Qui ose aujourd'hui parler de justice ?

Jean-luc FLINOIS
La justice - n°16 Mars - Avril 1978 - Page n° 71

L'expérience d'un cadre

 Dans la vie économique, jamais la justice, ne se trouve réalisée parfaitement. Un cadre, par ailleurs responsable dans un mouvement d'action catholique, nous montre que c'est une raison de plus pour lutter contre l'injustice : elle est bien visible et repérable.

L'article complet est joint.

A la tête du lit du roi Tamil Elara, au palais d'Anuradhapura, se trouvait, bien longtemps avant notre ère, une clochette que pouvait tirer quiconque réclamait justice ! La Justice ? Aujourd'hui comme hier, maître-mot omniprésent dans la vie collective économique et sociale !

 Quel leader d'opinion, homme politique, philosophe, journaliste, maître à penser intellectuel ou spirituel ne l'invoque comme référence morale à ses prises de position et comme argument pour pourfendre ses adversaires ? Revendication majeure et permanente de l'homme, la Justice est toile de fond de bien des propos quotidiens : on évoque la justice fiscale, on se réjouit d'une juste promotion, on se bat pour une juste répartition des richesses, on estime le sens de la justice de tel homme.

 Cet emploi constant du terme de Justice pourrait laisser croire que la définition de cette notion est évidente, qu'elle recouvre une valeur universelle, incontestable, mesure objective et absolue des actions des uns et des autres. Chacun, concrètement, dans la vie de tous les jours, sait ce qu'est la Justice. Ou, plutôt, il croit le savoir. Et pourtant, comment définir la Justice ?

 

La Justice n'existe pas

 Dans la nature qui nous entoure, l'inégal et l'aléatoire sont la règle. Dans la tempête, le roseau plie et le chêne se déracine. Le marécage inhospitalier succède sur la côte à la plage idyllique. Des sols bénis des dieux voient quatre récoltes de (p.71) riz se succéder chaque année quand d'autres, arides, ne laissent pousser que de rares taillis incomestibles. Des sous-sols regorgent de richesses quand d'autres, stériles, sont inexploitables.

Pourquoi, de cet accident, l'un est sorti indemne, l'autre handicapé pour le restant de ses jours ? Ce jeune homme, bien de sa personne, fait ce qu'il veut de ses dix doigts et est-intellectuellement fort doué. Cette jeune fille a une apparence ingrate, est très maladroite et n'a pas de grandes aptitudes pour le maniement des idées. Celui-ci accumule les accidents, les échecs, les revers. Celui-là a la baraka, réussit tout ce qu'il entreprend, traverse sans dommage les dangers. Les balles perdues ne sont pas toujours perdues pour tout le monde.

Ainsi, on ne peut parler de Justice dans la distribution naturelle des conditions géographiques, physiques, qui feront l'environnement des existences humaines. Pas de notion de Justice non plus dans la répartition des aléas, plus ou moins imprévisibles, qu'affronteront nos vies. Les inégalités sont profondes, fondamentales. C'est le destin, la fatalité, le hasard. D'autres disent : « la main de Dieu ». Elles n'engagent pas la Justice.

Et dans la vie sociale, celle des groupes, des sociétés, des civilisations ? Pour vivre ensemble et bénéficier des avantages évidents de cette vie commune, les membres d'une collectivité doivent mettre en place un minimum d'organisation qui, inévitablement, imposera des contraintes à tel ou tel des participants. En fonction de sa taille, de son histoire, de ses problèmes, de ses membres, de son insertion dans des regroupements plus vastes, plus globalement de son mode culturel, chaque groupe a, de fait, opté pour tel ou tel type d'organisation qui, peu ou prou, soumet l'individu au groupe et engendre les rapports de force, pour la conservation et le développement de l'ensemble. Tel système, tel type d'organisation est-il « juste », alors que tel autre ne le serait pas ? Les circonstances ne sont jamais identiques et, de ce fait, les jugements portés sans valeur. Un assassinat d'enfant nous parait aujourd'hui une monstruosité (et il est heureux qu'il en soit ainsi !). Il n'y a pas si longtemps, pourtant, les Esquimaux considéraient comme normal d'éliminer les vieillards et les enfants en surnombre que le groupe n'était pas sûr de parvenir à nourrir.

