) revendique le statut de pur et simple philosophe et maintient que « ... ce mot "la philosophie chrétienne" n'existe pas plus que la physique chrétienne ». Inversement, c'est au nom de la doscolastique que M. de Wulf posait, dès 1904, qu'« au sens où on l'entend habituellement, il n'y a pas de philosophie catholique, pas plus qu'il n'y a une science catholique». Le paradoxe tient ici à ce que le refus de la formule « philosophie chrétienne» vienne aussi bien de ceux qui récusent la continuité entre la rationalité scientifique et le christianisme que de ceux qui la revendiquent, de quelque manière qu'ils la revendiquent. À quoi l'on ajoutera, parmi les théologiens chrétiens étrangers à la scolastique, des positions également paradoxales : tandis que la théologie dialectique ne peut que s'opposer à toute «philosophie chrétienne» au  nom de l'héritage paulinien, c'est ce même héritage qui soutient la tradition de la vie monastique comme philosophia christiana — de Justin, « philosophe et martyr» à Érasme. Tout se passe donc comme si la formule même de la « philosophie chrétienne» charriait plus de confusion qu'elle ne fixait de doctrine. 

Mais cette confusion n'a rien d'insurmontable, pourvu que l'on explicite la formule de « philosophie chrétienne ». Nous nous en tiendrons à la définition qu'en donnait E. Gilson, sans doute la plus équilibrée en théorie et la plus fondée historiquement : « J'appelle donc philosophie chrétienne toute philosophie qui, distinguant formellement les deux ordres, considère la révélation chrétienne comme un auxiliaire indispensable de la raison. » Ainsi, la révélation ne se substitue jamais à la raison, mais elle lui suggère d'aborder rationnellement des thèmes que la raison, d'elle-même, ne pourrait connaître : ainsi la création, la distinction réelle de l'essence et de l'existence et, surtout, l'acte d'être. La justesse de ce schéma ne saurait se discuter, puisqu'elle se vérifie non seulement chez les médiévaux, mais jusque dans la philosophie moderne (par exemple chez Descartes et Leibniz à propos de l'Eucharistie, chez Hegel aussi et Schelling). Pourtant une redoutable difficulté demeure. Soit le cas de la «métaphysique de l'Exode» : ici la philosophie chrétienne reçoit de la révélation la sollicitation de considérer, rationnellement, l'actus purus essendi comme l'équivalent conceptuel du Sum qui sum. Supposons cette équivalence indiscutable. Il n'en reste pas moins qu'ici la « philosophie chrétienne» se borne à interpréter un philosophème comme le premier nom divin ; mais il est clair que ce philosophème garderait son sens même sans cette interprétation. Il ne s'agit pas de discuter la validité de cette interprétation, mais seulement de remarquer qu'il s'agit d'une interprétation. Or comment la «philosophie chrétienne» justifie-t-elle cette interprétation, plutôt qu'une autre ? Comment établir que l'esse équivaut à Dieu même, plutôt que de s'interpréter en un sens strictement philosophique, sans référence à Dieu ? Pourquoi interpréter l'esse comme Dieu même (à partir d'Exode 3, 14), plutôt qu'autrement — comme un simple concept, par exemple, à la suite de Duns Scot ?

Pareille difficulté surgira aussi longtemps que la «philosophie chrétienne » se bornera à proposer une nouvelle interprétation des mêmes phénomènes que ceux que, sans elle, l'on connaîtrait encore. Toujours il sera possible de lui objecter qu'elle n'apporte pas tant une philosophie nouvelle qu'elle ne propose une nouvelle interprétation — une interprétation chrétienne — de la philosophie. Or toute interprétation entre en concurrence avec d'autres interprétations, la chrétienne aussi bien. Plus : si la «philosophie chrétienne» n'offre qu'une interprétation chrétienne de la philosophie, elle vérifie à la lettre l'une des définitions du nihilisme proposées par Nietzsche: «Es gibt gar keine moralischen Phänomenen ... » Ce qui deviendrait : il n'y a pas de phénomènes proprement chrétiens (accessibles par la seule révélation ou visibles à sa seule lumière), mais une interprétation chrétienne des phénomènes déjà accessibles à tous. Et donc l'apport chrétien resterait facultatif, voire arbitraire. Reconnaissons que, dans bien des cas, la « lecture des signes des temps » ne met guère en oeuvre que cette figure nihiliste de la « philosophie chrétienne ». Qu'il soit donc clair qu'il ne suffit pas d'invoquer le terme de « philosophie chrétienne» pour échapper au nihilisme et penser chrétiennement.

