La sixième demande du Notre Père et son substrat araméen

Charles-Antoine FOGIELMANN
Notre Père V - en tentation - n°261 Janvier - Février 2019 - Page n° 28

Jésus parlait-il exclusivement l’araméen ? Peut-on invoquer une survivance de l’hébreu parlé à son époque ? La Mishnah récite pour la prière du soir, dans une formule liturgique en hébreu : « Ne nous livre pas aux mains de la tentation » … Mais les Évangiles nous sont parvenus en grec !

 

Dans une prière aussi centrale dans la liturgie et la dévotion chrétiennes que le Notre Père, on est étonné du nombre de difficultés et de controverses sur la simple compréhension des paroles. Récemment, il a été décidé, au nom de l’exactitude théologique, de modifier la traduction de la sixième demande : « ne nous laisse pas entrer » au lieu de « ne nous soumets pas à la tentation ». Les partisans et les opposants de ce changement ont échangé des arguments profonds et documentés. Comme il est évident d’après le récit évangélique (au moins chez saint Matthieu qui la place au cœur du Discours sur la Montagne), la prière de Jésus ne peut se comprendre que dans le contexte de l’en-seignement qu’il délivre à ses disciples. Nombre de ses thématiques, comme l’annonce du Royaume ou le pardon des offenses, résonnent avec la prédication évangélique ; d’autres trouvent leur ancrage dans les Écritures, notamment la quatrième et la sixième demande qui s’articulent autour d’Exode 16, 4 : « Le Seigneur dit à Moïse : "Je vais faire pleuvoir pour vous du pain du haut du ciel. Les gens sortiront et recueilleront chaque jour leur ration du jour ; je veux ainsi les tenter pour voir s’ils marcheront selon ma loi ou non" ». Dans toute discussion sur le sens des paroles du Notre Père, l’interprétation de l’ensemble du mystère chrétien est en jeu : un simple retour au texte original ne saurait trancher d’un coup ce débat. Mais si l’on voulait néanmoins avoir recours à ce texte, que nous dit-il, et où le trouver ?

En quelle langue Jésus a-t-il prié le Notre Père ?

On entend communément dans la prédication et dans la catéchèse que « Jésus parlait araméen », et cette affirmation semble bien fondée par le témoignage des évangélistes. À plusieurs reprises, ceux-ci rapportent dans leur langue d’origine certaines paroles prononcées par le Christ : Talithâ qûm (« Jeune fille, lève-toi » : Marc 5, 41) ; Ephphatha (« Ouvre-toi » : Marc 7, 34) ; Abbâ (« Père » : Marc 14, 36) ; Raqâ (« tête vide » : Matthieu 5, 22) ; Mammônâ (« argent » : Matthieu 6, 24) ; et enfin Elî, Elî, lema sebaqtanî (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné » : Matthieu 27, 46 et Marc 15, 4). Toutes ces expressions sont araméennes ; certains détails permettent même de préciser le dialecte. Puisque Jésus a dit Talithâ qûm et non Talithâ qûmî, qui aurait été la forme attendue en araméen standard, le Christ a prononcé ces mots en [...]

 

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