 

Au sein même de chaque groupe, la notion de Justice, même si elle semble devoir s'imposer à tous (nul n'est censé ignorer la loi !), est cependant tout à fait contestable. Le « droit » qui l'exprime, s'il définit la règle choisie ou imposée, n'est pas une manifestation de l'équitable. Par exemple, la position des différents pays vis-à-vis de la peine de mort n'est pas homogène... Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà... Au nom de la cohésion et de la survie du groupe, les. éléments puissants et dominants sont amenés imposer de fait, au reste de la collectivité et à leur propre bénéfice, leur manière de voir et de vivre. Gambetta, je crois, traduisait cette inévitable domination en affirmant que l'introduction du suffrage universel revenait à faire participer les pauvres au choix de ceux qui, de toute façon les écraseraient ! Il n'y a pas de loi définitivement plus juste qu'une autre.

 

Ainsi, l'ambigüité et le relatif dominent les relations entre les hommes. Toute action, toute réalisation, contiennent inéluctablement et simultanément les germes du meilleur et du pire. La même invention a conduit aux bienfaits de la bombe au cobalt et. aux dangers de la guerre atomique. Les croisades généreuses étaient bâties sur quelles ambitions ! Il n'y a pas de guerre juste. L'idée en est (p.72) absurde. La guerre, pour un groupe, peut devenir une nécessité inévitable. Elle n'en est pas juste pour autant. Elle est la guerre, avec ses drames et ses exploits, ses horreurs et ses grandeurs. Ses motifs sont toujours mêlés et les hommes y sont toujours des hommes.

 

Voilà pourquoi, à mes yeux, la Justice n'existe pas. C'est, me semble-t-il, un concept vide de sens.

 

 

La réalité de l'injustice

 

L'ouvrier de la onzième heure a eu le même salaire que celui de la première heure. C'est injuste. Un tel a été préféré à tel autre pour un poste de responsabilité. C'est injuste. Les primes de fin d'année ont été distribuées « à la tête du client ». C'est injuste. Les conditions de travail des ouvriers immigrés sont dures quant à l'hygiène et à la sécurité, alors qu'au siège social les bureaux sont magnifiques. C'est injuste...

Dans la vie courante, le sentiment d'injustice est une réalité profonde qui traduit une aspiration toujours douloureuse à être considéré. Il sous-tend souvent des attitudes de révolte ou de servilité. Il naît dans la comparaison : pourquoi lui et pas moi ? Pourquoi moi et pas lui ? Il naît de l'intention, réelle ou supposée : pourquoi m'a-t-on fait ceci ? Pourquoi m'a-t-il fait cela ? Il s'exprime par un leitmotiv : ce n'est pas juste, qui est plus un cri qu'une affirmation, plus l'expression d'un ressentiment viscéral qu'une prise de position conceptuelle. Il manifeste une réalité perçue, éprouvée par chacun dans sa chair et dans son esprit et qui s'enracine dans la position relative des individus et des groupes.

 

Bien sûr, l'injustice ressentie ne tient pas à l'inégalité naturelle des situations de chacun. L'aléa de la nature s'impose, sans conteste, à chacun d'entre nous. C'est la trame sur laquelle chacun construit sa propre vie, même s'il faut s'efforcer, chaque fois que cela est possible au sein de la société, d'en limiter les conséquences trop dommageables pour certains. De cet accident de la route, l'un est sorti indemne, l'autre grièvement blessé ou handicapé à vie, le troisième est mort. En un instant, la vie de trois familles, peut-être semblables jusqu'à ce jour, va fondamentalement diverger. Dans cette classe, un enfant apparaît fort doué et promis à une brillante réussite, alors que, malgré les efforts du maître, un autre ne peut suivre le programme. Leur trajectoire dans l'existence, au moins pour ce qui est dépendant de la formation scolaire, ne sera pas identique.

La recherche d'égalitarisme, que généreusement certains confondent avec la lutte contre l'injustice, ne peut en rien s'identifier avec celle-ci et m'apparaît contraire à la réalité profonde du monde, qui est de diversité, de démesure et de particularisme. Pire, elle prend le risque de stéréotyper les individus dans leurs aptitudes et leurs comportements. Que de frustrations et d'injustices peuvent en découler ! Le sentiment de l'injustice éprouvé par chacun correspond au poids des rapports de force qui ne lui sont pas favorables, qui le mettent dans la dépendance d'un autre au profit de celui-ci. Celui qui le ressent s'estime méprisé, réduit, infériorisé, exploité individuellement bu collectivement par un ou des exploiteurs. Il vit la tension sociale par excellence.