À quelles conditions la « philosophie chrétienne » échappe-t-elle à une telle dérive nihiliste ? A condition que son herméneutique des réalités créées y introduise une différence assez radicale avec d'autres interprétations pour s'en distinguer absolument. À quelles conditions peut-elle parvenir à se distinguer ? A condition de révéler d'abord des phénomènes absolument autres et nouveaux, pour ensuite, à leur lumière, interpréter absolument autrement les phénomènes communs. La pensée chrétienne ne se résume pas seulement en une herméneutique récupératrice du monde déjà disponible ; elle accomplit son herméneutique singulière en conséquence et au nom de la Révélation qui lui est faite de phénomènes absolument nouveaux. Bref, ce qui rend cette herméneutique sans concurrents et absolument nouvelle, c'est d'abord l'absolue nouveauté du Christ lui-même : « Omnem novitatem attulit, seipsum afferens. » Soulignons qu'il ne s'agit pas seulement, ici, de la théologie comme science des revelata, mais de la « philosophie chrétienne », nous dirons désormais plutôt du regard chrétien porté sur le monde. Nous proposons l'hypothèse suivante : indépendamment du domaine propre de la Révélation, le regard chrétien n'exerce sur le monde une herméneutique radicalement nouvelle qu'autant qu'il y voit — ou fait apparaître — des phénomènes eux aussi radicalement nouveaux. Le regard chrétien fait surgir et apparaître dans le monde des phénomènes jusqu'alors restés invisibles, à partir desquels une nouvelle interprétation des phénomènes déjà visibles devient ensuite légitime. Quelles sont cette nouvelle donne et cette nouvelle interprétation? La charité qui se donne elle-même et ne se donne à voir qu'à ceux qui l'aiment.

Reprenons ces points. Tout regard chrétien sur le monde reste marqué par ce que révèle le Christ (même s'il ne se confond pas avec le regard que la théologie porte sur les revelata). La théologie, lorsqu'elle reconnaît que « Dieu est amour, ho theos agapè estin» (1 Jean 4, 8), n'ouvre donc pas seulement sa voie propre vers les mystères de la Rédemption et de la Trinité ; mais à titre d'« auxiliaire indispensable de raison », pour reprendre la formule d'E. Gilson, elle indique aussi au regard chrétien sur le monde de nouveaux phénomènes qui lui seraient, sans elle, restés dissimulés. Il s'agit, par excellence, de ce que Pascal nommait le dernier « ordre », celui de la « charité ». Il se distingue infiniment des deux ordres naturels — ceux des « grandeurs charnelles » et des « grandeurs des gens d'esprit ». En lui, de nouveaux phénomènes apparaissent parmi les choses mondaines à un regard initié à la charité — à savoir précisément tous les actes de charité accomplis dans le monde, donc aussi tous les manquements qui blessent la charité. Ici se dégage une couche nouvelle des phénomènes, couche à la fois primordiale et le plus souvent méconnue, qui traverse pourtant toute l'humanité et toute l'histoire, traversant l'histoire de la politique et des richesses (la « chair »), celle des sciences et des lettres (I'« esprit ») — l'intangible et continu flux de l'amour où se joue le dernier jeu du monde. Si Dieu est amour, alors ce qui en porte l'image et la ressemblance doit aussi, radicalement bien que sur un autre mode, relever de l'amour. D'ailleurs, le premier de ces phénomènes nouveaux apparaît avec le monde, ou plutôt avec le fait que le monde luimême résulte d'un acte de la charité divine, dont il garde en son être même la marque intime : la création. Mais si Dieu ne se révélait pas comme charité, nous ne pourrions pas le reconnaître dans l'acte d'être, ni comprendre que cet acte créateur donne d'être à chaque étant, loin de le produire seulement par causalité efficiente. Ce que définit explicitement saint Thomas d'Aquin : «Ipsum esse est similitudo divinae bonitatis.» 

L'identification de la transcendance divine à celle de l'amour ne se révèle pas seulement dans l'économie du salut, mais « se fait voir» dans le monde (Romains 1, 20). L'être du monde relève du bonum diffusivum sui et l'esse se donne par et comme charité. Le regard chrétien sur le monde y voit les phénomènes propres à l'amour. Une culture chrétienne se justifie donc. Mais seul l'amour peut voir l'amour, puisque « la grandeur de la sagesse, qui n'est nulle sinon de  Dieu, est invisible aux charnels et aux gens d'esprit ». Autrement dit, selon H.U. von Balthasar, « l'amour ne peut a priori (...) s'accorder qu'avec l'amour, jamais avec ce qui est vide d'amour ». Par conséquent, seuls ceux qui aiment voient les phénomènes de l'amour. Aimer devient une exigence théorétique. Il en résulte que, pour beaucoup d'observateurs, sinon la plupart, ces phénomènes restent invisibles, ou réduits à une interprétation arbitraire parmi d'autres  possibles, voire plus vraisemblables. Mais ce refus d'accorder aux phénomènes d'amour leur plein droit ne signifie pas leur subjectivité ni leur fragilité ; il indique seulement l'objectivité intangible des conditions de leur perception.  Seul perçoit l'amour celui qui sait d'expérience ce qu'aimer veut dire. Il ne s'agit pas seulement d'éducation du goût, ou d'enseignement de l'esprit ; il s'agit d'une initiation plénière de l'âme, où disparaît l'écart intentionnel avec l'objet, au profit d'une union avec autrui, reconnu plus que connu, et reconnu non seulement comme un autre moi-même, mais surtout comme lui-même, comme confié par Dieu à moi. Si le mot d'ordre augustinien «Crede ut intelligas» vaut d'abord pour la théologie, le regard chrétien qui s'exerce sur le monde créé en général en suit une autre variante — « Ama, ut intelligas ». Et, par suite, plus croît l'amour, plus il voit de phénomènes du troisième ordre, plus il voit l'amour. Si un phénomène nouveau surgit — le monde comme don de la charité créatrice —, si se dégagent des conditions à son appréhension — l'amour du prochain —, il devient dès lors possible de préciser ce que l'amour donne et donne à voir : a) Il donne d'abord à voir le Christ, donc la Trinité ; mais il le donne, comme tous les revelata, à la théologie, dont nous ne traitons pas ici ; b) Il donne ensuite des phénomènes nouveaux, que seul voit le regard chrétien (la « philosophie chrétienne» si l'on préfère), bien qu'ils appartiennent de plein droit au monde et aux choses du  monde. Ainsi le fait que le monde soit créé, que cette contingence ne se résume pas à une déchéance, mais garde le statut d'une donation. À partir de ce premier don, apparaît le fait que la personne humaine porte, plus  encore que le monde, la marque en elle de sa donation : son surgissement et son abolition restent imprévisibles comme des avènements essentiellement historiques, elle apparaît donc comme non reproductible (au contraire des objets scientifiques), absolument individualisée (même dans les gemellités) et définitivement immanente à elle-même (inconnaissable). L'homme est certes visible par tout homme ; mais le regard qui le  voit naturellement peut aussi le tuer, ou, plus souvent, l'objectiver. Voir une personne comme telle, dans une individualité si irréductible que seul un amour puisse la rejoindre, un regard sans charité ne le peut pas. La personne, voilà le phénomène neuf que seul peut découvrir un regard de la charité.