 

Dans l'entreprise, la complexification croissante des problèmes, la spécialisation et la parcellisation corrélative des tâches et des responsabilités ne (p.73) permettent plus à un cadre de saisir avec précision la contribution de son travail à la définition des objectifs et à l'élaboration des politiques de l'entreprise auxquelles pourtant il souhaite être associé. Sa compétence et son travail peuvent alors lui apparaître utilisés, « manipulés » à des fins qu'il ne saisit pas, ou même qu'une perception extérieure le conduit à désapprouver. Le voilà diminué, frustré, exploité, lui semble-t-il, au profit du capital ou de la technostructure qui détient le pouvoir hiérarchique. Beaucoup de cadres en éprouvent un réel et profond sentiment d'injustice : se sentir un objet dans les mains d'autres.

 

Il m'apparaît donc que l'injustice est sécrétée par les inévitables rivalités, les rapports de force plus ou moins brutaux ou subtils qu'inéluctablement mettent en mouvement des intérêts divergents. Une entreprise dégage un surplus de productivité globale. Où le prend-elle ? Comment le répartit-elle ? Les clients et les fournisseurs sont partie prenante au même titre que les salariés, les apporteurs de fonds et les collectivités. Le présent s'oppose à l'avenir. Chacun va s'efforcer que lui-même et son groupe aient le traitement le plus favorable, que les contraintes pèsent sur les autres. Le perdant, ou celui qui estimera que sa part n'est pas suffisamment belle, forcément de la faute des autres, ressentira fortement un sentiment d'injustice.

 

Ce sentiment dépend du lieu, de l'époque, du contexte culturel, dans lesquels se situent les rapports sociaux. Dans un monde qui vit, qui se modifie sans cesse puisque la vie est mouvement, il réapparaîtra toujours, renaissant de ses cendres, sous des formes et inattendues, alors que l'on croira avoir détruit ses fondements mêmes. En détruisant 'des causes de frustration, en supprimant des exploitations et des motifs d'aliénation, on en créera inévitablement de nouveaux, aujourd'hui inimaginables qui, à leur tour, seront sources d'affrontements, de rapports de force, donc d'injustices. Il faudrait succomber aux pièges des rêves irréalistes et démobilisateurs sur la société parfaite ou des messianismes militants mais trompeurs qui annoncent des lendemains qui chantent, pour nier, ou même penser renverser, cette permanence indéfinie de situations d'injustices toujours renouvelées.

 

Ainsi, si à mes yeux le concept même de justice n'existe pas, l'injustice elle, m'apparaît bien réelle, avec son cortège concret de souffrances et de scandales, expression du mépris que les hommes ont les uns pour les autres, manifestation de leur égoïsme, de leur violence dominatrice, de leur non-acceptation de l'autre comme incommensurablement et incomparablement respectable dans sa spécificité et dans sa différence.

 

C'est ce cortège concret de souffrances, de scandales, d'étouffement des personnalités de certains par d'autres qui fait qu'en tout lieu, à chaque époque, l'injustice ne peut être tolérée et qu'il faut favoriser une évolution des rapports sociaux qui diminuera sa perception présente. Évidemment, surgiront alors de nouvelles injustices qu'il faudra à nouveau combattre. C'est ainsi à une tâche de Sisyphe que nous sommes conviés.

 

Les cibles du combat contre l'injustice

 

Certes, dans la vie sociale, d'inévitables (et probablement indispensables) disparités différencient les individus, particulièrement dans les domaines de (p.74) l'avoir, du savoir, du pouvoir. L'idée d'équitable répartition de ces trois éléments n'a sans doute pas plus de sens que la notion de Justice. Mais c'est cependant au cœur de ces disparités que se trouvent aujourd'hui les sources essentielles d'injustice, quand, par leur excès, leurs caractères cumulatifs au profit des mêmes détenteurs, leurs aspects transmissibles et héréditaires, elles deviennent des privilèges et servent principalement à créer et à souligner une « distance » qui classe les hommes.

 

Tel cadre supérieur, parce qu'il est compétent et reconnu dans son métier, pense, sans aucune malice, que sa supériorité déborde très largement le cadre professionnel et, hors de celui-ci, émettra des avis péremptoires avec quelque commisération pour les autres, professionnellement plus modestes mais qui, dans le domaine en cause, ont peut-être une expérience plus profonde et plus riche. C'est la comédie de « mes respects, Monsieur le Président », où l'on confond l'homme et la fonction. C'est la rétention de l'information par certains qui croient ainsi asseoir leur autorité, en étant du côté de ceux qui savent. Que d'exemples rencontrons-nous, tous les jours, de cette recherche de distance qui hiérarchise les hommes, sécurise psychologiquement ceux qui, sur cette échelle, pensent être sur des barreaux plus élevés que leur entourage quotidien, et conduit les hommes à s'apprécier, à se juger, même à leurs propres yeux, beaucoup plus pour ce qu'ils ont, ou espèrent avoir, que pour ce qu'ils sont.

 

La société se divise en castes. Il est désagréable pour un cadre d'avoir un fils qui s'oriente vers un travail manuel. La considération attachée à un titre est recherchée. Les Corps et les Ecoles placent leurs membres. Il est impensable que telle grande direction de ministère échappe à un Inspecteur des finances ou qu'un ancien ne favorise pas la carrière d'un jeune issu de la même école que lui. La caste n'est pas tout à fait étanche. Il y a des fils d'ouvriers dans les Grandes Ecoles. Mais c'est une consécration qui marque peut-être encore plus la distance.

 

Ces privilèges nés d'inégalités pérennisées, alors que leur justification initiale a disparu, imprègnent d'envie et de méfiance chaque relation, chaque conflit. Plus ils se consolident, plus ils altèrent la reconnaissance de l'autre. On n'est plus du même monde. Je n'ai rien contre Lazare, je ne le vois pas !

 

Les cibles à détruire sont claires : l'excès des inégalités d'abord, parce qu'il engendre les privilèges et la « supériorité », ensuite ses corollaires, l'envie et la méfiance qui entretiennent, par des formes sans cesse renouvelées, au fur et à mesure que sont contraintes de disparaître celles devenues trop criardes, une distance globale entre les hommes.

 

Au niveau de l'avoir, tout en prenant conscience du fait qu'à l'exception du quart monde tout Français est un nanti, les écarts de salaire, plus de revenu, encore plus de patrimoine, sont excessifs et déclenchent des phénomènes cumulatifs. Si des écarts peuvent se justifier par la différence des responsabilités et des apports dans la vie économique et sociale, ils ne doivent pas entraîner, ce qui est hélas le cas aujourd'hui, un modèle dominant de niveau de vie auquel la majorité n'a pas accès, cause profonde de frustration, d'envie, de révolte.

Les excès du pouvoir et du savoir s'incarnent dans l'autoritarisme et l'arrogance. Dans beaucoup d'entreprises, il y a ceux qui pensent et ceux qui exécutent, ceux qui écoutent et ceux que l'on écoute. Ce sont les mêmes qui savent, qui pensent, que l'on écoute, les autres n'ont plus la latitude, les moyens de relever la tête. Souvent les procédures participatives mises en place reviennent (p.75) en fait à déplacer quelque peu la frontière entre les deux catégories sans changement fondamental dans le principe dichotomique. L'homme écrasé, dominé, au fond de lui-même ulcéré de cette absence de considération, de reconnaissance, de mise en valeur de ce qu'il peut être, n'a d'autre issue souvent que de se replier sur lui-même, ou de s'oublier dans le vice, l'alcool, le jeu (la société l'y encourage même : loto, tiercé...), ou de se raccrocher à des slogans simplificateurs correspondant au niveau intellectuel qu'il a pris l'habitude de mobiliser, promettant réhabilitation et vengeance et ouvrant, par la voie du militantisme, l'accès à l'initiative.

 

Tout ce qui permettra de diminuer la « distance » entre les hommes, tout ce qui favorisera la possibilité pour chacun d'être écouté, accepté comme un autre spécifique et différent, s'attaquera à l'injustice. Comme dans la vie politique, il est, dans la vie de l'entreprise, de multiples manières, souvent aussi discrètes qu'efficaces, de participer à ce combat.

 

 

TOUT en acceptant que des inégalités, parfois importantes, puissent exister tant dans l'avoir que dans le savoir ou le pouvoir que chaque individu détient au sein de la vie sociale, on ne peut tolérer leurs excès, les privilèges, l'envie -et la méfiance haineuse qu'elles engendrent. Sûrs d'eux, remplis de bonne conscience, certains croient détenir une supériorité inadmissible. Il faut lutter là-contre à chaque occasion, avec la plus grande détermination, par tous les moyens possibles, individuels et collectifs, professionnels ou politiques. Ce dont il s'agit au fond, tout en mesurant la précarité de l'indispensable combat, c'est s'efforcer d'avoir, de manifester un véritable respect de Dieu dans l'autre, dans le pauvre. L'adversaire, véritablement, n'a pas réellement changé depuis deux mille ans. Il est celui que l'Evangile dénonce à chaque page, celui qui se croit au-dessus, le prêtre, le scribe, le pharisien. Et n'est-ce pas en moi, tout à la fois un peu scribe, un peu prêtre et un peu pharisien, que je le rencontre d'abord ?

Dans la vie économique, jamais la justice, ne se trouve réalisée parfaitement. Un cadre, par ailleurs responsable dans un mouvement d'action catholique, nous montre que c'est une raison de plus pour lutter contre l'injustice : elle est bien visible et repérable.

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