Nous pouvons, en un dernier temps, revenir c) à l'herméneutique chrétienne de phénomènes déjà accessibles — et donc au projet d'une culture chrétienne. Nous pouvons maintenant dire pourquoi elle ne constitue pas une interprétation parmi d'autres (objection du nihilisme), ni un arbitraire plus dur qu'un autre (objection des «Lumières »). C'est parce qu'elle — et elle seule, au fond — restaure les phénomènes les plus pauvres dans une dignité qu'ils n'auraient, sinon, jamais connue. Certains phénomènes en effet disparaissent de la visibilité que le monde accorde à ses privilégiés, soit partiellement, soit totalement. Seul le regard de la charité voit encore dans le pauvre l'image de Dieu et peut ainsi lui rendre son humanité, donc l'aider concrètement, alors que, devant le même homme, le regard dénué d'amour ne voit plus rien — qu'un petit tas de vêtements sales, roulés en boule sur un trottoir — et passe. Il en va de même pour les malades en fin de vie ou incurables, pour les handicapés physiques ou mentaux, pour tous les marginalisés. La charité voit tout, jusqu'aux marges, parce qu'elle «supporte tout» (1 Corinthiens 13, 7). Il y aurait d'ailleurs quelque indécence à nier, du simple point de vue de l'historien, que l'on doive essentiellement aux chrétiens que ces exclus aient été gardés, en partie au moins, dans la communauté humaine. Inversement, il suffit que le paganisme progresse, comme aujourd'hui, pour qu'aussitôt reprenne l'exclusion des plus faibles, des plus pauvres. Et aussi, seul le regard de la charité peut encore interpréter la sexualité comme relevant de l'amour, et non pas seulement de la pulsion, du commerce ou de l'instinct de mort. Lui seul peut encore interpréter l'économie comme un mode de la vie communautaire entre hommes et non seulement comme l'outil de leur exploitation mutuelle. Que ces exemples suffisent pour suggérer que l'herméneutique chrétienne s'impose parce que l'amour, qu'elle suit, donne sens à ce qui, autrement, sombrerait dans l'insignifiance pure. Il y a donc bien un regard chrétien spécifique sur le monde — c'est celui qu'instruit la charité, phénomène radicalement nouveau, qui permet de découvrir, par une herméneutique radicalement neuve, d'autres phénomènes nouveaux et rend, à la fin, toutes choses nouvelles. Nous retrouvons ainsi, mais cette fois déclinée dans le registre de l'amour et non plus seulement dans celui de l'être, la définition de la «philosophie chrétienne» proposée par E. Gilson : « Toute philosophie qui, bien que distinguant formellement les deux ordres, considère la révélation chrétienne comme un auxiliaire de la raison. » Si l'auxiliaire de la raison est la révélation de la charité, nous dirons donc que l'objet formel d'un regard chrétien sur le monde s'étend à tout ce qui ne peut se voir ou se concevoir qu'à condition d'aimer. Ainsi le regard spécifiquement chrétien sur le monde peut y provoquer une culture irréductible à toute autre : la culture de la charité.

Si l'entreprise de Communio a pu avoir un sens depuis vingt ans, c'est dans la stricte mesure où elle aura su voir et concevoir ce que seul l'amour sait. C'est-à-dire, selon une formule de H.U. von Balthasar, déployer le « regard protecteur de l'amour sur l'être et les êtres ' ».


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